Le pouvoir de transformation du cinéma
Andrea Lissoni et Akram Zaatari discutent de films, d’institutions et de leurs caractères métamorphiques
Akram Zaatari, extrait de On Photography Dispossession and Times of Struggle, 2017. Ce film de trente-sept minutes retrace les recherches de Zaatari lors de la production de Photography and Modern Times pendant la création de la collection de la Fondation Arabe pour l’Image entre 1998 et 2002, à Beyrouth. Avec l’authorisation d’Akram Zaatari © Akram Zaatari
Akram Zaatari, extrait de On Photography Dispossession and Times of Struggle, 2017. Ce film de trente-sept minutes retrace les recherches de Zaatari lors de la production de Photography and Modern Times pendant la création de la collection de la Fondation Arabe pour l’Image entre 1998 et 2002, à Beyrouth. Avec l’authorisation d’Akram Zaatari © Akram Zaatari
- Akram Zaatari
- J’ai grandi dans un pays où les musées sont quasi inexistants. Je me suis donc tourné vers les cassettes VHS ou les journaux comme substituts. C’était ma seule source d’accès à des documents de recherche en dehors de la bibliothèque universitaire. C’est peut-être pour ça que les musées me déçoivent souvent. Bien qu’ils soient tous différents – certains ne possèdent pas de collections, n’incarnent pas nécessairement les pratiques coloniales du passé, ou ne reposent pas sur les mêmes modèles économiques –, ils partagent des limites communes : politiques, financières, techniques et spatiales, comme toute autre institution. Du point de vue de l’artiste, collaborer avec un musée s’accompagne généralement de nombreuses attentes, qui ne sont pas toujours comblées. On se rend compte que leur mission institutionnelle tient moins à la nature de l’art qu’ils exposent qu’à la communauté qu’ils servent ou parviennent à attirer, ainsi qu’aux ressources qu’ils réussissent à réunir pour mener à bien leurs projets.
- Andrea Lissoni
- Un musée est un organisme vivant. Selon moi, les premières questions à se poser concernent les besoins et les désirs des communautés qui gravitent autour. Je ne préconiserais jamais d’orienter le programme d’un musée dans une seule direction, mais plutôt de le diversifier autant que possible. En ce sens, se concentrer sur la vidéo peut être un véritable atout. Cet intérêt pour le cinéma a d’ailleurs marqué les débuts d’institutions visionnaires à l’instar du Centre Pompidou, pensé dès le début des années 1970 comme un centre de production industrielle. Il disposait d’un véritable espace dédié à la création cinématographique et audiovisuelle. Même si l’institution a depuis évolué vers d’autres directions, l’importance accordée initialement à ce champ particulier me paraît significative.
- AZ
- À la Fondation Arabe pour l’Image, que j’ai cofondée avec d’autres artistes en 1997, notre ambition initiale était de créer une forme de musée que nous appelions le Center for Photography. Mais très vite, en 1999, il est devenu évident que nous n’avions pas besoin d’un musée – un terme déjà quelque peu galvaudé à l’époque –, mais plutôt d’une collection nourrie par un programme de recherche, sans espace d’exposition fixe. Quelques années plus tard, lors d’une rencontre avec Catherine David alors qu’elle était au Witte de With [aujourd’hui Kunstinstituut Melly], nous avons compris que le centre devait transcender l’espace muséal et opérer en dehors de ses murs.
Paul Valéry écrivait déjà en 1923 que le musée est un lieu peuplé d’incohérences, avec des collections composées d’objets sans rapport les uns avec les autres, souvent exposés sans grand égard pour leur fonction, leur échelle ou leur provenance, contrairement à l’harmonie qu’il percevait entre l’espace, la matérialité, la lumière, les sculptures et les peintures dans une église de la Renaissance. Valery va même jusqu’à écrire que chaque objet mériterait d’être vu dans un espace qui lui est propre. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec lui, même si je reconnais que la collection de l’AIF présente les incohérences qu’il mentionne : elles sont inhérentes à toute entreprise de collecte, qui sélectionne et rassemble des objets ou des fragments venus d’ailleurs dans un même lieu. Cela dit, considérer une collection comme le fruit d’une recherche, et comme un matériau pour la recherche, est tout à fait différent que de l’envisager comme étant destinée à être exposée. Les archives et les documents de recherche sont incohérents par nature, même lorsqu’ils sont encadrés par une certaine logique sous-jacente.
Il me semble que ce dont nous cherchons à discuter ici, c’est de savoir si l’acte de filmer ou de réaliser un film commandé par un musée, peut imiter ou même remplacer le musée, surtout à la lumière de son histoire coloniale. La photographie et le film offrent la possibilité de saisir sans posséder physiquement, de raconter différents matériaux filmés dans plusieurs endroits, dans des géographies éloignées, et de composer une présentation harmonieuse qui peut circuler et être vue dans une salle de musée, au cinéma, à la télévision, ou même sur un téléphone. Nous envisageons le musée comme producteur de connaissances. Dans cette perspective, commander une œuvre cinématographique revient à commander une pensée et une réflexion sur l’espace et l’architecture.
Lawrence Abu Hamdan, Walled Unwalled, the Tanks, Tate Modern, 2018. Des panneaux semi-transparents font office d’écran de projection ; la lumière et les images se répandent à travers ses surfaces. © Lawrence Abu Hamdan, avec l’aimable autorisation de Maureen Paley, Londres. Photo : © Tate (Andrew Dunkley).
- AL
- Oui, absolument. Je crois que toute personne travaillant dans un musée d’art contemporain sait combien il est difficile d’y faire de la recherche. Cette pratique a quasiment disparu, à l’exception des recherches nécessaires à la conservation et à l’étude des objets de la collection. À cet égard, pour un musée, le film peut devenir un outil remarquable de recherche participative. Commander un film, c’est formuler une intention. C’est vouloir prendre part, orienter un processus de recherche.
À la Tate Modern, avec Tate Film, nous avons mis en place un programme de cinéma entre 2015 et 2020 dans l’intention de diversifier au maximum notre activité et de nous ouvrir au monde dans toutes les directions possibles, en dialogue critique avec ce qui était perçu comme l’activité principale de la Tate, à savoir les expositions. Tate Film a ainsi constitué une sorte de colonne vertébrale qui a permis à l’institution d’aborder des questions qui ne trouvaient pas leur place dans le programme d’exposition.
C’était une sorte de terreau fertile, qui permettait à de jeunes personnes engagées dans le cinéma ou la recherche, étudiantes à Goldsmiths, au RCA et à d’autres publics potentiels, de s’intéresser à des sujets rarement abordés dans le musée. Tout repose sur la qualité des œuvres sélectionnées, mais le programme lui-même suscite une vague de fréquentation, avec un public qui ne cesse de revenir. Avec des outils de programmation simples, il devient possible, en tant que commissaire d’exposition, de produire une séquence d’œuvres et de discussions qui formulent un véritable discours.
En tant que responsable de la programmation, on prolonge la réflexion au-delà de l’instant ponctuel. Plus le programme s’étend dans le temps, plus il se rapproche de cet acte de recherche qui est difficile à assumer pour le musée, par manque de temps et de ressources. Un programme développé de films thématiques permet de combler cette lacune et contribue à la mission du musée.
Joan Jonas, Reanimation, vue de l’installation, Haus der Kunst, 2022. Courtesy Haus der Kunst München; Avec l’aimable autorisation de Haus der Kunst München. Photo : Maximilian Geuter
Karrabing Film Collective, Wonderland, Haus der Kunst, 2023. L’œuvre de Karrabing, qui évoque l’action collective autochtone dans la gestion de la terre, est l’occasion pour le musée d’interroger l’histoire du bâtiment. © Karrabing Film Collective, avec l’aimable autorisation de Haus der Kunst München. Photo : Maximilian Geuter
- AZ
- Que faire des films qui n’étaient pas considérés comme de l’art à leur sortie, mais qui sont pourtant excellents? J’ai un rapport très particulier au cinéma, je regarde chaque jour des films égyptiens jugés médiocres des années 1930, 1940 ou 1950. J’ai vu certains d’entre eux une cinquantaine de fois. Je les considère comme de la musique. Je trouve toujours une réplique qui m’avait échappé.
Je fais référence aux comédies populaires, aux histoires d’amour, à ce genre de choses. Elles m’aident à garder les pieds sur terre. Même si je fais des films d’art et que j’utilise le cinéma comme un médium de réflexion, les films que je regarde n’en sont pas. Ils sont le produit de l’économie du spectacle née avec le théâtre et le cabaret en Égypte au début du XXe siècle, qui s’est progressivement étendue à l’industrie cinématographique avec l’invention du cinéma parlant. Avec la révolution égyptienne de 1952, cette industrie a connu son apogée, les studios flirtant peu à peu avec le pouvoir.
Toute cette histoire ne trouvera jamais sa place dans un musée, sauf peut-être à travers l’œuvre des artistes. Je pourrais écrire une histoire critique du cinéma populaire égyptien, mais je ne verrai jamais ce cinéma dans une institution muséale. Ce type de réflexion n’intéresse qu’une minorité. Je suis convaincu que chaque pays possède une histoire similaire avec ses médias populaires, comme la musique pop. Ces films ne sont pas considérés par les institutions comme dignes d’être discutés ou conservés. La question est donc de savoir s’il est acceptable de se résoudre à leur disparition progressive.
Les chaînes de télévision qui diffusent ce type de films 24 heures sur 24, pourquoi ne pas les considérer comme des musées? Est-ce parce qu’il s’agit d’entreprises commerciales? Je me suis posé cette question quand je collectionnais des photographies en noir et blanc issues d’albums de famille, réalisées par des photographes parfois anonymes, mais qui portaient un regard très intéressant et pertinent sur une pratique, sur un médium, et apportaient un éclairage sur l’histoire sociale. Pourtant, personne ne les prend au sérieux. Aucun musée ne leur accorde une place. Alors, que faire? Si ces documents finissent par être conservés par une entreprise commerciale, une chaîne de télévision, pourquoi ne deviendrait-elle pas un musée?
Je suis persuadé que les musées ne seront bientôt plus confinés à des bâtiments, mais prendront la forme de programmes qui trouveront leurs publics via les téléphones (c’est d’ailleurs déjà le cas) ou d’autres écrans et dispositifs. Les musées sont dans une impasse et deviendront obsolètes. Il en restera bien sûr qui seront liés à des espaces physiques pour abriter des objets, mais qu’adviendra-t-il ce ceux dédiés à des formes immatérielles, comme le cinéma?
Bien sûr, les films analogiques possèdent des négatifs et des enregistrements sonores qui nécessitent une conservation adaptée, mais ces négatifs peuvent être stockés n’importe où, sous terre, avec d’autres objets, tandis que la programmation, elle, peut avoir lieu ailleurs.
- AL
- Je suis tout à fait d’accord. Je vois le musée comme un organisme de diffusion, un peu comme un système radio. Je ne crois pas aux bâtiments. Je les adore, mais je ne pense pas qu’ils aient besoin d’abriter quelque chose de spécifique. Ils peuvent être utilisés de différentes manières. Après avoir déconstruit l’héritage de la modernité – abandonné les murs blancs, cessé d’accrocher quoi que ce soit, arrêté d’inviter des personnalités politiques à prendre la parole lors des vernissages pour privilégier les conversations ou les performances –, mon rêve ultime serait de quitter le bâtiment, et de le laisser être entièrement reconverti en autre chose.
Je crois que ce que nous essayons de dire, c’est qu’une institution artistique peut exister partout, et que notre ouverture doit être totale. Si nous prétendons fonctionner de manière véritablement transnationale, comme on nous le répète et comme nous le souhaitons, alors il faut aussi reconnaître que de nombreuses cultures n’ont jamais eu ces murs. Mais l’important, c’est le contenu. Les murs peuvent eux-mêmes devenir contenu, mais ce qui nous importe, ce sont les arts : leur pertinence, les rencontres qu’ils rendent possibles, et leur pouvoir de transformation inépuisable.
Andrea Lissoni est le directeur artistique de la Haus der Kunst de Munich. Il était auparavant le responsable du commissariat d’exposition pour l’art international (cinéma) à la Tate Modern de Londres.
Akram Zaatari est artiste, cinéaste, photographe et commissaire d’exposition, installé à Beyrouth. En 1997, il a cofondé la Fondation Arabe pour l’Image aux côtés des photographes Fouad Elkoury et Samer Mohdad.
Cette conversation est un extrait du livre Le musé ne suffit pas num. 10 à 14 (CCA et Lenz, 2025).
Traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.