Je suis devenue plus sensible à l’environnement

L’exposition Avec la forêt est présentée dans nos salles principales. Image extraite du film Avec la forêt, réalisé par Joshua Frank © CCA

Moratoires

Christophe Van Gerrewey écrit à Felix McNamara

Ce texte est une réponse à la lettre de Felix McNamara à Christophe Van Gerrewey publiée il y a deux semaines.

Gabor Szilasi, Témiscaming and the Tembec plant looking north from the west bank of the Ottawa River, 1995. PH1995:0054. CCA © Gabor Szilasi

La question de savoir si les architectes ont quelque chose à apprendre des personnes qui pratiquent la littérature est ancienne, mais si l’on inversait la perspective? On a parfois l’impression que l’architecture se distingue d’autres professions culturelles ou intellectuelles par sa capacité à faire face aux effets négatifs de sa propre discipline. Il y a quelques années, Ben Lerner a écrit un livre sur la haine de la poésie, mais ce que les architectes savent très bien faire, c’est détester l’architecture1. Au fil des dernières décennies, les architectes, ainsi que leurs collègues de la critique, de l’histoire et de la théorie, ont pris conscience de l’empreinte écologique de leur profession. Nombre de conférences, d’articles, de textes, de livres et d’expositions contemporaines s’ouvrent sur une statistique : le pourcentage global d’émissions de carbone imputable à l’architecture–ou son grand frère, l’industrie de la construction. Comme tu le fais remarquer à juste titre, cette prise de conscience se retrouve dans les cahiers des charges des ateliers.

Il s’agit bien sûr d’une analyse autant juste et nécessaire : l’architecture est, comme l’a formulé Elisa Iturbe dans un numéro thématique de Log en 2019, une « forme carbone »2. Cependant, l’une des conclusions paradoxales de son étude est justement que tout est désormais une forme carbone. Même mon chat, qui dépend d’une nourriture produite industriellement et transportée par des moyens motorisés, est une forme carbone; les arbres devant ma fenêtre, qui – pour l’instant – sont entretenus par la ville et taillés à l’aide de machines bruyantes deux fois par an, sont, eux aussi, des formes carbones, bien que leur contribution positive à la composition de l’atmosphère soit bien plus importante que celle de mon chat. Néanmoins, je pense ne pas être le seul membre de la communauté architecturale mondiale à avoir été, au cours de la dernière décennie, conditionné à associer la construction à la poursuite de la destruction du climat et de la planète.

Tout cela peut conduire à la plus récente itération de cette séduisante tentation : comparer l’architecture à la littérature. Imagine, en effet, une personnalité littéraire contemporaine – disons Rachel Cusk, Zadie Smith, Richard Powers ou J.M. Coetzee – entamer une interview, une conférence ou un essai par une reconnaissance honnête et ouverte non seulement des impacts négatifs sur l’environnement de l’industrie à laquelle elle appartient, mais encore de l’écriture et de la publication en général. Imagine-les déclarer : ma profession – tout ce que je fais – nuit à la terre et à la vie sur Terre. Bien qu’il soit possible de passer des heures à parcourir des rapports en ligne sur l’empreinte écologique considérable de l’industrie du livre, ainsi que de nombreux traités sur l’édition écoresponsable, il paraît toujours que, pour la littérature et ses nombreuses théorisations, cela ne constitue pas–ou pas encore–une question aussi vive que pour l’architecture.

L’explication de ce déséquilibre tient sans doute aux différences évidentes – certaines plus subtiles – , entre la littérature et l’architecture, et entre les personnes qui les pratiquent. L’une de ces distinctions a trait, me semble-t-il, au langage – ou, pour le dire plus crûment, à l’aversion des littéraires pour les chiffres. Calculer son empreinte écologique (ou celle de sa profession), c’est se synthétiser en termes numériques, et donc aussi scientifiquement et objectivement. On ne peut facilement contester les données concrètes, ou du moins, supposément. Pour les personnes écrivaines, les nombres appartiennent à un autre domaine, à un autre type de raisonnement. C’est la vieille histoire des deux cultures, cette scission entre sciences et humanités, telle que C. P. Snow l’a définie en 19593. L’écriture travaille les idées, mais aussi les paradoxes et les ambiguïtés – l’exact opposé des données numériques indéniables. Le fait que beaucoup d’architectes aient la tentation non seulement de parler, même partiellement, en termes de chiffres, de statistiques, voire de fonder leurs activités sur ces données, traduit un certain rapprochement avec le monde des sciences exactes et de l’ingénierie. Nier ces aspects « techniques » de l’architecture – en définissant l’architecte uniquement comme une « personne de lettres » – a toujours été accompagné d’auto-illusion et de posture rhétorique. Pourtant, à l’ère de la crise climatique, l’architecte semble de moins en moins une figure intellectuelle ou littéraire, et de plus en plus une figure à la fois ingénieure et militante.

Un autre problème lié à la comparaison entre pratique de l’écriture et celle de l’architecture, tient au fait que cette dernière s’est toujours beaucoup plus préoccupée de matière et de présence physique. Les bâtiments, comme les livres, sont des objets. Mais peu des personnes qui écrivent et publient discutent ouvertement de la fabrication ou de la forme matérielle de leurs livres. Un texte, comme tu le dis, n’est en effet, rien d’autre que des « mots sur des pages », et bien que ces mots, et les feuilles sur lesquelles ils sont imprimés, aient une existence tangible, ils finissent rapidement par devenir des idées dans l’esprit du lectorat, ce qui est aussi leur lieu. Il est donc bien plus acceptable, pour une personne écrivaine, d’adopter un idéal platonicien : d’agir comme un être qui ajoute des idées et des récits au monde, et non pas des briques, des poutres, des panneaux de verre, des cheminées et des tuyaux. Dans cette perspective, comment un texte pourrait-il jamais avoir une véritable empreinte écologique?

La question reste de savoir si les littéraires peuvent effectivement s’en tirer à si bon compte. L’appel à produire moins ne s’applique-t-il pas, au fond, à tout le monde? Il est possible de consulter, une fois de plus, les statistiques : le nombre d’ouvrages existants sur cette planète, le nombre de nouveaux titres ajoutés chaque jour à travers le monde, ou encore la quantité de textes circulant en ligne. On peut aussi relier chacune de ces activités à leur part d’émission de dioxyde de carbone. Mais, là n’est pas la question. Elle est plutôt de savoir ce que nous faisons des livres et des bâtiments qui existent déjà – et comment évaluons-nous l’ancien par rapport au nouveau. C’est ici que la notion de démolition entre en jeu. Pour construire un nouveau bâtiment, dans de nombreux cas, un ancien doit être détruit. N’en va-t-il pas de même pour l’écriture? Chaque nouveau livre ou article en pousse un autre par-dessus bord, loin du bateau relativement petit sur lequel voguent tous les textes que l’humanité peut raisonnablement assimiler. Il aurait d’ailleurs été plus sage, pour toi et moi, de lire un écrit déjà existant, plutôt que d’ajouter un document de plus aux milliards de mots que l’humanité a déjà produits.


  1. Ben Lerner, The Hatred of Poetry, FSG Originals, 2016. 

  2. Elisa Iturbe, dir. “Overcoming Carbon Form,” Log 47 (2019). 

  3. C.P. Snow, The Two Cultures, Cambridge University Press, 1959. 

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