En l’absence de…histoires équitables
Ana Gisele Ozaki, Maura Lucking, Serena Dambrosio et Sol Pérez Martínez sur autres exposés
Cet article est le premier de notre série « En l’absence de… », écrite par les participants de notre Outils d’aujourd’hui 2019 et présentée par Rafico Ruiz dans cette amorce. Ci-dessous, Ana Gisele Ozaki examine les cartes du XXe siècle à travers le prisme du changement climatique, Maura Lucking découvre la politique derrière deux toits mansardés, Serena Dambrosio contextualise une photographie de notre fonds Pierre Jeanneret, et Sol Pérez Martínez examine la communauté derrière le Centre Inter-Action de Cedric Price.
En l’absence de…responsabilité environnementale
Ana Gisele Ozaki
La littérature et l’iconographie des voyages dans les tropiques ont largement exprimé un sentiment occidental d’émerveillement devant une nature luxuriante inhérente1 et des dangers inconnus et « exotiques », qui ont à leur tour engendré un grand nombre des théories hygiénistes et sanitaires du XIXe siècle et du début du XXe2. Des désastres environnementaux récents ont mis en avant des perceptions actualisées des tropiques, souvent amalgamées à des conceptions des « régions du Sud » comme autant de lieux de crises environnementales et humanitaires, où les changements climatiques montrent leurs effets les plus violents3.
Dans le domaine de l’architecture, d’une part, cette perception a entraîné recherches et réflexions ancrées dans un sentiment d’urgence et de « préparation4 ». D’autre part, certaines histoires architecturales basées sur une critique postcoloniale ont été suivies de récits entremêlés de l’histoire de l’adaptation climatique selon une perspective eurocentrique et ses architectures « viables », « écologiques », « humanitaires internationales » et post-désastres.
Malgré un travail critique effectué dans le domaine, les connexions entre changements climatiques et responsabilités environnementales, historiquement inégales face aux crises mondiales actuelles, restent encore à couvrir. Plus précisément : que pouvons-nous apprendre à propos de la politique des changements climatiques à travers l’étude de l’architecture « tropicale » dans différents contextes impériaux et trans-impériaux? Et quel est le rôle de la science du bâtiment dans le contexte des changements climatiques et des inégalités environnementales?
Les fonds Georg Lippsmeier et Coen Beeker du CCA fournissent une certaine indication quant à la façon dont l’« architecture tropicale » s’est modifiée à l’égard de la géopolitique de crises dans le Tiers Monde. Imprégné tant dans les pratiques que dans les matériaux de référence respectifs, on trouve le discours d’urgence des Nations Unies en matière d’habitation, la crise économique des années 1970, les Colonial Building Notes (1950–1958) britanniques et les subséquentes Overseas Building Notes (1958–1984), qui donnent la preuve d’une telle diffusion du discours à travers les axes impériaux. Dans cette vaste construction d’une esthétique générale du désastre, l’architecture « tropicale » semble, tout en étant « scientifiquement » justifiée, avoir contribué à consolider le néolibéralisme et l’institutionnalisation de l’aide internationale et de la technologie au sein des « pays du Sud tropicalisés ». Comme on peut le voir dans l’image ci-haut, la « zone tropicale » masque une classification géopolitique plus large qui inclut la portion latine de l’Amérique du Nord, le nord de l’Afrique, le Moyen-Orient et des parties de l’Asie du Sud, tous au-dessus du tropique du Capricorne.
Compte tenu de l’essentiel du travail critique de chercheurs en sciences humaines environnementales tels Naomi Klein, Christian Parenti et T. J. Demos, l’architecture a le potentiel d’offrir un aperçu matérialiste particulier des changements climatiques et des voix occultées dans les archives et récits officiels. Le travail historiographique en architecture peut fournir une perspective directe sur la construction sociale des discours climatiques multiples5, arbitrée ou non par l’Europe, qui imprègne l’architecture des pays du Sud, à travers les empires, et au sein de la « zone tropicale », tout en ménageant une voie essentielle vers des réparations.
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Pour en savoir plus, Mary Louise Pratt, Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation, 2e éd. (Londres, Routledge, 2008), et Nancy Stepan, Picturing Tropical Nature (Ithaca: Cornell University Press, 2001). ↩
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La preuve de l’influence de l’eugénique et du Musée social de Paris dans la planification et l’architecture de l’Amérique latine a été donnée par Fabiola Lopez-Duran dans Eugenics in the Garden: Transatlantic Architecture and the Crafting of Modernity (Austin: University of Texas Press, 2018). ↩
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Christian Parenti, Tropic of Chaos: Climate Change and the New Geography of Violence (New York: Nation Books, 2011), 9. ↩
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Anooradha Iyer Siddiqi, « Architecture Culture, Humanitarian Expertise: From the Tropics to Shelter, 1953-93, » Journal of the Society of Architectural Historians 76, no. 3 (2017): 367–84; Jiat-Hwee Chang, A Genealogy of Tropical Architecture: Colonial Networks, Nature and Technoscience (New York City: Routledge, 2016); Christian Parenti, Tropic of Chaos: Climate Change and the New Geography of Violence (New York: Nation Books, 2011). ↩
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Un corpus d’œuvres croissant dans l’histoire de l’architecture a traité principalement des implications géopolitiques multiples du « climat » en architecture, bien que les récits centrés sur des sujets « tropicalisés » soient encore sous-explorés. Pour quelques bons exemples, voir Jiat-Hwee Chang, A Genealogy of Tropical Architecture: Colonial Networks, Nature and Technoscience (Abingdon, Oxon; New York, NY: Routledge, 2016); Daniel A. Barber, « Le Corbusier, the Brise-Soleil, and the Socio Climatic Project of Modern Architecture, 1929-1963, » Thresholds 40, no. 40 (2012): 21–32. ↩
Suggestions de lectures
• Chang, Jiat-Hwee. A Genealogy of Tropical Architecture: Colonial Networks, Nature and Technoscience. New York City: Routledge, 2016.
• Demos, T. J. Against the Anthropocene: Visual Culture and Environment Today. Berlin: Sternberg Press, 2017.
• Klein, Naomi. Tout peut changer : capitalisme et changement climatique. Arles, Actes Sud, Montréal, Lux, 2016.
• Lopez-Duran, Fabiola. Eugenics in the Garden: Transatlantic Architecture and the Crafting of Modernity. Austin: University of Texas Press, 2018.
• Parenti, Christian. Tropic of Chaos: Climate Change and the New Geography of Violence. New York City: Nation Books, 2011.
• Pratt, Mary Louise. Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation, 2nd ed. London: Routledge, 2008.
• le Roux, Hannah. « The Networks of Tropical Architecture », The Journal of Architecture 8, no. 3 (January 2003): 337–54.
• Siddiqi, Anooradha Iyer. « Architecture Culture, Humanitarian Expertise: From the Tropics to Shelter, 1953-93 », Journal of the Society of Architectural Historians 76, no. 3 (2017): 367–84.
• Stepan, Nancy. Picturing Tropical Nature. Ithaca: Cornell University Press, 2001.
En l’absence de…politiques raciales
Maura Lucking
Quand est-ce qu’un toit mansardé devient-il plus qu’un toit mansardé? Au premier coup d’œil, les deux bâtiments illustrés ici ont beaucoup en commun, témoignant du goût au XIXe siècle pour le renouveau historique dans ses déclinaisons Second Empire et néogrecques. À commencer par leur toiture en pente abrupte et leurs lucarnes, chacun des dessins présente une forme urbaine massive imposante, ceinte d’un cours d’assises et d’une fenestration structurés pour créer une façade impressionnante. Ce sont à nos yeux des bâtiments publics représentatifs, quoique sans particularités, de leur époque. Pourtant, les deux expriment des politiques radicalement différentes de la part de leurs États américain et français, une réalité qui ne devient visible qu’à travers un examen plus contextuel, voire comparatif.
Le premier dessin présente un concept abandonné pour une résidence d’étudiantes dans une école industrielle afro-américaine en Caroline du Nord, publié dans un rapport de 1916 du Bureau of Education faisant des recommandations en matière de design pour les styles architecturaux et une planification appropriés concernant les campus des écoles pour étudiants noirs. Les auteurs du rapport ont inclus cette illustration en tant qu’exemple de ce qu’il « ne faut pas » suivre : le bâtiment est critiqué comme étant trop grand pour le site qui l’accueille et trop ostentatoire pour sa finalité et, implicitement, ses utilisatrices1. À un moment où le système universitaire américain s’ouvrait rapidement à de nouvelles clientèles d’étudiants, de vifs débats entourant le style visaient à déterminer les expressions les plus appropriées et intelligibles d’une multiplicité soudaine des identités raciales. La plupart du temps, ce sont de telles négociations qui se cachent sous la formule technocratique « consultation avec des architectes experts » citée dans des rapports comme celui-ci.
Le deuxième dessin, qui fait partie de la collection du CCA, a été réalisé pour un concours de fin d’année portant sur un dépôt de tramway tenu en 1899 à l’École centrale des arts et manufactures. Sans conteste une représentation plus raffinée et sans doute une conception plus finement détaillée que dans le cas de la résidence d’étudiantes de Caroline du Nord, le dépôt proposé amène à s’interroger sur le pourquoi de l’utilisation d’un bâtiment d’une telle envergure dans le contexte d’une infrastructure de transport moderne et sur les raisons de la réalisation d’un tel projet dans une école d’ingénieurs. Ici, c’est la technologie explicitement coloniale du style Second Empire qui lui vaut le sceau d’approbation du professeur (un employé de l’État) en pleine période d’expansion impérialiste française très médiatisée de tramways à vapeur à travers l’Afrique du Nord, comprenant notamment des lignes à Alger en 1898 et à Tunis en 19002. Les concours de grandes écoles s’inspirant souvent d’ouvrages publics contemporains, le lien entre les deux est tout à fait plausible; de façon concordante, la circulation des Français dans la région au cours de ce que l’on a appelé le partage de l’Afrique se devait d’avoir des airs explicitement français, non seulement vis-à-vis des concurrents coloniaux européens, mais aussi des populations locales.
Ni l’un ni l’autre de ces cas succincts ne peut être présenté sous l’angle purement formel du toit en mansarde, et pourtant les deux touchent clairement au style architectural. Pas plus qu’ils ne recouvrent la subjectivité marginale censée elle aussi être au fait des hiérarchies raciales et sociales ancrées dans ces images. En tant que tels, ils mettent en évidence l’importance cruciale d’élaborer de nouvelles méthodes de recherche, de nouvelles formes d’argumentation et de nouveaux cadres théoriques pour analyser les documents d’archives, comme les dessins d’architecture, porteurs d’une logique organisationnelle coloniale. Des travaux récents d’universitaires novateurs comme Saidiya Hartman proposent des stratégies pour aborder de tels matériels problématiques dans le but de faire ressortir les politiques raciales sous-tendant ces documents sous un angle positif plutôt qu’oppressif. Dans Wayward Lives, Beautiful Experiments, Hartman s’attache à remettre en avant des jeunes femmes noires au début du siècle dernier qui sont à la fois décomplexées, queers et, par-dessus tout, libres. Elle a passé au crible des rapports de sociologie, des rapports de police et des dossiers correctionnels en quête des vestiges de leurs existences anonymes et complète les détails avec les récits reconstitués des drames et valeurs qui ont guidé leurs vies. « C’était, écrit-elle, ma façon de contrebalancer la violence de l’histoire, de rédiger une lettre d’amour à toutes celles qui ont été blessées et, sans que mon être en soit pleinement conscient, d’imaginer la disparition inévitable qui m’attend […] L’histoire est racontée de l’intérieur3. » L’intégration de reconstitutions empiriques à la pratique historique est depuis longtemps une caractéristique de la démarche érudite dans la tradition afro-américaine radicale, démarche qu’Hartman exploite pour pallier la précarité latente des registres officiels concernant ses sujets et qui occupe également une place de choix dans la recherche contemporaine d’une Tina Campt en photographie ou d’une Adrienne Brown en architecture.
C’est là où, pour l’architecture en particulier, l’historiographie s’avère essentielle : pas seulement celle des débats universitaires policés, mais aussi celle des archives coloniales, qui nécessitent que nous nous adaptions aux techniques de l’argument, de la trame historique et de l’explication qu’États, bibliothécaires et oui, architectes, ont enchâssée. Comment imaginons-nous nos efforts de constitution de contre-récits pour résister à ces discours hégémoniques tout en menant nos recherches avec rigueur et éthique? Quelles sont les nouvelles méthodes d’analyse dans notre domaine (dessin, photographie, ou bâtiment) qui nous permettraient de reconstituer ces politiques ou de nous mettre à l’écoute d’autres subjectivités réprimées en leur sein même4? Alors que notre action s’inscrit dans des enjeux politiques plus larges et s’écarte de plus en plus du cœur de la discipline historique, nous devons, plus que jamais, accorder le plus grand soin à l’articulation de nos stratégies, pas comme un aparté liminaire consciencieux, mais comme un élément constitutif de notre lecture des objets architecturaux eux-mêmes.
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This despite the American association of the mansard with the steeply pitched gambrel curb roof of Colonial-era barns as much as or more than its French cultural connotation. See, for example, The Gambrel Roof Barn: Plank Frame Construction and How to Build It (St. Paul: White Pine Bureau, 1917). ↩
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For more on this well-documented history of imperial infrastructure see Gwendolyn Wright, The Politics of Design in French Colonial Urbanism (Chicago: University of Chicago Press, 1991) or Paul Rabinow, French Modern: Norms and Forms of the Social Environment (Chicago: University of Chicago Press, 1995). ↩
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Saidiya Hartman, 8Wayward Lives, Beautiful Experiments: Intimate Histories of Social Upheaval (New York: W. W. Norton & Co., 2019): xiv ↩
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Here I follow Tina Campt’s suggestion that the aural is always also at work within the visual. ↩
Mes remerciements à Tim Klähn, bibliothécaire de référence du CCA, qui a contribué à localiser ces ensembles de dessins d’étudiants, et à Charles Davis, qui m’a recommandé de considérer les concours coloniaux des Ècoles françaises comme endémiques à leur pédagogie et au déploiement de leur style.
Suggestions de lectures
• Brown, Adrienne. The Black Skyscraper: Architecture and the Perception of Race. Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2017.
• Campt, Tina. Listening to Images. Raleigh-Durham: Duke University Press, 2017.
• Davis, Charles L. Building Character: The Racial Politics of Architectural Style. Pittsburgh: University of Pittsburgh Press, 2019.
• Hartman, Saidiya. Wayward Lives, Beautiful Experiments: Intimate Histories of Social Upheaval. New York City: W.W. Norton & Co., 2019.
En l’absence de…Chandigarh
Serena Dambrosio
Le récit occidental dominant entourant le plan de Chandigarh a été écrit pour l’essentiel sur la base d’une interprétation auctoriale du travail de Le Corbusier1. Cette propension a entériné une compréhension abstraite et décontextualisée de ses idées urbaines, souvent étroitement associées à la catégorie rétroactive de la table rase. Selon cette perspective, Chandigarh, telle une œuvre d’art, est décrite comme « une ville nouvelle planifiée littéralement de A à Z2 » , sans référence d’aucune sorte à une quelconque particularité locale. Ces lectures « désincarnées du site » vont dans le sens d’une approche générale de l’architecture moderne et de l’œuvre de Le Corbusier centrée sur des compréhensions universelles et réductionnistes des questions comme le site, le processus et les acteurs locaux. De tels récits historiographiques conventionnels, bâtis autour de la personne de Le Corbusier, s’appuient sur une absence intentionnelle et constante de contextes plus larges au profit d’une analyse univoque axée sur les objets architecturaux, les problématiques stylistiques et formelles. Ces « suppressions » ont généré une déconnexion importante entre l’interprétation (et l’influence) reçue de nombre de réalisations modernes et leur pleine valeur et signification3, comme cela est le cas pour le plan de Chandigarh.
Dans la photographie ci-dessus, l’eau calme etréfléchissante fait écho à la relation jamais exprimée entre l’un des projets urbains modernes les plus emblématiques de Le Corbusier, le plan de Chandigarh, et les contextes physiques, culturels et sociaux complexes et locaux dans la région indienne du Pendjab. Un petit bateau traverse le lac Sukhna le 25 avril 1970. À l’extrémité gauche du cadre de l’image se trouve Jacqueline Jeanneret, nièce de Pierre Jeanneret, lequel était le cousin et partenaire professionnel de Le Corbusier. Jacqueline tient une boîte blanche – où se trouvent les cendres de Pierre Jeanneret – dont elle déverse lentement le contenu dans l’eau. Le testament de Pierre Jeanneret stipulait que ses cendres devaient être répandues dans ce lac adjacent à la ville de Chandigarh, un lieu avec lequel il avait noué un fort lien affectif.
L’histoire de Pierre Jeanneret se déroule dans l’ombre de celle de son beaucoup plus célèbre cousin. Même si son nom est souvent associé en tant que coauteur à de nombreux projets de Le Corbusier, sa contribution réelle à ces entreprises demeure difficile à reconstituer. Dans le cas de Chandigarh, le fonds Pierre Jeanneret au CCA suggère un Jeanneret jouant un rôle d’interface entre les idées urbanistiques et architecturales de Le Corbusier et le contexte géographique, mais aussi culturel et politique indien. Jeanneret a résidé en Inde pendant la durée tout entière de construction de la capitale, administrant son développement complexe. La vaste documentation de cette période laissée par Jeanneret (totalisant environ 150 photographies) met en évidence sa profonde fascination pour cet endroit pour lequel il a, en tant qu’étranger, développé un sens d’appartenance. Les témoignages fragmentaires parvenus jusqu’à nous sur le rôle de Pierre Jeanneret à Chandigarh ne permettent pas d’établir clairement quelles tâches et responsabilités ont été assumées par l’architecte dans le cadre de son mandat. D’après Maristella Casciato, il était chargé d’établir des ponts entre les deux visions culturelles différentes présentes dans la construction de la ville, négociant avec les autorités indiennes, gérant les paramètres locaux du rythme de vie, des matériaux et de l’expertise4. Certains documents dans le Fonds Pierre Jeanneret démontrent les liens solides entre Jeanneret, ses collègues locaux et d’autres personnes parties prenantes au projet durant tout le temps qu’il a passé à Chandigarh5. On peut avancer que ces liens constituent le moyen par lequel Jeanneret a transposé la notion occidentale de « moderne » dans une expression architecturale et urbaine transculturelle nouvelle. Comme l’écrit Le Corbusier : « sans lui [Pierre Jeanneret] cette ville n’apparaîtrait sans doute pas comme un témoignage des temps modernes. […] Et l’architecture Corbu à Chandigarh ne serait peut-être pas6 ».
Si l’importance du rôle de Pierre Jeanneret dans la construction de Chandigarh ne fait aucun doute, il n’en demeure pas moins difficile d’évaluer quelle version de la ville indienne a inspiré la demande de Jeanneret de faire disperser ses cendres à cet endroit : Chandigarh comme symbole de l’expression architecturale et urbaine indienne moderne sous la signature d’architecture Corbu? Chandigarh avant Chandigarh, telle qu’on la voit dans les photos prises par Jeanneret avant la construction de la ville et représentée par le lac Sukhna? Chandigarh en toile de fond des relations humaines selon Jeanneret? Ce texte est une invitation aux chercheurs à explorer ces fissures comme de nouveaux espaces permettant de bousculer les récits occidentaux dominants que l’on nous a inculqués et à proposer simultanément une interprétation plus élargie, contextualisée et contestée de faits historiques d’une telle complexité que la construction d’une « ville nouvelle » comme Chandigarh.
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Les premières recherches de Maristella Casciato sur Chandigarh publiées dans des livres comme Chandigarh 1956 et Le Corbusier e Chandigarh : ritratto di una città moderna et des ouvrages tel Le Corbusier - Pierre Jeanneret. Chandigarh, India, publié par la Galerie Patrick Seguin, peuvent être considérés comme des exemples de cette tendance. ↩
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Maristella Casciato, Ernst Scheidegger, Stanislaus Von Moos, Chandigarh 1956: Le Corbusier, Pierre Jeanneret, Jane B. Drew, E. Maxwell Fry (Zürich: Scheidegger & Spiess, 2010). ↩
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Wendy Redfield, “The Suppressed Site: Revealing the Influence of Site on Two Purist Works” in Site Matter (New York: Routledge, 2005). ↩
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Tom Avermaete and Maristella Casciato, Casablanca Chandigarh. A report on Modernization (Zürich: Park Books AG; Montreal: Canadian Centre for Architecture, 2014). ↩
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Quelques exemples : un album contenant une compilation de cartes d’anniversaire pour Pierre Jeanneret à l’occasion de son soixante-et-unième anniversaire, rédigées par des collaborateurs locaux au bureau des architectes à Chandigarh; une image de la 1961 fête d’anniversaire de Jeanneret, où on le voit entouré de ses collègues locaux; treize photographies montrant Jeanneret dans une série d’activités sociales avec des collègues et politiciens locaux. ↩
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Avermaete et Casciato, 175. ↩
Suggestions de lectures
• Avermaete, Tom et Maristella Casciato. Casablanca Chandigarh. Bilans d’une modernisation. Zürich: Park Books AG; Montreal: Canadian Centre for Architecture, 2014.
• Burns, Carol J. “On Site: Architectural Preoccupations” in Drawing/Building/Text, ed. Andrea Kahn. New York: Princeton Architectural Press, 1991, 149–153.
• Cohen, Stuart. “Physical Context/Cultural Context: Including it All.” In Oppositions Reader: Selected Readings from a Journal for Ideas and Criticism in Architecture, 1973-1984, edited by K. Michael Hays, 65-103. New York: Princeton Architectural Press, 1998.
• Kalia, Ravi. Chandigarh: The Making of an Indian City. Oxford: OUP India, 1998.
• Kalia, Ravi. Gandhinagar: Building National Identity in Postcolonial India. Columbia, South Carolina: University of South Carolina Press, 2004.
• Kapur, Varun. 2010. « The city as Tabula Rasa versus the city as Mosaic: Chandigarh and modern Delhi », in Traditional Dwellings and Settlements Review 22(1): 52–52.
• Leatherbarrow, David. Uncommon Ground: Architecture, Technology, and Topography. Cambridge: MIT Press, 2000.
En l’absence de…récits alternatifs
Sol Pérez Martínez
L’histoire de l’Inter-Action Centre de Cedric Price est dominée par un récit récurrent, une légende de flexibilité, d’incertitudes et de participation lancée avec le Fun Palace et qui s’est matérialisée dans l’Inter-Action Centre. De prime abord, la répétition de ce récit fait du Centre un projet peu attrayant à revisiter parce qu’il s’agirait d’une réécriture. Toutefois, les failles dans cette histoire vue sous un seul angle se font évidentes quand on consulte le fonds d’archives de Price. Le projet n’était pas qu’une réussite dans la carrière de Price, mais ce fut le premier centre de ressources artistiques de Grande-Bretagne, qui a transformé la pratique de l’organisation communautaire au cours des années 1970. Pourquoi un seul récit a-t-il prévalu?
Jusqu’à son inauguration en 1977, la presse a éclipsé d’autres récits sur l’Inter-Action Centre en le décrivant comme un « Fun Palace Mark II », une version bâtie réduite du projet largement cité de Price, le Fun Palace1. Conçu avec la directrice de théâtre radicale Joan Littlewood au cours des années 1960, ce dernier est encore aujourd’hui constamment reproduit bien qu’il n’ait jamais été construit. L’Inter-Action Centre, de son côté, n’est plus diffusé : c’était un projet plus petit, moins flexible, moins incertain et considéré à l’époque comme « foncièrement dépourvu d’artifices2 ». Son principal apport, c’est qu’il est l’une des seules manifestations construites des idées de Price3. Cependant, de nouvelles découvertes dans les archives révèlent que l’Inter-Action Centre, quand il n’est pas jugé pour sa flexibilité (ou pour son manque de souplesse), est un projet important dans la carrière de Price et un bâtiment pertinent dans un contexte culturel britannique plus vaste.
Le Centre n’a pas été nommé d’après l’intérêt de Price pour l’interactivité, à l’inverse de ce que croient de nombreuses personnes4, mais pour l’Inter-Action Trust, un organisme artistique communautaire dirigé par Ed Berman, électron libre du théâtre et archéologue. Fondée en 1968, l’organisation caritative avait comme mission de « rendre les arts, en particulier le théâtre, utiles et pertinents pour la vie communautaire, les jeunes et le processus éducatif5 ». À priori décrit comme un « organisme d’action de voisinage », l’Inter-Action Trust se voulait un cadre pour de multiples projets artistiques communautaires6. Il soutenait une approche du théâtre selon laquelle les gens pouvaient apprendre « à travailler ensemble pour améliorer leur environnement » à travers le « théâtre expérimental » et l’« amélioration de la communauté par elle-même7 ».
Grâce au Fonds Cedric Price du CCA, il est possible de comprendre l’Inter-Action Centre comme le produit d’une collaboration entre un réseau d’agents, plutôt que comme la réalisation architecturale d’un seul homme. Outre des plans et des dessins, Price a soigneusement rassemblé des brochures, rapports et demandes de subventions qui survivent rarement à la fermeture d’un organisme caritatif, créant ainsi une précieuse collection qui offre des aperçus d’une histoire locale d’organisation communautaire. Du fait de cette compilation, trois récits alternatifs émergent.
D’abord, un récit édifiant pour les architectes praticiens : l’histoire de la pratique de Cedric Price aurait pu être différente si une poursuite intentée par l’Inter-Action Trust en 1979 s’était aggravée ou si elle avait été communiquée à la presse. Fait surprenant, il n’existe aucune preuve publiée d’un conflit juridique de quatre ans qui a coûté des milliers de livres et privé Price de ses honoraires pour dix ans de travail. Price était-il assez puissant pour garder les médias à distance? Ou était-ce à l’avantage de toutes les parties de taire le litige? Le système de classement méticuleux de Price lui a permis de s’appuyer sur les procès-verbaux de réunions, les lettres et les dessins pour construire avec ses assureurs une défense qui a limité tout dégât supplémentaire. La même disposition dans le fonds d’archive permet aujourd’hui d’en apprendre plus sur les deux parties concernées.
Ensuite, un compte rendu du rôle de l’architecture dans l’organisation communautaire, dans lequel la mise en silo de projets au sein d’un seul récit récursif empêche d’autres historiens de les analyser sous un regard disciplinaire différent. L’Inter-Action Centre n’est pas seulement pertinent du fait qu’il est l’un des très rares projets construits par Cedric Price, mais aussi parce qu’il englobe un moment charnière de l’organisation communautaire en Grande-Bretagne. Il a catalysé une période de développement personnel au sein d’un quartier ouvrier et a changé la manière dont les organismes de financement des arts traditionnels comme l’Arts Council of Great Britain et le Home Office du R.-U. octroyaient des fonds aux organisations communautaires. À travers ses collectes de fonds pour le bâtiment, Ed Berman a ouvert la voie à la remise à des centaines d’autres organisations artistiques communautaires de subventions habituellement réservées aux pratiques traditionnelles, institutionnalisant le mouvement des arts communautaires.
Enfin, l’histoire de la participation de Price dans l’action communautaire durant les années 1970 : la collection des documents éphémères de l’organisme caritatif montre l’implication de Price comme agent de changement social, engagé envers la vision du monde de son client. Entre les coupures de presse et les brochures, nous voyons une facette inhabituelle de Cedric Price, loin de l’élite de Bloomsbury et étroitement associé avec les aspects locaux, politiques et sociaux de l’action communautaire. Le matériel archivistique du projet de l’Inter-Action Centre offre une lecture alternative de l’histoire de Cedric Price, évocatrice pour quiconque ayant une pratique architecturale, un client difficile ou un projet qui a mal tourné, un éclairage nouveau sur une figure canonique qui est pertinente aujourd’hui en matière d’éducation architecturale.
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Lyall, Sutherland. « Fun Palace Mark II », Building Design, 22 avril 1977. DR1995:0252, Fonds Cedric Price, Collection CCA. ↩
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Silver, Nathan. « Hypercandid », New Statesman, 6 mai 1977. DR1995:0252, Fonds Cedric Price, Collection CCA. ↩
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Mars-Jones, Tim. « The Price of Practice », Building Week, 22 avril 1977. DR1995:0252, Fonds Cedric Price, Collection CCA. ↩
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Including Hans Ulrich Obrist. Cedric Price, Re: CP (Berlin: Springer Science & Business Media, 2003), p.71. ↩
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Inter-Action Trust. « Inter-Action Request for Urban Aid through the London Borough of Camden », septembre 1970. DR1995:0252, Fonds Cedric Price, Collection CCA. ↩
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Friedrich, Liesel. « Stoppard’s Play Result of Berman’s Inter-Action », n.d. DR1995:0252, Fonds Cedric Price, Collection CCA. ↩
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Friedrich, Liesel. « Stoppard’s Play Result of Berman’s Inter-Action », n.d. DR1995:0252, Fonds Cedric Price, Collection CCA. ↩
Suggestions de lectures
• Alinsky, Saul D. Rules for Radicals: A Practical Primer for Realistic Radicals. New York City: Vintage, 1989.
• Bobo, Kimberley A., Steve Max, Jackie Kendall, and Midwest Academy. Organizing for Social Change: Midwest Academy Manual for Activists, 3rd edition. Seven Locks Press, 2001.
• Hardingham, Samantha, Eleanor Bron, Wayne Daly, Brett Steele, and Mirko Zardini. Cedric Price Works 1952-2003: A Forward-Minded Retrospective. London: Architectural Association Publications; Montréal: Canadian Centre for Architecture, 2017.
• Price, Cedric. Re: CP. Berlin: Springer Science & Business Media, 2003.
• Trouillot, Michel-Rolph. Silencing the Past: Power and the Production of History. Beacon Press, 2015.