Tisser des relations
Nokubekezela Mchunu : les archives architecturales comme échange social
Ci-dessous, le plan d’une propriété tiré d’archives privées sur l’architecture Autochtone en Afrique du Sud, au Eswatini et au Lesotho. Ces archives, actuellement conservées dans la province sud-africaine du KwaZulu-Natal, rassemblent une vaste collection de croquis, dessins d’architecture et photographies réalisés et réunis par le professeur Franco Frescura dans les années 1970 et 19801. Abondamment annoté de lignes de cote à l’encre rouge vif, ce dessin est un plan d’implantation, destiné à représenter avec précision les conditions d’un site en vue de la production de matériaux. Ici, Frescura utilise des tracés triangulaires pour structurer le plan métrique de la propriété. Bien qu’il apparaisse laborieux et excessivement complexe, ce dessin n’en est pas moins une allégorie pertinente de la difficulté à produire des historiographies mondialisées. Il illustre la rencontre de deux traditions architecturales distinctes : l’occidentale et celle de cette tribu ndébélé.
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Remerciements : un grand merci au Dr Paul Mikula et au Prof. Franco Frescura pour nous avoir permis d’accéder à leurs archives et partagé leurs histoires. ↩
Les archives Frescura ont été conçues pour documenter les pratiques de construction Autochtones menacées de disparition dans les anciens bantoustans d’Afrique du Sud sous l’apartheid1. À la fin du XXe siècle, plusieurs facteurs ont accéléré la transformation des paysages sociaux et architecturaux de ces territoires. Parmi lesquels : les plans d’expansion industrielle favorisant l’implantation d’entreprises urbaines blanches dans les territoires tribaux, l’augmentation des migrations vers les zones urbaines et la préférence croissante pour des matériaux de construction non traditionnels. Autant d’éléments ayant contribué au déclin des savoir-faire architecturaux Autochtones2.
Les dessins de Frescura retracent deux phases de la production des implantations : d’une part, le processus de construction initial ; d’autre part, sa transcription ultérieure sous forme de plans architecturaux détaillés. Ces documents traduisent de manière schématique un réseau complexe d’échanges sociaux tissé au fil des générations, façonné par les systèmes de savoirs, les interactions avec l’environnement, ainsi que les mécaniques de réclamation et de propriété. Les archives architecturales matérialisent cette pratique sociale durable à travers les interactions entre les personnes qui les créent, les archivent, les conservent et les consultent – une dynamique collective où se négocie ensemble ce qui est préservé et par qui.
L’analyse d’archives architecturales Autochtones, présentées sous un format occidental traditionnel de dessins techniques et d’annotations, suppose en premier lieu un examen des échanges interorganisationnels, ainsi que des relations entre les institutions et les personnes qui les représentent. Ce cadre anthropologique peut être appliqué à l’ensemble des systèmes de savoirs Autochtones incorporés au canon académique global (du Nord). Considérés comme des biens culturels, ces systèmes sont empreints de philosophies de réciprocité, de traditions de consensus, de divisions du travail et d’expertise stratifiée. Comme le montre ce plan, naviguer entre les intersections inévitables entre ces systèmes de connaissances autochtones et les cadres institutionnels occidentaux est un processus complexe, marqué bien souvent par des biais dominants et orienté par les intérêts des commanditaires3.
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Les homelands ou bantoustans ont été créés en 1913 en tant que territoires et sous-régions réservés à la population noire, qui constituait à l’origine 7 % des terres sud-africaines. Les personnes noires « migrantes » devaient se munir d’une forme de passeport ou d’un permis de travail pour entrer dans les zones situées en dehors des bantoustans. ↩
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J.F. De V Graaff, critique du « South Africa’s Bantustans: From Dumping Grounds to Battlefields. », par Bertil Egerö dans The International Journal of African Historical Studies 25, no. 1, 1992, 208. https://doi.org/10.2307/220190. ↩
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Thomas B. Whalen, Complexity, Society and Social Transactions: Developing a Comprehensive Social Theory (Routledge, Taylor & Francis Group, 2017). https://doi.org/10.4324/9781315179919. ↩
Réciprocités : théoriser l’échange social à travers les histoires de l’architecture
Pour répondre aux défis posés par ces échanges interorganisationnels, il est essentiel que la discipline de l’histoire de l’architecture intègre la diversité des interprétations inhérentes à la production d’archives architecturales autochtones. Peter Blau propose un modèle permettant de conjuguer les artefacts et les écosystèmes interorganisationnels – ces environnements où prennent forme ces interactions :
« Les relations entre les différentes parties ou éléments d’une structure génèrent des processus émergents qui évoluent à partir de l’interaction des parties, sans pour autant être réductibles aux propriétés des éléments individuels.1 »
Malgré quelques interprétations audacieuses et expérimentales d’artefacts architecturaux africains ces dernières années, le volume archivé reste modeste, limité géographiquement et sujet à un développement continu2. La sélection de ce qui est préservé – et de qui bénéficie de cette préservation – a longtemps été conditionnée par les dynamiques culturelles locales. Traditionnellement, les artefacts architecturaux sont sélectionnés en fonction de leur ancienneté, de leur rareté et du caractère monumental du projet ou de la personne autrice. Bien que cette approche ait sa légitimité, favoriser une relation entre ces critères nécessite de tirer parti de l’infrastructure et des ressources des institutions occidentales tout en adaptant leurs principes aux contextes locaux. Cette approche révisée pourrait poser les bases d’une pratique archivistique équitable et véritablement globale.
L’historiographie et la diffusion des archives sont fondamentales pour leur développement. Comment ces artefacts physiques sont-ils compris, interprétés et transmis? Ces deux processus fournissent un modèle pour faciliter les dépendances interinstitutionnelles tout en respectant les spécificités de chaque contexte. Ils s’appuient sur des individus et des groupes chargés de concevoir, d’organiser et de préserver les archives tout en accompagnant leur appropriation par le public. Les institutions culturelles qui les hébergent, par exemple, mobilisent des équipes dédiées à la conservation, la recherche et à la médiation – une approche également adoptée par le professeur Frescura.
Frescura a d’abord constitué ces archives dans le cadre de ses recherches postdoctorales à la University of the Witwatersrand. Pour ce faire, il devait présenter ses études de cas et ses données empiriques en conformité avec les normes architecturales conventionnelles de l’époque. Il a poursuivi ses recherches grâce à un financement externe et avec le soutien ponctuel de personnes étudiantes-chercheuses. Il s’est également entouré d’une personne chargée de la traduction et de groupes locaux « informateurs » – individus résidents et spécialistes – qui ont enrichi la base de données par des démonstrations et des descriptions techniques précieuses. À mesure que les archives se développaient, ses méthodes ont gagné en sophistication et en cohérence, intégrant l’accès aux sites, la collecte de données spatiales (à la fois infrastructurelles et comportementales) et la création de dessins d’implantation. Frescura a publié ses recherches et les a incorporées à son programme d’enseignement de l’histoire à l’University of the Witwatersrand et, plus tard, à l’University of KwaZulu-Natal3.
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Karen S. Cook, « Exchange: Social. » International Encyclopedia of the Social & Behavioral Sciences, dir. James Wright, 2nd éd., 482–87. (Elsevier, 2015), eBook, https://doi.org/10.1016/b978-0-08-097086-8.32056 ↩
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Voir Claire Lubell et Rafico Ruiz, Fugitive Archives: A Sourcebook for Centring Africa in Histories of Architecture (CCA et Japsam Books, 2023) et Christopher Turner, Tropical Modernism: Architecture and Independence (V&A Publishing, 2024). ↩
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Son livre illustré, Rural Shelter in Southern Africa: A Survey of the Architecture, House Forms, and Constructional Methods of the Black Rural Peoples of Southern Africa (Ravan Press, 1981). ↩
Une pluralité d’échanges sociaux a façonné le processus de sélection, de collecte et de conversion des historiographies spatiales en archives architecturales Autochtones. Par exemple, Frescura, un homme blanc, a mené ses recherches dans les Bantoustans ségrégués, souvent dans les espaces intimes des résidences familiales au sein des compounds. Ces environnements ont sans doute suscité, initialement, des incertitudes à la fois pour le chercheur et, sans doute, pour les personnes concernées par la recherche.
De telles situations exigent des échanges engagés afin d’« atténuer les inégalités de pouvoir, tant au sein de la relation d’échange que dans le réseau plus large dans lequel elle s’inscrit »1. Si la confiance mutuelle est une condition essentielle, les risques et les contraintes inhérentes à ces interactions affectent de manière disproportionnée les communautés autochtones. Des rapports déséquilibrés dès le début de l’harmonisation interorganisationnelle se traduisent inévitablement par des inégalités dans les résultats et chez les bénéficiaires. De plus, ces déséquilibres produisent des archives et des documents incomplets ou mal interprétés qui sont ensuite « légitimés » par le canon historique global. Ce processus contribue ainsi à renforcer une variante révisée des récits habituels dominants que l’intégration cherchait initialement à démanteler.
La pratique historiographique corrective doit donc être étroitement liée aux efforts de diffusion visant à renforcer la solidarité autour des archives autochtones. Cela implique d’élargir la définition des métiers de l’architecture tout en intégrant les récits privilégiés par les responsables de la conservation et les spécialistes de l’histoire au niveau local, sous toutes leurs formes. Pour constituer et réhabiliter les fonds documentant des récits sous-représentés, il faut s’appuyer sur des collections crédibles d’histoires fondées sur des preuves, confiées à des spécialistes sur place en tant que références. Ces ressources pourraient soutenir et enrichir de nouvelles productions historiographiques en architecture. Idéalement, cette approche ne devrait pas se limiter à la création de nouvelles archives, mais s’appliquer également, rétrospectivement, aux fonds occidentaux existants consacrés à l’architecture non occidentale, afin d’examiner minutieusement les connaissances canonisées élaborées dans des conditions inégales.
En tant que discipline, nous traversons actuellement une phase expérimentale de définition des structures et des limites des archives interorganisationnelles. La mise en place de nouveaux médiums et canaux pour une diffusion plus large constitue une première étape vers la réforme des institutions archivistiques traditionnelles. À l’image de l’historiographie, la diffusion est centrée sur les individus et fonctionne selon ses propres systèmes de réciprocité et d’échange.
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Cook, « Exchange: Social », 2015. ↩
Karen Cook met en avant la cohésion relationnelle inhérente aux théories de l’échange, en particulier celles qui analysent les engagements sociaux et l’ordre, comme le souligne Edward J. Lawler, spécialiste de l’échange social et des dynamiques de groupe :
« Lawler et ses collègues de recherche (p. ex. Lawler et al., 2008) expliquent comment divers types d’échange – réciproque, négocié, généralisé et productif – donnent lieu à différents degrés d’“ ordre microsocial ”, reflétant la nature des interactions sociales récurrentes, les réactions émotionnelles, la perception de l’appartenance à un groupe, les sentiments affectifs envers ce groupe ou réseau, ainsi que l’attachement qui en découle. Ce sont les éléments de l’ordre social tel qu’il émerge au niveau micro-interactionnel. Il se consolide particulièrement lorsque les activités sont menées conjointement (comme dans l’échange productif) et lorsque les tâches impliquées génèrent un sentiment de responsabilité partagée (cette dernière étant plus forte dans l’échange productif et la plus faible dans l’échange généralisé)1 ».
L’accès est un élément central dans le développement des archives architecturales autochtones. L’objectif commun de l’amélioration des conditions d’accès est de prévenir les omissions et les pertes lors de la production des artefacts tout en les rendant accessibles à une communauté plus large de personnes qui les utilisent et y contribuent activement.
Les dessins d’architecture constituent aujourd’hui la principale représentation des objets architecturaux standard. Toutefois, ils sont conçus dans un langage codifié destiné à un public spécialisé. Ces dessins ne devraient pas être exclus des archives autochtones, mais plutôt être élaborés en collaboration avec les dépositaires des pratiques spatiales locales, qui peuvent à leur tour intégrer des documents graphiques dans leurs propres archives, en y incluant les systèmes de mesure et d’annotation qui leur sont propres. Cependant, l’objectif n’est pas de réduire un système d’archivage complexe et interorganisationnel à une simple collection de dessins, mais de structurer un espace d’intersection capable de soutenir des « processus émergents ». Les représentations graphiques des pratiques spatiales peuvent servir de langage commun pour faciliter l’échange de connaissances, sans pour autant jouir du même crédit. Ce qui est considéré comme un artefact spatial primordial dans les archives Autochtones doit correspondre aux systèmes de conservation des savoirs valorisés localement. Ce qui est considéré comme privé doit le rester.
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Cook, « Exchange: Social », 2015. ↩
Termes de construction traduits des langues indigènes sud-africaines en jargon de construction anglais, 1983. Informateur : Maggie Nomakula Witbooi. Transcrit par Franco Frescura. Avec l’aimable autorisation des archives Frescura. Ces termes sont devenus la source du livre de Frescura, A Glossary of Southern African Architectural Terms : An Illustrated Survey of Historical Terms Appertaining to the Indigenous, Folk and Colonial Architectures of Southern Africa.
Le développement de plateformes mutuellement accessibles demeure toutefois un exercice complexe. Malgré l’usage répandu du numérique et du stockage sur nuage informatique, l’accès en ligne aux artefacts continue d’être un privilège dont de nombreuses communautés sont exclues. Il est donc essentiel que les institutions architecturales établissent des relations durables afin de partager les avancées archivistiques tout en garantissant que les artefacts originaux restent accessibles dans les dépôts où ils sont consultés. Ces institutions devraient également observer et respecter les pratiques de conservation propres aux communautés Autochtones.
Proposition de réforme
L’adoption d’une approche anthropologique pour ce projet est née d’une frustration face aux faux départs et aux réactions performatives et inefficaces à l’intégration des systèmes de savoirs occidentaux et non occidentaux dans des archives globales se voulant inclusives. Le concept de production de connaissances à partir de cultures et d’espaces considérés comme « autres » peut sembler une tâche intimidante, mais elle ne devrait jamais se faire au détriment d’une recherche rigoureuse et inclusive. Il serait d’ailleurs peut-être temps de supprimer l’usage du terme « autre ». Son étymologie est un produit de son époque et un repère des méthodes d’échange social aujourd’hui dépassées. De plus, il s’agit désormais d’un terme fourre-tout qui, au fil des ans, s’est doté d’une sémantique politiquement correcte qui masque son sens premier – celui d’une proxémique perçue entre l’Occident et le reste du monde.
Des perspectives désuètes sur la nature de l’architecture Autochtone et de ses archives ont hélas été perpétuées par des individus et des groupes attachés à des identités sociales obsolètes, qui exploitent la marginalisation sous couvert de conservation. Toutefois, un nombre encourageant de membres des professions architecturales s’engagent activement dans une démarche de réforme, contribuant à l’émergence de pratiques et de représentations alternatives. Pour progresser, la priorité doit être donnée à des échanges sociaux équitables, fondés sur des témoignages et des récits.
Pour la deuxième édition de notre programme virtuel de bourses de recherche du CCA en 2022, sous le thème « Papiers qui subsistent : les archives post-custodial sur le continent », Nokubekezela Mchunu a été invitée à réfléchir aux interventions archivistiques et architecturales nécessaires afin de faciliter l’accès aux documents de recherche, tant sur le continent africain qu’au-delà.
Traduction par Gauthier Lesturgie