L’exposition Bâtir des lois est à l’affiche dans nos salles principales. Texte d’une conversation entre Daniel Fernández Pascual, Alon Schwabe, Alexandra Pereira-Edwards et Anna Tonkin. Image tirée du film du même titre réalisé par Joshua Frank © CCA

L'échelle du microscopique et du planétaire

Daniel Fernández Pascual et Alon Schwabe de Cooking Sections s'entretiennent avec Alexandra Pereira-Edwards et Anna Tonkin sur l'agentivité, l'intimité et comment tisser les liens

Alexandra Pereira-Edwards
Votre pratique est guidée par une approche interdisciplinaire fondée sur des formes variées de collaboration, avec la nourriture comme élément central. Pour commencer, quel rôle joue la collaboration dans votre travail et en quoi constitue-t-elle un moyen d’aborder les diverses frictions propres aux contextes dans lesquels vous opérez?
Daniel Fernández Pascual
Lorsque nous avons commencé à travailler ensemble en 2013, la nourriture est devenue un outil d’analyse pour comprendre différents paysages en mutation, des structures de pouvoir ou économiques, des processus de spéculation financière, ou encore des dysfonctionnements du système alimentaire. Nous avons d’abord porté notre attention sur certains ingrédients ou cultures, qui nous servaient de point d’entrée. Du fait de notre propre parcours, nous réfléchissons à notre travail en termes de construction et de destruction de l’espace, ainsi que des forces qui façonnent concrètement l’environnement bâti. Pour ce faire, nous aimons collaborer avec des personnes aux expertises variées et spécifiques. Par exemple, si l’on s’intéresse aux écosystèmes ostréicoles, nous apprenons auprès de scientifiques du monde marin, ou si nous examinons les arbres, nous nous associons avec des botanistes pour comprendre certains cycles métaboliques qu’ils cultivent avec les poissons. Ces différentes collaborations que nous avons mises en place au fil du temps sont planifiées dès le début – nous travaillons à dessein sur invitation – mais il s’agit aussi d’accompagner le processus de recherche pour déterminer les domaines de connaissances nécessaires au fur et à mesure de notre progression. Certaines d’entre elles se poursuivent d’un projet à l’autre, ce qui est particulièrement intéressant. Elles peuvent naître d’un sujet très spécifique, puis, quelques années plus tard, nous reprenons la conversation dans un contexte complètement différent.
Alon Schwabe
Notre façon même de travailler implique la collaboration. Il ne s’agit pas uniquement d’adhérer à l’idée du travail collaboratif, mais aussi de reconnaître l’agentivité ou la manière dont nous envisageons les projets comme des possibilités d’intervention au sein de l’infrastructure alimentaire. Cette approche requiert une forte dimension collaborative avec une grande diversité de protagonistes sur le terrain. À bien des égards, ces projets ne pourraient exister sans ces dynamiques coopératives, elles en sont le cœur et, dans une large mesure, le moteur.

Bivalve Murals, Cooking Sections avec CLIMAVORE Station Skye & Raasay, 2024. Photographie de Jordan Young

Anna Tonkin
Vos projets se développent dans des contextes très spécifiques et pourtant, comme vous le soulignez, vos collaborations et idées circulent d’un contexte à l’autre. Comment parvenez-vous à concilier cette inscription locale – et donc une compréhension des conditions du lieu – avec la possibilité de transposer certaines idées dans d’autres contextes?
AS
Ce qui nous a permis de travailler autour de la nourriture depuis tant d’années, c’est de la considérer comme un véhicule interscalaire [interscalar vehicle], selon le concept de Gabrielle Hecht – qui existe simultanément dans de multiples espaces et domaines1. Lorsqu’on l’envisage comme un objet transgressant les frontières et les corps, elle se manifeste immédiatement à la fois à l’échelle microscopique et planétaire. Il faut donc bien sûr se rendre sur place, beaucoup de nos recherches sont consacrées à la compréhension des lieux, au temps que l’on y passe et au développement de collaborations locales. Nous cherchons donc toujours une personne chargée de faciliter ou d’introduire le projet dans un espace donné et de travailler avec nous. Mais là encore, comme toutes ces choses sont multi-scalaires, elles existent aussi dans de multiples endroits. Ces questions se posent ainsi également sur des axes horizontaux et diagonaux.

Dans le cas de notre projet sur l’île de Skye visant à lutter contre la pollution liée à l’aquaculture du saumon, nous nous intéressons aux bivalves, tels que les huîtres et les palourdes. Nous travaillons sur les zones intertidales depuis de nombreuses années afin de mieux comprendre ces espaces liminaux entre terre et mer. Ces recherches nous ont permis d’entrer en contact avec diverses communautés, notamment en Corée du Sud, au Chili et à Taïwan, qui, d’une certaine manière, partagent beaucoup de choses avec l’île de Skye en termes d’extractivisme lié à l’élevage intensif de saumons ou de crevettes, bien que les contextes soient radicalement différents. Notre démarche a toujours consisté à se demander comment tisser ces liens, ces relations et ces formes de solidarité entre divers espaces et comment se déplacer entre tous ces lieux. Comment partager ces formes de savoirs entre les communautés et trouver des moyens de susciter l’échange ou la transmission de connaissances en vue d’un accès partagé à la terre, aux luttes écologiques et sociales?
DFP
Cela touche aussi à notre manière de travailler avec nos collègues et partenaires. Chaque projet naît d’une invitation lancée par une institution culturelle, un musée ou une biennale. Ensuite, nous nous efforçons de poursuivre ces relations dans le temps au-delà des limites de la durée d’une exposition, qui est généralement de quelques mois. Par exemple, nous travaillons actuellement avec des personnes qui s’occupent de buffles d’eau sur les zones humides postindustrielles d’Istanbul, en nous engageant dans cet écosystème fragile, par un projet initié dans un musée, puis prolongé par la biennale d’art d’Istanbul. Aujourd’hui, Merve Anil et Kubilay Ercelep continuent cette recherche, à travers un travail politique et des actions sur le terrain, et surtout les échanges réguliers avec les pâtres et pâtresses, qui se réunissent presque chaque semaine autour d’un thé. Ce travail est essentiel et ces rencontres incarnent le projet et lui donnent une existence propre. Par exemple, dans le cadre d’un autre projet en Italie dédié aux semences paysannes – des variétés non certifiées, adaptées aux conditions locales, cultivées et échangées de génération en génération – nous nous penchons sur de nombreux enjeux relatifs à la sécheresse et à la manière de soutenir les exploitations agricoles et coopératives alimentaires pour qu’elles cultivent et diffusent des variétés de légumes patrimoniales et résilientes. Au fil de ce processus, les responsables agricoles demandent à un musée de faire autre chose que son rôle traditionnel pour faciliter l’accès à la terre et préserver le patrimoine agri-culturel. Ces initiatives impliquent de nombreux changements de rôles, en particulier lorsqu’il s’agit de projets à long terme.

  1. Gabrielle Hecht, “Interscalar Vehicles for an African Anthropocene: On Waste, Temporality, and Violence,” Cultural Anthropology 33, no. 1 (2018): 109–141. 

AT
Je pense toujours à la notion d’agentivité, qu’il s’agisse de celle de l’huître ou du buffle ou, dans le cas italien, des semences. Divers individus humains et spécialistes participent aux projets, mais ceux-ci impliquent aussi une forme de collaboration avec les plantes et les animaux eux-mêmes. Quel rôle joue cette agentivité à différents stades du processus, et en quoi influence-t-elle votre manière de concevoir un projet?
DFP
Nous cherchons à nous placer du point de vue du buffle, des graines, des huîtres et d’autres entités : que veulent-elles réellement? Bien sûr, nous n’avons pas la réponse, mais cette question nous pousse à décentrer notre perspective humaine. Ce n’est pas un exercice facile, nous avons beaucoup de choses à désapprendre, mais nous nous efforçons de la poser encore et encore. Cette démarche nous aide parfois à prendre en compte une multitude d’autres corps et entités, qui sont en relation immédiate ou dans des interactions physiques et métaboliques les unes avec les autres.
AS
En songeant à notre projet en Italie, je ne sais pas s’il est vraiment possible de penser comme des graines. Toutefois, nous pouvons reconnaître que les semences et les populations humaines ont coévolué et qu’elles sont codépendantes. Les communautés agricoles avec lesquelles nous travaillons sont de véritables gardiennes de ces pratiques et de ce patrimoine, à la fois agricole et culturel, sous de multiples formes. Elles ont pleinement conscience de cette dépendance mutuelle : elles ont besoin des semences autant que les semences ont besoin d’elles. En les défendant, elles protègent aussi leur propre existence. Ce mutualisme est tout à fait fascinant. Il en va de même pour le buffle d’eau. On observe une relation unique : les buffles dépendent des personnes qui s’en occupent et inversement, et il existe toute une communauté d’oiseaux, de vers, d’amphibiens et de petites crevettes qui dépendent également de cette relation symbiotique. Comment rendre visibles ces dynamiques et ouvrir un espace dans lequel elles puissent être prises en compte dans les processus de décision?
DFP
Si j’étais une graine, devrais-je me reproduire immédiatement, ou attendre un moment plus propice à ma croissance? Percevrais-je ce que font les graines autour de moi? Et si j’étais une huître ou un buffle? Est-ce que j’aimerais l’humidité? Me conformerais-je à ce que l’industrie me dicte de faire, ou aurais-je le choix d’être rebelle et de ne pas suivre ce que l’on attend de moi? Le simple fait de se placer dans cette position aide à se décentrer de soi-même.
APE
Si j’étais une bufflonne, j’essaierais probablement de sympathiser avec l’oiseau qui vit sur ma tête.
AT
Je crois que si j’étais une graine, je choisirais sans doute de ne pas germer tout de suite pour attendre le moment le plus favorable – peut-être serais-je une graine un peu paresseuse.
APE
Dans tout cela, il n’est jamais vraiment possible d’isoler une seule chose en tant que sujet. Une graine n’est pas seulement la graine, elle est aussi tout le réseau qui contribue à sa réussite. Ce qui m’amène à un autre point sur lequel je souhaitais vous interroger. Sur le papier, votre travail n’est pas ostensiblement « érotique », si l’on peut dire. Pourtant, il y a quelque chose de profondément intime dans les relations qui émergent au sein d’un écosystème, voire de très sensuel dans votre manière d’aborder les contextes où vous intervenez. Je pense aux buffles d’eau et à leur façon de se prélasser, de se vautrer dans la boue ou l’eau, un acte si intimement lié à l’écosystème des zones humides. Je suis donc curieuse : comment le concept d’érotisme, ou peut-être, dans une direction légèrement différente, celui d’intimité, trouve-t-il une place dans votre travail?
DFP
Nous cherchons de plus en plus à faire ressortir cette dimension, d’autant que nous nous intéressons à des questions liées à la reproduction, mais aussi à des aspects profondément « queer » des interactions (ou de leur absence) entre différentes espèces. Nous insistons fréquemment sur des formes de relations non binaires et non normatives. Le contact physique est également très présent, par exemple avec la peau du buffle et la boue. Nous apprenons ainsi à reconnaître ces expériences sensorielles.
AS
Je crois qu’il y a là quelque chose à voir avec le fait que l’apprentissage passe en grande partie par une forme de production de connaissances qui ne repose pas exclusivement sur le langage ; ni sur des codes convenus, partagés, prédéterminés auxquels on pourrait simplement s’initier. Lorsque nous nous trouvons dans des situations où il n’y pas de langage préétabli, l’intimité devient un vecteur essentiel de compréhension et d’apprentissage. Si l’on observe les relations entre les buffles et les personnes qui s’en occupent, ou entre les communautés agricoles et leurs semences, on réalise qu’elles sont profondément intimes. Cultiver dans un système agroécologique demande une attention constante : observer ce qui se passe dans le sol, dans la plante, écouter ce que les feuilles expriment, comprendre ce que les fleurs communiquent, ou encore les abeilles. C’est cela l’intimité, n’est-ce pas? Rencontrer un autre corps, ses désirs, ses rêves. Lorsqu’on y réfléchit, ça devient très érotique et il existe de nombreuses relations qui se construisent ainsi, ce qui peut certainement être envisagé dans une perspective queer et dans celle d’une multiplicité d’espèces et de manières d’aimer non conformistes qui ne correspondent pas, encore une fois, au langage qui nous a été enseigné pour comprendre l’amour et l’intimité.

Des buffles d’eau se vautrent dans les zones humides postindustrielles d’Istanbul. Photographie de Cooking Sections. Avec l’autorisation de CLIMAVORE x Jameel au RCA

DFP
Il y a aussi, dans tout cela, une dimension de générosité. Lorsque l’on observe certains individus qui collaborent avec des espèces, des plantes ou des animaux dont ils prennent véritablement soin, on perçoit une forme d’intimité très puissante. Mais il s’agit aussi en grande partie de désir et d’une compréhension du désir de l’autre. Que veut cette plante? Que cherche ce buffle? Les personnes qui interagissent en permanence avec ces êtres comprennent très bien comment se donner du plaisir réciproquement. Si cette graine doit germer ici, comment lui offrir un environnement idéal sans utiliser de produits agrochimiques, afin d’éviter de s’empoisonner mutuellement? On trouve donc beaucoup de ces échanges très érotiques au niveau conceptuel, mais également au niveau physique.
AS
Ces échanges affinent la capacité d’observation, permettant aux personnes de se codévelopper avec d’autres êtres. Et maintenant, prélassons-nous!

Traduction de l’anglais par Gauthier Lesturgie.

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