Querido Amancio, organisée à l’occasion de notre nouveau fonds Amancio Williams, a donné lieu à une lecture publique de lettres personnelles, au cours de laquelle les participants - Emilio Ambasz, Florencia Álvarez, Giovanna Borasi, Fernando Diez, Kenneth Frampton, Mario Gandelsonas, Juan Herreros, Martin Huberman, Cayetana Mercé, Inés Moisset, Ciro Najle, Ana Rascovsky, Claudio Vekstein, and Claudio Williams - ont commenté l’héritage d’Amancio Williams.

Kenneth Frampton a fait part de ce qui suit :


Cher Amancio,

Il y a longtemps que nous nous sommes rencontrés, presque par accident, à New York au début des années 1980 quand tu t’es présenté, grand et élégant, dans la salle de l’Université où je travaillais; tu es entré, je me souviens, portant nonchalamment un livre luxueux consacré à ton travail qui avait été produit par tes enfants à l’occasion de ton 70e anniversaire. Malheureusement, je n’ai plus cette édition limitée en ma possession depuis que le gros de ma vaste bibliothèque a été envoyé à Hong Kong pour former le cœur de la principale école d’architecture de cette ville. Si je devais me demander, après toutes ces années, quel était le moment où j’ai pris conscience pour la première fois de tes réalisations extraordinaires, je dois avouer que je me dirais que ce ne fut pas avant la moitié des années 1960, alors que j’étais professeur invité par le département d’architecture à la Princeton University, et quand j’ai eu comme étudiant ton protégé argentin, Emilio Ambasz, pendant sa dernière année à l’université. En réalité, personne n’avait quoi que ce soit à enseigner à Emilio parce qu’il était déjà sorti entièrement armé, pour ainsi dire, de la tête de Zeus; Zeus n’étant en l’occurrence nul autre que toi-même. Tout cela nous avait sauté aux yeux, à mes collègues et à moi, à l’étude du projet de thèse finale d’Emilio : sa proposition alternative pour la Bibliothèque nationale d’Argentine, c’est-à-dire pour le concept non encore réalisé de la bibliothèque qui avait été le résultat d’un concours tenu trois ans plus tôt, en 1962. Cette œuvre remarquable, qui allait devoir attendre trente ans avant d’être enfin réalisée, avait été conçue par Clorindo Testa en collaboration avec Francisco Bullrich et Alicia Cazzaniga. Tout comme l’Université de Tucumán, aussi remarquable, mais jamais construite, imaginée par une équipe de jeunes architectes un peu avant, la conception du jeune Ambasz, développée dans sa thèse, en devait beaucoup à ta vision tectonique, avec sa salle de lecture audacieusement dessinée en saillie reposant au sommet de pylônes en béton tout aussi monumentaux. En 1966, Testa, influencé par tes idées visionnaires, s’est pour ainsi dire chargé de l’architecture moderne argentine en concevant et en réalisant quelques années plus tard, en tant qu’architecte au sein de l’entreprise SEPRA, la remarquable Banco de Londres y América del Sur en béton armé à porte-à-faux dans le centre-ville de Buenos Aires. Malgré le caractère assurément héroïque du projet pour la bibliothèque nationale, la réalisation de Testa était, à mon avis, non seulement un hommage à ta vision, mais aussi le chef-d’œuvre singulier de sa carrière remarquablement fertile, bien que tu aies certainement déjà été une inspiration dans son travail. À cet égard, je pense au centre municipal qu’il avait imaginé pour Santa Rosa de la Pampa en 1955, dont la promenade d’entrée était couverte de parasols en béton armé, reposant sur des colonnes simples : un paradigme structurel que tu avais d’abord prévu pour un hôpital à Corrientes, deux ans auparavant.

Hésitant beaucoup entre l’ingénierie et l’architecture, le jeune homme que tu étais a finalement obtenu un diplôme d’architecte de l’école d’architecture de Buenos Aires en 1941. À la fin de tes études, ton père, le distingué compositeur Alberto Williams, t’a commandé une maison pour lui-même : la Casa del Puente ou Maison du pont, que tu as conçue en 1942 et construite trois ans plus tard, en 1945. Le pont arqué en béton armé avait été mis au point et réalisé par le génial ingénieur suisse Robert Maillart en 1924.

Même si je connaissais cette réalisation, je dois admettre que la première édition de Modern Architecture : A Critical History, mon livre publié en 1980, ne fait pas mention de ce premier et dernier chef-d’œuvre concrétisé de ta carrière de constructeur. Il allait cependant apparaître, en tant qu’image et référence, dans l’édition suivante de 1985, suite à notre rencontre à New York, sous la rubrique « Critical Regionalism », bien que j’aie parfaitement conscience qu’à cette époque l’intention de nourrir une culture régionale était on ne peut plus éloigné de ton esprit. Cette maison est cependant indéniablement topographique, sinon régionale, du simple fait qu’elle repose sur l’enjambement d’un ruisseau courant à travers un petit site boisé vallonné dans Mar del Plata – à proximité de la ville même où Le Corbusier dessinera et construira sa tout aussi célèbre Villa Curutchet en 1959; une œuvre remarquable pour laquelle tu seras engagé en tant qu’architecte coordonnateur local. Comme l’audacieuse Fallingwater de Frank Lloyd Wright, érigée au-dessus d’un ruisseau en cascade dans Bear Run, en Pennsylvanie, en 1936, ta Casa del Puente, construite pour ton père, est un Gesamtkunstwerk polémique qui incarne l’entièreté de ta vision tectonique, allant du béton spécialement armé de sa structure de base jusqu’aux poignées de porte, aux cadres de fenêtres en acier et au mobilier sur mesure, le tout fabriqué selon tes dessins et maintenant malheureusement plus ou moins disparu suite aux ravages d’un incendie récent qui l’a pratiquement détruite.

Que pourrais-je t’écrire de plus, après ce long laps de temps, à un moment où nous sommes tous les deux, en quelque sorte, en train de ralentir le rythme, pour prendre nos places respectives dans les eaux froides du Léthé. Tout ce que je sais c’est qu’avec le temps, grâce à ton point de vue magnifiquement olympien en tant que constructeur imaginatif, autant comme ingénieur que comme architecte, tu as eu une influence d’une longévité exceptionnelle, tes idées étant passées d’un chef-d’œuvre à l’autre, puis conçus et réalisés par autrui. J’ai en tête, à cet égard, l’extraordinaire hommage à ta vision, à savoir le siège social de la Hongkong and Shanghai Bank de Norman Foster, d’une beauté et d’un héroïsme incroyables, une œuvre certainement influencée par ton projet aussi audacieux de méga dalle de gratte-ciel en béton armé dont tu avais illustré les multiples étages comme étant suspendus par des câbles à une poutre Vierendeel de béton au sommet du bâtiment, telle une couronne. C’est certainement l’ultime gestalt essentielle sous-tendant la conception du chef-d’œuvre de Foster, qu’il a peut-être vue pour la première fois comme d’autres, dont moi, dans le résumé de ton travail qu’a fait Bruno Alfieri, au cours des années 1960, dans son luxueux magazine Zodiac, disparu depuis longtemps. Un autre moment de nostalgie qui m’amène à la fin de cette rêverie est celui du temps où nous avons été brièvement ensemble, comme les protagonistes involontaires de quelque lointain songe borgésien.

Cordialement,
Kenneth

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