En l’absence de...partenaires inconnaissables

Ivan L. Munuera, Valentina Davila et Elijah Borrero sur des collaborateurs latents

Cet article est le deuxième de notre série « En l’absence de… », écrite par les participants au séminaire Outils d’aujourd’hui 2019 et présentée par Rafico Ruiz dans cette amorce. Ci-dessous, Ivan L. Munuera révèle l’alliance disco-techno des discotectures du XXe siècle, Valentina Davila récupère les archives d’un logement et Elijah Borrero examine les liens entre l’architecture et la guerre.

Alessandro Poli. Dessin d’élévation latérale pour Piper. Épreuve à la gélatine argentique, 24,3 x 30 cm, ARCH262263, Fonds Alessandro Poli, Collection CCA. Don d’Alessandro Poli © Alessandro Poli

En l’absence de…discotecture

Ivan L. Munuera

La « Wonder Wheel » de Luna Park à Coney Island et la Roue de bicyclette de Marcel Duchamp, son readymade de 1913, voilà les références pour le Piper d’Alessandro Poli, un projet d’étudiant sur lequel il travailla en 1966 avec Roberto Gherrardi, Serena Pacini, Franca Spinelli et Roberto Russo à l’Université de Florence sous la direction de leur professeur Leonardo Savioli. Si le Piper débute comme un projet collectif, Poli va continuer à y travailler constamment par lui-même au fil des années dans différents formats : dessins, descriptions, maquettes, photographies, collages photo, etc.1. Le Piper (mot utilisé familièrement en Italie pour désigner une discothèque, dérivé du nom d’un club à Rome) se veut à la fois une boîte de nuit et un manège destiné tant aux humains qu’aux non-humains, en particulier aux automobiles, qui pourraient arriver directement de la rue sur la grande roue pour être mises en rotation, créant une alliance techno entre architecture et autres disciplines. L’entreprise ne ressemble à aucun autre bâtiment, c’est de la discotecture, l’architecture de la discothèque, un artéfact avec une généalogie précise parfois oublié dans les ouvrages classiques traitant d’histoire de l’architecture.

La référence au Luna Park de New York n’est pas fortuite. Une série d’architectes et concepteurs italiens comme Fabrizio Fiumi, Pietro Derossi, Poli et d’autres membres de Superstudio et d’Archizoom font le voyage à Manhattan au début des années 1960. Au départ, ils arrivent aux États-Unis avec l’idée d’étudier Frank Lloyd Wright et l’organicisme américain, mais, après leur visite à Coney Island et à la boîte de nuit Electric Circus à New York, ainsi que dans les magasins de composants industriels de la Bowery et de Canal Street, ils changent d’avis et décident de consacrer leur mémoire pour l’Université de Florence à la discothèque.

La relation entre systèmes de sonorisation et d’éclairage dans la création de ce nouveau type d’architecture, la discotecture, trouve précisément son origine avec l’ouverture de l’Electric Circus. Le bâtiment du club, situé au 19-25 St. Marks Place à New York, a précédemment été une Maison nationale polonaise, puis le restaurant Dom, avant d’être sous-loué en 1966 par Andy Warhol et Paul Morrissey qui le convertissent en boîte de nuit, le DOM, où ils accueillent des performances de l’Exploding Plastic Inevitable. Il est réaménagé par l’agence Chermayeff & Geismar en lieu de spectacles multisensoriels créant un « environnement semi-solide » ayant vocation à « brouiller la lisibilité du cadre architectural. En effet, le cadre et le dispositif architectural à partir duquel il était constitué – le bâtiment, à la fois dans sa structure et son espace – sont devenus superflus, un simple accessoire de l’intérieur en tant que tel2 ».

Le magazine LIFE voit dans l’Electric Circus « un hallucinogène qui […] mélange vie et art d’une façon jamais réalisée auparavant. Le médium, le message et le public sont tous dans le même sac; appeler cela simplement participation du public relève de l’euphémisme flagrant3 ». L’Electric Circus est présenté à l’époque comme « un assaut électronique multimédia contre les sens auditifs et visuels. Alors que les couples dansent, des batteries de projecteurs déversent films, photos et divers autres effets de couleur sur les murs de la “tente”, pendant que des lumières stroboscopiques étincellent et que la sono martèle [la musique]4 ». Cette description est au cœur même de la configuration du projet de Poli également.

Des endroits comme le Piper de Poli ou l’Electric Circus de Chermayeff & Geismar – et d’autres, tels les projets de discothèque de Pietro de Rossi en Italie ou le Palladium d’Arata Isozaki à New York – sont bien documentés dans les archives, car ils sont l’œuvre d’architectes réputés. Pourtant, pour les nombreuses boîtes de nuit conçues par des architectes inconnus ou des agences d’architecture éphémères, par exemple le Loft, le Danceteria ou le Mudd Club à New York, il est difficile de trouver de l’information archivée. Si ces projets sont essentiels dans la configuration de ce qu’est la discotecture, leurs architectes, collectivités, contextes et contributions à l’environnement bâti sont néanmoins absents des histoires de l’architecture.

Pour surmonter ces lacunes, une approche méthodologique combinée est nécessaire : il faut considérer les discothèques comme des entités discursives, mais aussi matérielles, au sein d’une boucle de rétroaction dynamique et complexe. Cette boucle ne peut être comprise qu’à travers un éventail très large de sources archivistiques, beaucoup plus large que si chacune des entités étaient étudiées séparément. Ces sources englobent les histoires orales provenant des principaux acteurs de ces boîtes de nuit (propriétaires, danseurs, DJ), les documents juridiques et administratifs, les règlements, les plans d’urbanisme, les œuvres d’art, les articles journalistiques et les archives privées. La discotecture a créé une généalogie différente pour l’environnement bâti : une architecture conçue comme un spectacle permanent et un ensemble d’assemblages qui ont apporté une visibilité à la construction des corps, des technologies, des médias et des idées propres à l’environnement. Comme le souligne Hannah Arendt dans La crise de la culture, le trésor inestimable que présentaient les réalités imprévues à leur époque pourrait être perdu si les acteurs concernés, leurs conjonctures politiques et leurs milieux disparaissent. La prise de conscience de cette forme d’oubli pourrait générer une compréhension plus vaste du rôle des archives dans la création d’autres traditions et partant, dans la mise de l’avant de processus nouveaux d’émancipation.


  1. Voir AP148.S1.1966.PR01 dans le Fonds Alessandro Poli.  

  2. Sylvia Lavin, Flash in The Pan (Londres: Architectural Association, 2014), 96.  

  3. John Stickney, LIFE (août 11, 1967), 12.  

  4. J.N. Lapsley, “Reflections on ‘The Electric Circus’”, The Journal of Pastoral Care & Counseling (Volume 23. numéro 1, 1969), 1. 

Suggestions de lectures

• Arendt, Hannah. La crise de la culture : huit exercices de pensée politique. Paris : Gallimard, 1972.
• Connerton, Paul. How Societies Remember. Cambridge; New York : Cambridge University Press, 1989.
• Crimp, Douglas. Diss-Co (A Fragment). New York : MoMA PS1, 2015.
• Muñoz, José Esteban. Cruising Utopia: The Then and There of Queer Futurity. New York : New York University Press, 2009.


En l’absence de…transparence en matière de logement

Valentina Davila

Les employées de maison vénézuéliennes vivaient traditionnellement à l’arrière de la résidence de leurs employeurs dans une partie qui leur était réservée, adjacente à la cuisine et à la buanderie. Ces conditions de logement précaires liaient intrinsèquement revenu et habitation : dans le cas où une travailleuse domestique venait à perdre son emploi, elle perdait son logement par la même occasion.

En 2011, douze ans après son élection et deux ans avant sa mort, le président Chávez critiquait sévèrement les « conditions d’emploi et de vie très restrictives des employées de maison ». Pour « améliorer » cette situation, il a fait passer une Loi spéciale pour la dignité des travailleurs résidentiels qui exposait la situation difficile de ces personnes et, pour la première fois dans l’histoire vénézuélienne, reconnaissait et réglementait le travail ménager rémunéré en tant que profession. Également, en 2011, Chávez lançait son ambitieux programme Gran Misión Vivienda Venezuela [Grande mission logement du Venezuela] (GMVV), qui visait à organiser et centraliser tous les efforts consacrés à résoudre la problématique grandissante du manque de logements dans le pays. La GMVV remplaçait l’Instituto Nacional de la Vivienda [Institut national du logement] (INAVI) des années 1970 et la Banco Obrero [Banque des travailleurs] des années 1930. Mobilisée par les nouvelles lois inclusives, les subventions gouvernementales et les stratégies en faveur du logement, une partie importante du personnel de maison a choisi de délaisser la chambre chez l’employeur pour emménager dans leur propre habitation.

Une étude approfondie et rigoureuse des archives de la Banco Obrero, de l’Instituto Nacional de la Vivienda et de la Gran Misión Vivienda est essentielle pour la compréhension des changements organisationnels et structurels qui ont permis aux travailleurs domestiques d’accéder au logement social ainsi que des effets de cette migration sur l’architecture, la société et la géographie urbaine. Néanmoins, dans un pays luttant pour la stabilité sociale, l’intégrité des archives n’est pas toujours une garantie. En 2017, alors que j’effectuais du travail de terrain à Mérida, j’ai demandé à avoir accès aux archives de l’INAVI; je n’ai reçu aucune réponse, et il s’est avéré que personne ne savait comment réagir à une telle requête. Lors d’un rendez-vous avec l’actuel directeur de Mérida de la Gran Mision Vivienda, j’ai à nouveau posé la question du lieu de conservation du matériel d’archives – livres, brochures, plans, documents ou photos. J’ai finalement compris qu’il ne pouvait me donner accès à quelque chose qui n’existait pas. Dans une entrevue à peu près à la même époque, un ancien directeur de l’INAVI a confirmé qu’il n’y avait aucun mandat d’entreposage du matériel archivistique et que, en fait, il avait récemment éliminé une boîte de « souvenirs de l’INAVI » amassés durant plus de trente ans de carrière. Je cherchais des dossiers qui n’existaient pas et ai plutôt découvert un lien irrémédiablement brisé; sur fond de conflit politique complexe, les Vénézuéliens ont perdu leur accès à l’information. Cette perte se traduit non seulement par des archives manquantes, mais aussi par la fermeture et la manipulation des médias, l’asphyxie économique des universités et l’un des débits Internet les plus lents au monde. Cette situation dramatique représente un véritable défi à la production du savoir et ralentit la reconstruction de l’histoire. Malgré tout, de petites parcelles de l’histoire vénézuélienne, un ensemble de publications originales de la Banco Obrero, de l’INAVI et de la GMVV sont accessibles dans le Fonds Minimum Cost Housing Group [Groupe de conception de logements à coûts minimaux] au Centre Canadien d’Architecture. En l’absence d’accès à l’information au Venezuela, ces traces de preuves architecturales deviennent essentielles à la préservation des histoires marginalisées.

Suggestions de lectures

• Blackmore, Lisa. Spectacular Modernity: Dictatorship, Space, and Visuality in Venezuela, 1948-1958. Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 2017.
• Caracas Urban Think Tank, Alfredo Brillembourg Tamayo, Kristin Feireiss, Hubert Klumpner, and Kulturstiftung Des Bundes. Informal City: Caracas Case. Munich : Prestel, 2005.
• Coronil, Fernando. The Magical State: Nature, Money, and Modernity in Venezuela. Chicago : University of Chicago Press, 1997.
• Plaza, Penélope. Culture As Renewable Oil: How Territory, Bureaucratic Power and Culture Coalesce in the Venezuelan Petrostate. Oxon : Routledge, 2019.


Ross & Macdonald. Perspective of RCAF Standard Design Station Hangar, 1951-1954. Photostat, ARCH283430, Fonds Ross & Macdonald, Collection CCA.

En l’absence de…collaborations de guerre

Elijah Borrero

Les contacts et contrats entre l’agence d’architecture montréalaise Ross & Macdonald et l’Aviation royale canadienne (ARC) ont été importants dans les années 1950, avec notamment la conception de dix-sept hangars d’aviation, d’installations de chauffage central, de centres de distribution de vapeur, d’entrepôts, d’un hôpital et de deux quartiers généraux du Commandement aérien des Forces canadiennes. Cette collaboration n’est qu’une des nombreuses facettes, encore inexplorées, du lien entre autorités militaires et pensée architecturale. Comme telles, ces zones d’ombre éclipsent la participation architecturale dans les campagnes et procédures militaires et, plus généralement, les relations entre architecture et guerre au XXe siècle.

Le rendu ci-dessus d’un hangar d’une base de l’ARC donne un aperçu du partenariat entre pensée architecturale et production militaire. Réalisé en septembre 1951 par Ross & Macdonald, le rendu montre en même temps le mouvement de l’aéronef depuis un hangar « typique » jusqu’à la piste, puis dans les airs. La puissance militaire à l’avant-plan protège l’environnement naturel canadien à l’arrière-plan. Mais cette connaissance architecturale ne fait pas qu’imaginer la force militaire à travers la représentation : elle la conçoit. Une fois ces rendus entre les mains du personnel de l’ARC, ils sont reproduits selon les besoins, d’où leur qualification de « typiques ».

Et, faisant partie intégrante d’un réseau militaire beaucoup plus vaste à travers le Canada, ils sont en effet indispensables. Depuis 1951, le pays a accueilli trois réseaux de radars d’alerte lointaine exploités conjointement avec les États-Unis : le Réseau Pinetree, suivi de la Ligne du Centre du Canada, puis finalement du Réseau d’alerte avancé (DEW), lequel consistait en un maillage imposant de stations radars et de communication s’étendant de l’Alaska au Groenland, concentré pour l’essentiel en territoire canadien le long du 69e parallèle nord. Ces infrastructures de détection précoce étaient en outre reliées au système informatique semi-automatique d’infrastructure électronique (SAGE) et contrôlées par lui, et elles étaient exploitées par le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD) au Colorado. Dans ce réseau plus large, ce dont traite le rendu est l’étape finale des décisions du centre de commandement : de la détection par le DEW à l’analyse par SAGE/NORAD et finalement à la réaction de l’ARC. L’architecture est intégrée à ces protocoles de commandement militaire non pas seulement comme reflet de la puissance militaire, mais en tant que partenaire actif, ce même si elle est souvent ignorée.

Suggestions de lectures

• Albrecht, Donald, Margaret Crawford, and Museum National Building. World War II and the American Dream: How Wartime Building Changed a Nation. Washington, D.C.; Londres : National Building Museum; M.I.T., 1995.
• Cohen, Jean-Louis. Architecture in Uniform: Designing and Building for the Second World War. Montréal; Paris; New Haven [Conn.] : Centre canadien d’architecture; Hazan; Distributed by Yale University Press, 2011.
• Loeffler, Jane C. The Architecture of Diplomacy: Building America’s Embassies. New York : Princeton Architectural Press, 1998.
• Monteyne, David. Fallout Shelter: Designing for Civil Defense in the Cold War. Minneapolis : University of Minnesota Press, 2011.

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