Détourner le paysage du marché
Sben Korsh et Maxime Decaudin ancrent leur recherche
Au début de l’été 2019, nous avons offert des visites guidées de deux quartiers d’affaires à Hong Kong et à Londres en vue de révéler les liens qui associent les lieux de travail du secteur de la finance internationale et les industries qui dégradent des paysages ailleurs sur la planète. À peine une semaine après notre visite guidée de Central, le quartier d’affaires de Hong Kong, un million de manifestants prodémocratie ont défilé dans les mêmes rues en direction du Conseil Législatif. Dans les six mois qui se sont écoulés depuis, ces actions sur le terrain ont augmenté, soulevant des questions sur l’avenir de la ville et celui d’autres espaces de dissidence autour du le monde. Nos visites guidées étaient une forme de recherche collective et expérientielle qui s’appuyait sur notre présence spatiale afin de révéler les réseaux d’exploitation à l’échelle planétaire. Pendant ce temps, les manifestations ont révélé les inégalités locales au moyen de modes d’occupation beaucoup plus urgents. Dans ce qui suit, nous expliquons nos efforts pour rendre visible les liens qui unissent la planète et les lieux de travail du milieu de la finance, et nous examinons les concepts que nous utilisons afin d’analyser cette relation . Nous avons également produit un documentaire audio qui traite des relations entre les deux villes visitées et les paysages d’extraction pétrolière au Canada, donnant tour à tour la paroles aux paysagistes, aux chercheurs ainsi qu’aux militants.
Nous avons entendu pour la première fois l’expression « paysage du marché » dans une déclaration de vision stratégique publiée par la Bourse de Hong Kong : « En reliant la Chine au monde, nous refaçonnons le paysage du marché mondial1 ». Nous avons emprunté ces mots et les avons utilisés autrement, pour exprimer, comme ils le font, le marché mondial, mais également pour dire les effets que le marché a sur les paysages physiques de la planète. Notre usage de cette expression est inspiré par le concept largement défini de « paysage », élaboré par l’anthropologue Arjun Appadurai afin d’étudier les multiples façon, physiques autant qu’idéologiques, dont la planète se mondialise aujourd’hui2 .
Nous avons organisé des visites guidées de Central et de Canary Wharf à Londres, qui étaient conceptuellement des explorations du paysage du marché. Central et Canary Wharf sont tous les deux d’importants quartiers d’affaires, accueillant chacun des centaines de sièges d’entreprise régionaux et mondiaux. Au premier rang de ces entreprises se trouvent les principales sociétés financières du monde, dont JP Morgan Chase, la Société Générale, China Construction Bank et Citigroup. Ces sociétés offrent une gamme de services bancaires, d’assurance, de courtage et d’investissement aux individus les plus riches ainsi qu’aux organisations gouvernementales, aux universités, aux musées et autres clients institutionnels. Chargés de gérer d’immenses capitaux, une foule d’employés du secteur financier se déplace chaque jour pour se rendre au travail dans ces quartiers d’affaires.
Vue 360 de Exchange Square à Central, Hong Kong, 2019.
L’architecture de ces quartiers est souvent excessivement triomphante. Mais les parcs et jardins qui les entourent semblent avoir été pensés après coup, présentant un design ordinaire ou prévisible. C’est dans cette relation malaisée entre les lieux de la finance et la nature que de nouvelles relations de pouvoir apparaissent. Lors des visites, nous avons impliquée l’environnement bâti ces quartiers de façon directe. Nous avons aussi cherché à nous approprier ces espaces en y insérant des contextes qui en sont absents – concepts, histoires et réseaux très éloignés du sol sur lequel nous nous trouvions. Tandis que nous attirions l’attention sur les caractéristiques paysagères tels que les pierres, les arbres et les fontaines, nous insufflions de nouveaux imaginaires, reliant de lointains paysages à l’environnement des quartiers d’affaires à travers les flux de capitaux qu’ils procurent.
Cette méthode provient d’une nouvelle forme de visite guidée : le « détournement ». Une visite architecturale typique propose une histoire encyclopédique de l’environnement bâti. La détourner vise au contraire une forme de production du savoir davantage tournée vers l’expérience, qui non seulement ancre le visiteur dans l’expérience quotidienne de la ville mais qui relie les systèmes de pouvoirs largement invisibles qui façonnent ce monde1. Cette préférence pour le détournement apparaît alors que prolifèrent le format d’évènements aux discours critiques, tels que les conférences en direct, les « think-ins » interactifs et les ateliers publics. Parallèlement à ces formats, le détournement offre la possibilité d’élargir les publics qui s’intéressent à la théorie architecturale contemporaine en proposant un sol où se tenir.
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Voir C. Greig Crysler, « Groundwork: (De)Touring Treasure Island’s Toxic History », dans Urban Reinventions: San Francisco’s Treasure Island, dir. Lynne Horiuchi et Tanu Sankalia (Honolulu : University of Hawaii Press, 2017), 175-186; et Detours, A Decolonial Guide to Hawai‘i, dir. Hōkūlani K. Aikau et Vernadette Icuña Gonzalez (Durham, NC : Duke University Press, 2019), 1-13. D’autres ont aussi cherché réinventer les quartiers d’affaires en détournant leurs espaces de pouvoir : dont ReImagining Value Action Lab Navigating Finance and the Imagination, une visite guidée organisé par Aris Komporozos-Athanasiou et Max Haiven à Londres, et The Bank, The Mine, The Colony, The Crime, une visite guidée organisé par Stephanie Springgay, Sarah E. Truman et Max Haiven à Toronto. ↩
Dans la rue
La prochaine fois que vous le pourrez, promenez vous dans un quartier d’affaires. Allez y un jour de semaine à l’heure de pointe. Il est difficile de rater les foules en costume avec leurs chemises à col fermé et leurs tailleurs classiques. Ces tenues confirment que les quartiers d’affaires sont les lieux du travail quotidien des élites. Souvent conçus par des agences d’architectes et de paysagistes renommées et construits avec des matériaux luxueux, les quartiers d’affaires sont bien entretenus et régulièrement rénovés pour répondre aux exigences toujours plus élevées de leurs locataires globe-trotteur. Compte tenu de la rentabilité des services financiers et de l’importance que cette industrie accorde au prestige et à la confiance, il est généralement assez agréable de se promener dans les immeubles de bureaux, les parcs et les places de ces quartiers1.
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Nous donnons au mot « marcher » le sens large de se déplacer physiquement dans la ville, acception qu’utilise la militante Sunaura Taylor, dévouée à la cause des personnes handicapées. Écouter la conversation entre Taylor et Judith Butler dans Examined Life, réalisé par Astra Taylor (New York : Zeitgeist Films, 2009). ↩
Vue 360 du Cabot Square à Canary Wharf, Londres, 2019.
Une marche dans le quartier d’affaires de Lower Manhattan sert de métaphore introductive à un chapitre canonique de l’œuvre de Michel de Certeau : L’invention du quotidien1. En plaçant le lecteur au 110e étage du World Trade Center, il compare le panorama à la vue céleste qu’aurait un dieu. D’en haut, on voit loin mais la vue est brumeuse. Il soutiens au contraire que c’est seulement au « ras du sol », résolument posté sur les trottoirs de New York, qu’on échappe aux « totalisations imaginaires de l’œil » en surplomb et qu’on vit enfin la ville. En s’inspirant de la métaphore du philosophe, nous explorerons le paysage du marché en nous promenant au pied d’un autre gratte-ciel, le bâtiment de la HSBC à Hong Kong. Tout en nous focalisant sur les contextes, autant indéniables que dissimulés, de cet édifice, nous espérons également participer aux débats d’architecture en cours quant aux façons d’ancrer au sol les questionnements autour des problématiques urgentes du présent mondial.
L’édifice de HSBC est sans doute le lieu le plus emblématique de Hong Kong. Conçu par Foster Associates (devenu aujourd’hui Foster and Partners) et le bureau technique Ove Arup, l’édifice servait de siège mondial à la Hongkong and Shanghai Banking Corporation, désormais connue sous l’acronyme HSBC. Dès son inauguration en 1985, le gratte-ciel a fait l’objet d’une couverture médiatique internationale et est instantanément devenu un emblème du style « High Tech », le mouvement architectural fonctionnaliste au sein duquel le fondateur de l’agence, Norman Foster, fait figure de proue. Comme en témoignent les principales caractéristiques de l’édifice dont la structure, les mécanismes et la circulation sont exposés à l’extérieur2. Les critiques d’architecture et les journalistes associent souvent ces caractéristiques à un récit répandu selon lequel l’édifice de la HSBC est une merveille technologique. Imprimé sur les billets de banque de Hong Kong et sur papier glacé dans les magazines, accroché aux murs des galeries et même sculpté en souvenirs de plastique moulé, le bâtiment demeure un symbole de la modernité de la ville. En même temps, ce récit du triomphe de la technologie moderne détourne l’attention de la fonction première de cette architecture, celle d’un édifice destiné à la finance.
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Michel de Certeau, Luce Giard, L’invention du quotidien 1. arts de faire (Paris : Gallimard, Folio-essais, 2010). ↩
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Pour plus d’information sur le bâtiment, consulter « The Value of Enclosure and the Business of Banking », d’Alexandra Quantrill, dans « The Costs of Architecture », numéro spécial de Grey Room 71 (printemps 2018) : 116-138. Voir aussi « Risk: Excerpts from the Environmental Division of Labor » de Reinhold Martin, dans Climates: Architecture and the Planetary Imaginary, dir. James Graham et coll. (New York : Columbia Books on Architecture and the City, 2016), 349-359. ↩
Vue 360 de l’édifice HSBC depuis Statue Square à Central, Hong Kong, 2019.
HSBC compte parmi les sociétés financières les plus importantes du monde et opère dans tous les continents habités. Autrefois appelée le « roi » des entreprises de Hong Kong au XIXe siècle, la banque possède un puissant réseau dans toute l’Asie de l’Est et bien au delà1. Peu après le massacre de la place Tiananmen, au moment de la rétrocession imminente de Hong Kong à la Chine, la banque a légalement déplacé son siège social à Londres2. Cependant, Hong Kong lui fournit encore l’essentiel de ses revenus net d’impôts3. En outre, à la fois à titre de lieu de travail physique et comme symbole emblématique, l’édifice de Central promeut le prestigieux statut de la banque tout en soutenant la présence et l’expansion de son réseau financier mondial.
Il se trouve que l’idée de pouvoir est au cœur du chapitre de Michel de Certeau sur les « marches dans la ville ». Il oppose l’étude des pratiques du quotidien à « l’analyse que Michel Foucault à faite des structures du pouvoir »4. De Certeau soutient qu’en se focalisant sur le pouvoir, Foucault exagère le rôle que jouent l’ordre et la discipline dans l’organisation des sociétés et de leurs villes. Il suggère plutôt qu’on examine les « pratiques de l’espace » car selon lui, le fait de les retracer révèlera des procédures « multiformes, résistantes, rusées et têtues » qui « échappent à la discipline sans être pour autant hors du champs où elle s’exerce, et qui devraient mener à une théorie des pratiques quotidiennes, de l’espace vécu et d’une inquiétante familiarité de la ville5 ». En d’autres mots, de Certeau examine la ville à partir des habitudes des gens, l’observant depuis le sol, tandis que Foucault regarde la ville à partir de ses structures de pouvoir, comme s’il la voyait depuis le sommet du World Trade Center. Cette différence persiste aujourd’hui dans les débats théoriques sur l’architecture, entretenue d’une part par les études sur le pouvoir et la gouvernance, et d’autre part, par les études sur le quotidien et le vernaculaire6.
Paru récemment, l’ouvrage Cities Without Ground: A Hong Kong Guidebook7 donne l’exemple d’une approche des questionnements en architecture influencée par de Certeau. Si le titre indique « l’absence de sol » de la ville, les auteurs n’appliquent pas cet énoncé à Hong Kong au sens littéral. Ils signifient plutôt que les nombreuses infrastructures piétonnières de la ville produisent une expérience spatiale complexe à plusieurs niveaux, ignorée dans les discussions sur son architecture et son urbanisme. Les auteurs affirment que ces espaces réservés à la marche en ville sont bien utilisés et méritent notre attention. Ils appuient cette affirmation sur de nombreux dessins axonométriques détaillés qui révèlent l’impressionnante étendue du réseau piétonnier. Cependant, leur raisonnement ne témoigne pas d’une étude engagée des structures de pouvoir (comme les monopoles immobiliers de Hong Kong) qui produisent ces espaces ordinaires de vie urbaine. On pense ici à la logique de Michel de Certeau selon laquelle les pratiques spatiales de la ville, en particulier les plus résistantes, existent au sein de la discipline et non « hors du champs où elle s’exerce8 ».
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Une histoire de HSBC en quatre tomes propose l’étude de cette puissante organisation : Frank King, Catherine King et David King, The History of the Hongkong and Shanghai Banking Corporation (Cambridge : Cambridge University Press). ↩
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« A Flexible Solution », dans David Kynaston et Richard, The Lion Wakes: A Modern History of HSBC (Londres : Profile Books, 2015). ↩
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Alfred Liu et Matt Turner, « HSBC Built a Financial Fortress Around Hong Kong. Now It Faces Its Biggest Threat in Years » , Bloomberg, le 29 avril 2019. ↩
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Michel de Certeau et Luce Ciard, L’invention du quotidien (Paris : Gallimard, Folio-essais, 2010), 146. ↩
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De Certeau et Giard, L’invention du quotidien, 146. ↩
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Au sujet des études sur le pouvoir et la gouvernenance, voir Aggregate Architectural History Collaborative, Governing by Design Architecture, Economy, and Politics in the Twentieth Century (Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 2012). Sur celles concernant le quotidien et le vernaculaire, voir Architecture Forum, Buildings and Landscapes, publié par University of Minnesota Press depuis 2007. ↩
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Adam Frampton, Jonathan D. Solomon, et Clara Wong, Cities Without Ground: A Hong Kong Guidebook (Singapore : ORO Editions, 2012). ↩
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De Certeau, 146. ↩
Vue 360 de l’édifice HSBC depuis Queen’s Road à Central, Hong Kong, 2019.
Ainsi, comment comprendre les systèmes de pouvoir tout en marchant sur les trottoirs de Central? Imaginez un instant que vous vous dirigez vers l’édifice de HSBC. Si vous faites du tourisme, vous arriverez sans doute ‘côté port’ par Des Vœux Road, soit en traversant la place bondée de Statue Square ou bien en descendant d’un tramway. Si vous résidez dans la ville, peut-être en déambulant après avoir déjeuné rapide à Lan Kwai Fong, vous aborderez surement le bâtiment ‘côté montagne’ à partir de Queen’s Road.
Peu importe le chemin emprunté, lorsque vous arrivez à l’édifice, vous marchez vers le centre de la place, grâce à de grands pilotis qui soulèvent toute la masse du bâtiment hors du sol. La place immense comporte un dallage serti de bandes de couleur éclairées qui tracent une carte géométrique de la ville alentour. Des incrustations dorées indiquent les monuments voisins, et une série de lignes bleues représentent le littoral de l’île de Hong Kong qui ne cesse de s’éloigner. Le plus remarquable édifice sur la carte est le siège actuel de la HSBC, qui apparaît entre deux rives disparues depuis longtemps. Le lieu est idéal pour commencer à comprendre comment lire le paysage du marché.
Approfondissons
Les Britanniques se sont emparés de l’île de Hong Kong au début des années 1840, pendant la Première Guerre de l’Opium, afin d’en protéger le commerce, alors menacé par le gouvernement Qing. Colonie déclarée port franc, les côtes de la baie de Hong Kong se sont construites en parallèle à l’idée de « libre-échange » promue par le libéralisme britannique. La ville de Hong Kong a vite servi de comptoir au transport de l’opium, dont 70% a transité par la ville, entre l’Inde britannique et la Chine1. Hong Kong a également vu fleurir le commerce des « coolies ». Ces manouvriers originaires de Chine, du Japon et de l’Inde étaient expédiés dans des conditions lamentables dans toute l’Asie, en Australie et aux Amériques, pour y travailler comme forçats dans les secteurs de l’agriculture et de l’industrie2. Plusieurs des premières sociétés marchandes ont participé au commerce de cette « main-d’œuvre libre » qui a remplacé le commerce britannique des esclaves après qu’il est été aboli. On estime que près de deux millions d’ouvriers chinois sont passés par Hong Kong dans la seconde moitié du XIXe siècle3.
Ce commerce de « ‘poison’ et de ‘porcs’4 » a fait de Hong Kong un centre régional pour les services financiers. L’histoire de HSBC est exemplaire. Les fondateurs de la banque ont créé l’entreprise pour répondre « aux besoins de la communauté marchandes en Chine5 », », et chaque membre du premier comité provisoire de HSBC avait fait fortune directement ou indirectement grâce au commerce de l’opium ou à celui des coolies, et parfois aux deux6.
Les échanges de biens et de personnes nécessitaient une vaste infrastructure : chantiers navals, quais, entrepôts et fortifications militaires. Les chercheurs qualifieront peut-être cette économie, fondée sur le transport de produits bruts, de vestige tardif d’un système de capitalisme mercantile vieux de plusieurs siècles. Cependant, nous lui préférons l’expression de « capitalisme de guerre » utilisée par l’historien Sven Beckert, qui souligne les actes de guerre menés par les états pour assurer l’expansion du capitalisme européen7.
Les besoin en infrastructure pour ce « capitalisme de guerre » a augmenté la valeur des terrains constructibles, du fait de la géographie montagneuse et des collines abruptes qui caractérisent la côte nord-ouest de l’île de Hong Kong. Au début, les marchands ont étendu leurs terrains sur les vasières le long du rivage. John Bowring, quatrième gouverneur de la colonie et ardent défenseur du libre-échange, a proposé dans les années 1850 le premier projet de remblaie du bord de mer à Central. Conformément à ce plan, un terre-plein a été conçu à l’emplacement actuel de l’édifice de HSBC. Dans les années 1860, HBSC a commencé à louer des bureaux sur le terrain, et depuis, la société en est devenue propriétaire et a construit deux autres édifices au même endroit avant d’ériger gratte-ciel actuel : son quatrième bâtiment de bureau à cette adresse. Nourri par la spéculation foncière et soutenu par le financement privé, les projets de remblaie cartographiés sur les dalles sous l’édifice actuel de HBSC, ont non seulement fourni des terrains qui ont favorisé le développement de la colonie, mais il ont également accéléré indirectement la transformation géologique de la région. Tandis que les roches ignées de Hong Kong se dégradent lentement au fil de plusieurs millions d’années, des couches sédimentaires se déposent au fond de la baie, la transformant peu à peu en vallée8. La spéculation capitaliste sur ces terres artificiellement construites pour satisfaire les impératifs du « libre-échange » a accéléré ce processus naturel, en remplissant la baie d’un mélange de débris et de gravier représenté aujourd’hui en gris sur les cartes géologiques9.
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Hans Derks, « Tea for Opium and Vice Versa », dans History of the Opium Problem: The Assault on the East, ca. 1600-1950 (Leiden : Brill, 2012), 49-86. ↩
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Po-keung Hui, « Comprador Politics and Middleman Capitalism », dans Hong Kong’s History: State and Society Under Colonial Rule, dir. Tak-Wing Ngo (Londres : Routledge, 1999). ↩
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Lisa Lowe, The Intimacies of Four Continents (Durham, NC : Duke University Press, 2015), 129. ↩
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Lowe, The Intimacies of Four Continents, 110. ↩
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Archives de HSBC, The HSBC Group: Our Story (HSBC, 2013), 2. ↩
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Derks, « Tea for Opium and Vice Versa » and « The West and its Opium Import », in History of the Opium Problem*, 49-86; 627-642. ↩
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Sven Beckert, Empire of Cotton: A Global History (New York : Alfred A. Knopf, 2014). ↩
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La terre enfouie sous l’édifice de HSBC illustre à merveille le sens donné au mot « anthropocène », nouveau terme désignant notre époque géologique où les êtres humains sont la force dominante qui façonne la planète. Ce concept est issu des sciences naturelles, mais de nombreux spécialistes des sciences humaines l’empruntent pour définir la situation actuelle de la planète, marquée par les effets causés par notre espèce. Pour obtenir plus d’informations sur l’adoption récente de ce terme par le milieu scientifique, consulter Subcommission on Quaternary Stratigraphy, « On the Anthropocene Working Group », le 21 mai 2019. ↩
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Le géographe Jason Moore utilise une formule légèrement différente pour souligner l’importance du capitalisme dans ce processus, utilisant le terme de « capitalocène ». Jason W. Moore, Anthropocene or Capitalocene?: Nature, History, and the Crisis of Capitalism (Oakland, CA : PM Press, 2016), 1–33. Tel que la philosophe Rosi Braidotti l’affirme « l’anthropocène » est devenu un « anthropomème ». Rosi Braidotti, « A Theoretical Framework for the Critical Posthumanities », dans Theory, Culture & Society 36, no 6 (novembre 2019) : 31-61. ↩
Vue 360 de Harcourt Garden à Central, Hong Kong, 2019.
Bien qu’invisibles aux yeux de ceux qui se promènent dans la ville, la face cachée de l’exploitation est au fondement même du quartier de Central. Cette affirmation est à prendre aussi bien au sens littéral au vu des nouvelles terres matériellement conquises sur la mer, qu’au sens métaphorique, sachant que les institutions locales ont bénéficié du commerce de la drogue et des corps mené par l’Empire.
Malheureusement, ces pratiques se poursuivent aujourd’hui. À partir d’informations publiques, nous constatons l’impact que les activités de HBSC ont sur la planète, en particulier à travers le financement de plantations d’huile de palme en Asie du Sud-Est, y compris celui de trois sociétés productrices d’huile de palme en Papouasie et trois autres à Kalimantan, en Indonésie. HSBC a accordé à ces six entreprises (ou à leurs sociétés-mères) plus de 18 milliards de USD sous forme de prêts et de cautionnements. Les plantations d’huile de palme comptent parmi les industries les plus dévastatrices de la planète impliquée dans différentes formes de travaux forcés et entrainant la destruction de forêts tropicales notamment par les incendies.
Examinons rapidement la relation entre HSBC et Indofood, un conglomérat installé à Jakarta. En 2013, HSBC a participé à hauteur d’au moins 40 millions de dollars à un prêt consortial de 360 millions accordé à Indofood. En 2012, en tant que gestionnaire principal et teneur de livres associé, HSBC a permis à Indofood d’obtenir un cautionnement de 800 millions de dollars américains. L’une des filiales d’Indofood, IndoAgri Resource, est responsable des plantations d’huile de palme qui s’étendent sur environ 2 600 kilomètres carrés. Plusieurs ONG affirment que l’entreprise a détruit d’immenses forêts pour installer ses plantations, en ayant souvent recours aux incendies ou à des pratiques dangereuses et illégales, tels que des salaires de misère, le travail des enfants ou encore l’utilisation de pesticides toxiques1. Compte tenu du système judiciaire international actuel qui déresponsabilise les entreprises, il est impossible d’établir la responsabilité de HSBC dans ces cas précis2.
Revenons dans les rues de Hong Kong, longeant la façade sud de l’édifice de HSBC, six grands et minces palmiers nous rappellent les liens entre la banque et l’industrie de l’huile de palme. Ces palmiers, des Archontophoenix alexandrae, dont les quelques feuilles sauvées de l’élagage filtrent les rayons du soleil brûlant, offrent un peu d’ombre aux passants. Leur présence nous convie à songer à leurs cousins botaniques, des Elaeis guineensis, qui poussent par millions sous ce même soleil. Juste au sud de Hong Kong, sur la même longitude qui traverse la mer de Chine méridionale, se trouve Kalimantan. Comme il faut à peu près cinq ans pour qu’un palmier commence à produire de l’huile, nous pouvons imaginer que les arbres financés en partie par HSBC commencent à peine à porter leurs fruits. Ainsi, nous voyons le paysage du marché avec plus de clarté – étirant les horizons entre les plantations de Kalimantan et la place sous l’édifice de HSBC.
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Aidenvironment, « Report: Palm oil sustainability assessment of Salim-related companies in Borneo peat forests », avril 2018. ↩
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Tel que le commerce des “coolies” et et de l’opium le fut à son époque, ce cas est un exemplaire du « plantationocène », un terme utilisé par les théoriciens Noboru Ishikawa, Anna Tsing et Donna Haraway, pour qui le travail forcé issu de la logique de plantation s’est organisé autour de l’extraction des ressources et de la destruction de l’environnement. Pour une explication de l’origine du mot, voir Donna Harraway, « Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene: Making Kin », dans Environmental Humanities 6, (2015) : 5n,162-163. ↩
Sben Korsh et Maxime Decaudin sont les Commissaires émergents 2018 - 2019 du CCA. Leur projet s’intitule Le paysage du marché.