Le « virage numérique » et l’avènement de Photoshop
Texte d’Amy Kulper
Ce projet de recherche, que j’ai entrepris il y a environ un an seulement, a commencé par une anecdote. Ma fille est en cinquième année dans une petite école pilote d’Ann Arbor appelée Summers-Knoll School, et il m’a fallu trois ans avant que je me dise : « Knoll, Knoll, Knoll… », et que je réalise que Thomas Knoll, inventeur de Photoshop, était en fait le fondateur de l’école. C’est à ce moment que je me suis interrogée : « Où sont ses archives, où a-t-il grandi et comment s’est-il intéressé aux images photographiques? » Et il s’est avéré que l’Université du Michigan avait toute la documentation relative à ses travaux de doctorat en ingénierie et que, fait intéressant, son père était lui-même professeur au programme de génie et un photographe amateur passionné (une chambre noire était aménagée dans la maison familiale). C’est aussi à Ann Arbor qu’on fabriquait les appareils photo Argus, qui font véritablement partie intégrante de la culture locale (même s’il ne s’agit pas aujourd’hui d’un nom très connu, le C3, aussi surnommé « la brique », créé par Argus, a été l’un des appareils photo les plus vendus de l’histoire). Et donc Knoll, fils d’un maniaque de photographie dans une ville où la photographie est très présente, est lui-même devenu… un photographe enthousiaste. Tout cela était une histoire totalement inconnue. J’ai aussi découvert que Knoll a commencé son travail à l’université du Michigan alors que son frère, John, est parti pour la côte Ouest, où il allait devenir l’une des personnes clés de la société Industrial Light & Magic de George Lucas. Tout s’est enclenché pour moi quand j’ai constaté que ces documents étaient dans les archives, que Knoll avait travaillé là, et que son frère réalisait des effets cinématographiques.
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Une grande partie de la culture numérique contemporaine repose sur les idées de productions d’effets spéciaux, et pourtant, quand les deux frères ont lancé le logiciel, chez Adobe, on leur a dit : « Personne ne va s’intéresser aux effets. Contentez-vous de vous concentrer sur la retouche d’images et on s’occupera du reste plus tard ». Adobe a pour le moins manqué de vision en ne comprenant pas à quel point la production d’effets spéciaux allait devenir une entreprise commerciale. Donc, l’histoire a commencé par un dialogue entre deux frères, engagés dans des activités différentes, mais alimentés par un contexte local et un intérêt pour la photographie et les collections; un dialogue qui portait sur les retouches et la correction visuelle de photographies.
Une partie de mon propos dans le cadre de cette recherche est de montrer que, dans le discours architectural, nous percevons souvent la révolution numérique comme très étroitement associée à la dimension paramétrique et aux idées de détermination numérique des formes qu’elle véhicule. Mais les germes de la soi-disant « pensée paramétrique » sont dans Photoshop, et le logiciel est en fait déjà en lui-même une manipulation paramétrique d’images. Le point crucial est que l’instrumentalité de Photoshop se dissimule elle-même, ce qui crée une confusion majeure dans notre discipline, qui nous amène à penser que c’est avec du contenu que nous travaillons dans Photoshop. Si je manipule l’image du Pavillon de Barcelone, je pense manipuler un contenu architectural, alors qu’en fait, la seule chose que je manipule est un code mathématique universel. L’image est déjà un objet codé binaire que je peux manipuler de deux façons. Je peux le faire sous forme de simulation ou, en d’autres termes, le manipuler de façon à lui conserver un réalisme photo aussi proche que possible de l’espace architectural sur lequel je sais que je travaille, ou alors je peux manipuler l’objet codé pour obtenir un effet paramétrique. Photoshop est tellement lié à la représentation photoréaliste que nous avons tendance à ne pas voir que cette capacité paramétrique, qui déforme complètement l’image et, finalement, génère d’autres formes, est aussi inscrite dans le logiciel.
Cette confusion initiale entre contenu (l’espace architectural lui-même) et information réelle (le code mathématique universel) est d’une grande importance quand on se penche sur la manière dont les architectes se servent des outils numériques. Il s’agit d’un éloignement radical par rapport à l’objet, et si l’on réfléchit à ce qui se dit actuellement dans le débat architectural, on constate un intérêt évident pour ce que l’on appelle l’« ontologie centrée sur l’objet ». Et je crois que ce retour vers l’objet, surtout par les praticiens du numérique, a à voir avec cet involontaire éloignement de l’objet que nous impose Photoshop, alors même que nous pensons nous rapprocher du « réalisme » dudit objet.
Comme je fonde mon raisonnement du point de vue de la discipline de l’architecture, je cherche à me concentrer sur les implications de Photoshop en matière de conception architecturale et son influence sur nous en tant que concepteurs, même si, en tant qu’historienne des idées, je suis toujours tentée de m’éloigner du sujet précis. J’observe donc ce long historique de correction visuelle qui fait partie de notre discours depuis l’architecture protohellénique et les réflexions sur l’entasis le renflement au milieu d’une colonne, ou l’effet de raccourci en sculpture que l’on constate sous une certaine perspective. Ce sont tous des exemples de moments où la correction visuelle a été intégrée à la discipline architecturale, et je perçois Photoshop comme un autre outil dans la poursuite du même but. La différence est que Photoshop intervient sur les images d’architecture, et non sur les espaces réels. Je le répète, encore et encore, parce que nous perdons de vue cette dimension de son fonctionnement, ce qui est en soi un oubli fascinant. Nous pensons produire des effets de spatialité, alors que nous produisons en fait des effets picturaux.
Nous, historiens, avons un problème parce que nous voulons toujours déterminer le moment — soit, dans le cas qui nous occupe, le moment où Photoshop est apparu. Nous savons qu’il s’agit de 1988, mais j’ai consulté différentes archives et parlé à des amis qui travaillaient en conception à cette époque, et me suis aperçue que Photoshop est devenu une réalité pour chacun à des moments différents. Et donc, une partie de mes recherches a porté sur les protocoles conceptuels antérieurs au numérique. Une de mes études de cas concerne Neil Denari, un ami et collègue de longue date qui m’a embauchée pour enseigner à SCI_Arc, et qui m’a dit : « Tu sais, je n’ai pas acheté Photoshop quand il est sorti, parce que je n’en avais pas les moyens ». Mais ensuite, il m’a montré les moyens qu’il utilisait pour produire ses dessins, des procédures complètement « photoshopiennes », et ce, avant même l’apparition du logiciel. Sa pratique anticipait déjà la fonction et l’accueil de ce dernier. Neil produisait des dessins à l’encre, et qu’il transposait ensuite en reports photomécaniques. Ceux-ci étaient les « originaux », qu’il n’a jamais montrés. Pour moi, il s’agit déjà d’une tendance Photoshop : la procédure révèle que la notion d’original ne signifie rien, puisque le logiciel est toujours en processus de manipulation de l’objet en question. Donc, dans un sens, il perd toute valeur.
Denari appliquait ensuite une pellicule Pantone aux reports photomécaniques, donnant ainsi une « seconde vie » colorée aux originaux. Il a ainsi réalisé une épreuve vert éponge de mer qu’il a envoyée à Francfort, et une autre orange qui a pris la direction de San Francisco, parce qu’il faisait des présentations dans différents endroits. Ce processus de manipulation d’une image de base avec des filtres, comme en photographie, il l’avait intégré à sa pratique avant même d’avoir acquis le logiciel. Il le décrit comme une opération géante de copier-coller. Je trouve captivant de voir qu’il avait en quelque sorte devancé certains outils et fonctionnalités que l’on trouve dans Photoshop.
Tout cela pour dire que 1988, ne saurait être qualifié clairement de moment charnière dans les études de cas que je mène, même si je m’efforce de trouver des preuves qui vont directement dans le sens de 1988 et de ce qui s’est passé avant et après. C’est un point intéressant quant à la question de savoir si, oui ou non, cette année marque véritablement un virage numérique. Parce que si certaines pratiques avaient déjà intégré les différents modes de fonctionnement de Photoshop (et en tant qu’architectes nous travaillons sur calque et sur Mylar, et donc l’idée de couches n’est pas du tout un nouveau concept en design), on peut alors dire qu’elles ont été élaborées en même temps que les fonctionnalités de Photoshop. C’est un sujet qui n’est pas du tout abordé dans la littérature sur les nouveaux médias. Beaucoup d’intervenants font souvent référence aux parallèles entre cinéma et enregistrement musical, par exemple, mais très peu mentionnent ce qui se passe en architecture, malgré cette historique de travail par superpositions. La plupart des gens qui travaillent sur la question des nouveaux médias s’entendent pour dire qu’il s’agit de l’une des caractéristiques principales de Photoshop; pourtant, nous avons travaillé ainsi pendant des années et des années, avant l’arrivée de Photoshop. Ces questions évitent quelque peu les pratiques spécifiques de l’historien, parce qu’il faut également être attentif aux archives et aux dessins s’ils ne vous livrent pas spontanément ce que vous croyez chercher.
Photoshop fait maintenant partie de ce que l’on appelle le nuage créatif, qui véhicule la notion d’ubiquité. J’avais un assistant de recherche qui surveillait tout ce qui était publié, dans les quotidiens, blogues, etc., sur les incidences culturelles de Photoshop. Le résultat a été une masse écrasante d’information. Le fait que ce sujet soit tellement présent dans les manchettes des journaux et les récits de la culture populaire en dit long sur la manière dont une application informatique en particulier est aussi devenue le cadre dans lequel nous fonctionnons. Aujourd’hui, Adobe travaille sur des modules d’extension dont Thomas Knoll dit qu’ils seront comme une « poignée de main amicale » pour tous les autres logiciels. L’idée sous-jacente est que Photoshop disparaît en substance et que l’opération de substitution de l’information au contenu disparaît avec lui. Et la disparition de cette instrumentalisation semble critique pour nous, en tant qu’architectes.
Lorsque j’ai terminé mon doctorat au Royaume-Uni, mon premier poste de professeure a été à UCLA, et c’était à l’époque où Greg Lynn structurait ses idées sur le blob. J’avais passé mes années à Cambridge à étudier les questions de la représentation du naturel en architecture, et l’une de mes références principales était Forme et croissance, de D’Arcy Wentworth Thompson. En un seul trajet d’avion, je suis passée de l’une des institutions en architecture les plus conservatrices au monde à l’une des plus avant-gardistes et, quand j’y suis arrivée, la première chose que j’ai remarquée était que tous les étudiants de Greg Lynn avaient Forme et croissance sur leur bureau. Pendant que Greg théorisait la forme animée et dirigeait sa propre agence de design, j’organisais un séminaire sur la morphologie du design et Greg, en qualité de praticien du numérique, se joignait à nous à l’occasion et insufflait sa dynamique aux questions que nous abordions. Même si j’ai une formation d’architecte, je n’utilise pas ces outils régulièrement, et donc une partie importante de mes recherches consiste à maintenir un dialogue constant avec mes collègues qui, eux, s’en servent en permanence, et à leur poser des questions. Greg a été la première personne assez généreuse pour me donner sa vision des choses.
Lorsque j’ai commencé à enseigner à Michigan, j’ai apporté avec moi le cours de morphologie, et l’un des exercices que je propose à mes étudiants est de leur affecter à chacun un logiciel, et de leur demander d’en trouver les biais et les propensions. Il s’agit d’un problème complexe en philosophie de la technologie. On a tous entendu, sans doute un million de fois, que « Photoshop est juste un outil parmi d’autres, formZ aussi », et je crois que la difficulté réside dans le fait que si, en tant qu’étudiant en design, vous acceptez un logiciel simplement comme un outil semblable à d’autres, comme un marteau, vous ne recherchez pas ses biais. Vous ne vous dites pas : « Il y a là des questions fondamentales auxquelles je dois trouver des réponses ».
Je crois que Greg, lors d’une des premières entrevues accordées alors qu’il travaillait à ses formes blob, a déclaré que son concept était à 51 % le fruit de Maya. Cette affirmation m’a frappée, parce qu’il n’était pas clair pour moi que mes étudiants en design comprenaient que le logiciel comptait pour 51 % du concept. Et tout l’exercice de décryptage des problèmes inhérents au logiciel (que formZ fonctionne par extrusion, ou encore, que Maya est un modeleur de surface et n’excelle pas pour la construction intérieure) amène à la conclusion de Lev Manovich, personnalité dont la pensée a sans nul doute influencé mes recherches, selon laquelle « Le logiciel est un média. Le logiciel est le média. » Donc Photoshop est un média, et je ne pense pas que nous le percevions encore en tant que tel. Nous raisonnons toujours en termes de catégories traditionnelles : « Est-ce un dessin? Est-ce une maquette? Est-ce un…? » Comme j’enseigne moi-même à la fois l’histoire, la théorie et le design, je cherche vraiment à dissocier les dimensions logicielle et médiatique pour avoir une vision plus claire.
La question n’est pas de savoir s’il faut parler de virage numérique ou pas; de savoir s’il s’agit de la direction vers laquelle s’en va l’architecture. Je suis persuadée que nous sommes devant une inévitabilité. Une fois cela admis, comment, en tant que formateurs, pouvons-nous le formuler clairement pour nos étudiants, de manière à ce qu’ils aient une pleine conscience des outils qu’ils utilisent et des effets sous-jacents de ceux-ci; qu’ils sachent que chaque outil suit sa propre logique et ses propres partis-pris; et qu’un logiciel n’est pas qu’un simple outil?
Au cours d’une conférenceau CCA en juin 2016, Amy Kulper situe le « virage numérique » de l’architecture en 1988, avec la création de Photoshop par Thomas Knoll. La conférence à été présentée dans le cadre de l’exposition Archéologie du numérique : Complexité et convention.