Télécopie agli amici di Disneyland
Sebastiano Fabbrini sur une correspondance d'Aldo Rossi à Michael Eisner
« Il est clair que je ne suis pas le Cavalier Bernin, mais il est tout aussi clair que vous n’êtes pas le roi de France ». Ce message est télécopié par Aldo Rossi à ses « amis à Disneyland » le 11 octobre 19881. Son casus belli est alors le projet de grand hôtel du complexe Euro Disney, aujourd’hui Disneyland Paris, auquel Rossi a travaillé pendant plusieurs mois. Si l’on se fie à cette correspondance parvenue jusqu’à nous, l’architecte italien en a assez de recevoir de « minuscules critiques » et décide subitement de mettre un terme à la relation. S’il y a de nombreuses lectures possibles de ce document, l’allusion à Louis XIV jette un éclairage particulier sur un sujet important : l’équilibre du pouvoir entre l’architecture et sa clientèle changeante.
Cette référence est également présente dans Designing Disney’s Theme Parks: The Architecture of Reassurance [L’architecture du réconfort. Les parcs thématiques de Disney], dirigé par Karal Ann Marling, l’un des projets de recherche les plus approfondis menés sur l’environnement bâti de Disney. Même s’il ne mentionne pas la télécopie de Rossi, le projet fait de multiples comparaisons entre Walt Disney et le Roi-Soleil. Par exemple, dans leur essai « Disneyland: Its Place in World Culture », Yi-Fu Tan et Steven Hoelscher écrivent que les deux ont à leur disposition des pouvoirs très étendus, à la fois technologiques et humains2. L’analogie tourne ici autour de la construction de mondes idéalisés aux allures de jardins paradisiaques, juxtaposant Disneyland et la retraite royale de Marly. Si la question de la structure des « pouvoirs très étendus » ayant appuyé ces initiatives reste inexplorée, le simple fait de lier quelqu’un ou quelque chose au Roi-Soleil crée inévitablement une association avec une forme bien particulière de pouvoir, une construction politique définie en Westphalie quelques années avant le voyage du Bernin à Paris et qui, au cours des trois cents ans qui vont suivre, va servir de moteur principal à la modernisation : l’État. Louis XIV personnifie cette idée et se reconnaît lui-même comme tel quand il déclare : « L’État, c’est moi ». Comme le remarque Louis Marin, l’architecture du Roi-Soleil est le lieu où l’État moderne s’exprime et – dans tous les sens du mot – se construit3.
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L’original de cette télécopie est conservé dans les archives du MAXXI, à Rome. En italien, le message se lit comme suit : « É chiaro che io non sono il Cavalier Bernini, ma è altrettanto chiaro che voi non siete il Re di Francia. » ↩
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Yi-Fu Tuan et Steven Hoelscher, « Disneyland: Its Place in World Culture », dans Designing Disney’s Theme Parks: The Architecture of Reassurance, Montréal et Paris, Centre Canadien d’Architecture et Flammarion, 1997, p. 194. ↩
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Louis Marin, « Classical, Baroque: Versailles, or the Architecture of the Prince », Yale French Studies, no 80 (1991), p. 168. Depuis Louis XIV, dans le contexte transatlantique, l’architecture a fonctionné en symbiose avec l’État, et le concept de modernité a toujours été le principal trait d’union entre les deux. ↩
Marin est aussi l’un des premiers intellectuels européens à manifester un intérêt pour Disney. Dès 1973, il commence à étudier Disneyland, le qualifiant d’« utopie dégénérée » et de « projection fantastique de l’histoire de la nation américaine 1». C’est la première d’une longue série de tentatives visant à cartographier le nouveau « paysage du pouvoir 2». Au moment même où Marin livre sa lecture de Disneyland, un autre discours majeur sur l’architecture prend de l’ampleur des deux côtés de l’Atlantique; il s’articule autour du démantèlement de l’État-Nation moderne, un processus entamé sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale. Zygmunt Bauman dépeint ce processus comme une « mutilation du Léviathan », soulignant la disparition du modèle westphalien et l’émergence d’une brèche entre pouvoir et politique3.
Dans Leviathan 2.0, Charles Maier désigne les années 1980 comme le moment d’une réaction généralisée contre l’autorité de l’État4. C’est à cette époque que Michel Foucault commence à écrire sur l’État comme forme de domination, affirmant que le problème du temps est de « libérer » la société de l’État et de ses institutions5. D’un autre côté, on constate également la montée d’une résistance aux formes alternatives d’autorité6. Fort à propos, dans sa « Letter from EuroDisney » de 1993, Jean-Louis Cohen présente les dirigeants de Disney comme les méchantes sorcières et fait jouer au président français Jacques Chirac le rôle, bien sûr, de Blanche-Neige7.
L’interaction entre Rossi et Disney révèle une tension similaire. Comme le dit l’architecte lui-même, durant la plus grande partie de sa carrière, ses clients ont été principalement des comuni – les annexes locales de l’État8. On pourrait même ajouter que l’essentiel de ses projets majeurs ont été réalisés dans des villes gérées par le parti communiste, de Modène à Gallarate. En fait, dès son plus jeune âge, Rossi est profondément baigné dans ce milieu idéologique9. Dans cette perspective, l’allusion de Rossi au roi de France est révélatrice de certaines difficultés qu’il vit dans ses relations avec un client non étatique, lequel, pour envenimer encore plus les choses, a tendance à se comporter comme un État. Après tout, les parcs à thème sont souvent qualifiés de royaumes de Disney.
Évoquer le Cavalier Bernin dans une télécopie adressée au directeur du développement immobilier du complexe Euro Disney (avec copie conforme à Michael Eisner, directeur général de l’entreprise), est clairement une manifestation de pouvoir culturel, une façon de démontrer une supériorité intellectuelle. Le message est en outre rédigé en italien, exprimant ainsi le refus par Rossi de tout compromis. Fait à noter, c’est l’époque à laquelle Pierre Bourdieu publie ses travaux sur la notion de capital culturel, avançant l’idée que tout un chacun peut acquérir un bien culturel, mais que seules les personnes possédant un « capital culturel incorporé » peuvent en profiter pleinement10. Eisner s’enorgueillit sans nul doute d’appartenir à cette catégorie, adoptant le discours tentant inlassablement de présenter les actionnaires de Disney comme « les nouveaux Médicis de notre temps 11». Dans une entrevue récente, l’un de ses employés raconte avec enthousiasme qu’Eisner, ayant grandi dans une maison aux murs de laquelle étaient accrochés des tableaux abstraits, avait pu cultiver son goût prononcé pour l’art dès sa plus tendre enfance12. Ce qui est certain, c’est qu’il ne manquera pas de consommer la lettre de Rossi: aussitôt lue, il l’encadrera et l’accrochera dans son bureau, à la manière d’une œuvre d’art13.
La provocation à la Louis XIV va très bien fonctionner au siège de Disney. À peine la télécopie reçue, Eisner fait venir Rossi aux États-Unis à bord de son jet privé, lui avoue à quel point il a aimé la référence au Bernin et, après de longues négociations, le convainc d’accepter deux projets, à Celebration et à Los Angeles, qui seront plus tard suivis par d’autres collaborations14. Ce qui au départ ressemblait à un affront s’avérera finalement être un passe-partout offert à Rossi pour les coffres de Disney. Douglas Moreland, un des gestionnaires de projet associé aux collaborations de Disney avec Rossi, explique ce changement de cap radical par le fait que l’on veut toujours avoir ce que l’on ne peut posséder, en particulier chez Disney : le rejet d’Eisner par Rossi a fait de ce dernier un incontournable. Mais Moreland constate aussi que Rossi possède le profil idéal de l’architecte de Disney. Dans le jargon de l’entreprise, ceux qui relèvent de cette typologie sont étiquetés « architectes à la cape noire », allusion au personnage de l’artiste unique en son genre, le génie visionnaire dans la lignée de Frank Lloyd Wright15. Dans cette perspective, la trajectoire de Rossi peut être vue comme celle d’un architecte rouge devenu architecte à la cape noire, et assumant très rapidement son statut de valeur sûre.
Concernant le cadre dans lequel cette transformation s’est opérée, une importante indication figure au début du message de Rossi : « Je viens tout juste de lire le dernier facs [sic] envoyé à mon ami Morris Adjmi à propos de notre projet pour Paris16 ». Nonobstant la faute d’orthographe pour le mot « fax », cette note nous éclaire sur la manière dont la pratique de Rossi est structurée à l’époque : l’« ami » Morris Adjmi de Rossi est en fait son associé, qui gère la portion américaine de l’activité à partir du bureau satellite ouvert par Rossi à New York en 1986. Rossi possède également un réseau de bureaux plus modestes dans d’autres pays, comme le Japon, l’Allemagne et les Pays-Bas. Ses projets, clients et même employés s’internationalisent de plus en plus. Dans cette optique, les va-et-vient entre Rossi et Disney doivent être vus comme un dialogue entre deux entités multinationales œuvrant sur des marchés semblables.
À l’époque, le télécopieur est le principal trait d’union, et il n’est pas juste un appareil technologique pour communiquer avec clients et collaborateurs17. Dans la dernière décennie de la carrière de Rossi, la plupart des projets sont développés sur l’axe Milan-New York, les deux bureaux s’échangeant dessins et autres documents par télécopieur. Par exemple, si l’on souhaite faire des recherches sur le projet d’hôtel à Euro Disney, l’essentiel du matériel accessible l’est uniquement sur de longs rouleaux de papier de télécopie. Cela en dit long sur l’importante transition que représente une activité répartie entre plusieurs pays pour mener des projets dans un cadre international. Si la révolution numérique va bouleverser le scénario tout entier, le télécopieur est plutôt le témoin d’une étape intermédiaire singulière durant laquelle la conception architecturale amorce un processus de mondialisation, alors que le papier est le support qui règne toujours en maître sur la discipline18. Aucune autorité traditionnelle ne peut exercer un contrôle total sur des objets qui, quoique tangibles, existent sous la forme d’une infinité possible d’exemplaires, en de multiples lieux19.
Au moment où Rossi écrit sa lettre polémique en 1988, I.M. Pei en est à terminer sa rénovation du Louvre. C’est le joyau de la couronne de grands aménagements parisiens voulus par François Mitterrand. Et, là encore, le protagoniste n’est pas un architecte français. Même si Mitterrand est socialiste, il voit dans le Louvre un symbole de pouvoir par excellence et un élément clé de sa politique de grandeur, à un point tel que nombreux sont ceux qui l’accusent de revenir à la vieille tradition royaliste. Selon Irving Lavin, devant de telles critiques, le président va faire tout ce qu’il peut pour rassurer Pei, son architecte : « Je ne vous abandonnerai pas comme Louis XIV a abandonné Le Bernin!20 »
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Louis Marin a publié ses premières réflexions sur Disney dans Utopiques : Jeux d’Espaces. Il y voyait en Disney une « projection fantastique de l’histoire de la nation américaine ». Louis Marin, « Dégénérescence utopique : Disneyland », dans Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 297–324. ↩
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L’expression « paysage du pouvoir » a été créée par Sharon Zukin. Sharon Zukin, Landscapes of Power: From Detroit to Disney World, Berkeley, University of California Press, 1993. ↩
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Zygmunt Bauman et Carlo Bordoni, State of Crisis, Cambridge, Polity Press, 2014. ↩
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Charles Maier, Leviathan 2.0: Inventing Modern Statehood, Cambridge, Harvard University Press, 2012, p. 303. ↩
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Michel Foucault, « The Subject and Power », Critical Inquiry, vol. 8, no 4 (1982), p. 785. ↩
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Robert Cooper, The Postmodern State and the World Order, Londres, Demos, 1996, p. ix. Comme l’a mentionné Robert Cooper, vers le milieu des années 1990, plus de la moitié des entités économiques les plus importantes du monde étaient des entreprises, pas des pays : plus précisément, il s’agissait de multinationales, comme Disney. ↩
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Jean-Louis Cohen, « Letter from EuroDisney » ANY: Architecture New York, no 1 (1993), p. 54. ↩
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Vittorio Magnano Lampugnani, « Colloquio con Aldo Rossi » Domus, no 722 (1990), p. 17-28. ↩
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Rossi a soutenu le parti communiste et même écrit plusieurs articles pour le journal Voce Comunista. ↩
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Pierre Bourdieu, « The Forms of Capital », dans Handbook of Theory and Research for the Sociology of Education, Westport, Greenwood, 1986, p. 241–258. ↩
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Le fait est connu. Kathy Privatt, « Modern Medicis », dans Angels in the American Theater: Patrons, Patronage, and Philanthropy, Cardondale, Southern Illinois University Press, 2007, p. 259–275. Même The New York Times s’est fendu d’un article intitulé « Medici Behind Disney High Art », saluant Eisner pour sa « capacité à soutenir la culture ». Peter Applebome, « The Medici Behind Disney High Art », The New York Times, 4 octobre 1998. ↩
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Douglas Moreland, entrevue téléphonique avec l’auteur, 28 mars 2016. Douglas Moreland est architecte et travaillait comme gestionnaire de projet pour Disney, y compris sur quelques collaborations de Rossi avec la compagnie. ↩
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Morris Adjmi, entrevue téléphonique avec l’auteur, 10 avril 2016. Morris Adjmi était l’associé de Rossi et dirigeait son bureau à New York. ↩
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Morris Adjmi, entrevue téléphonique avec l’auteur, 10 avril 2016. ↩
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Douglas Moreland, entrevue téléphonique avec l’auteur, 28 mars 2016. ↩
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Aldo Rossi, télécopie adressée au directeur du développement immobilier du complexe Euro Disney, le 11 octobre 1988. ↩
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Dans cette ère prénumérique, le télécopieur était sans nul doute la technologie incontournable pour les communications, internes comme externes. Par exemple, les « minuscules critiques » qui irritaient Rossi ont d’abord été formulées au siège social de Disney à Burbank par les cadres dirigeants de l’entreprise, lesquels ont envoyé une télécopie au directeur du développement immobilier du complexe Euro Disney, qui à son tour a adressé une télécopie à Morris Adjmi au bureau satellite new-yorkais de Rossi, qui finalement a télécopié la missive à l’agence de l’architecte à Milan. La réponse polémique de Rossi aux « minuscules critiques » d’Eisner a été elle aussi livrée par télécopieur. La version originale de la télécopie « du Bernin », celle portant la signature manuscrite de Rossi, n’a quitté son agence milanaise que lorsqu’elle a transférée au MAXXI avec le fonds d’archives Rossi. ↩
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P.L. Knox et P.J. Taylor, « Toward a Geography of the Globalization of Architecture Office Networks », Journal of Architectural Education, vol. 58, no 3 (2005), p. 23–32. Selon Knox et Taylor, le télécopieur représentait en partie une anticipation des agences virtuelles du début des années 2000 et a posé dès les débuts de sérieuses questions sur les appartenances architecturales. ↩
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Bruno Latour et Adam Lowe, « The Migration of the Aura or How to Explore the Original through its Facsimiles », dans Switching Codes, Chicago, University of Chicago Press, 2010), p. 275–298. L’usage du télécopieur pose également un certain nombre de questions quant aux reproductions. Rossi notait dans une des ébauches de son Autobiographie scientifique, rédigée alors même qu’il commençait à travailler avec des machines produisant des facsimilés bien réels : « L’original, réel ou présumé, sera un objet obscur qui s’identifie à la copie » (Archive of the Getty Research Institute). Surtout, c’était exactement la période où lui-même commençait à travailler avec des machines qui produisaient des facsimilés bien réels. ↩
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Irving Lavin, « Bernini’s Image of the Sun King », dans The Art of Gianlorenzo Bernini, Londres, The Pindar Press, 2007, p. 630. Dans ce contexte, le post-scriptum de Lavin, « Louis XIV : Bernini = Mitterrand : Pei » prend toute sa saveur. ↩
Ce texte figure dans Architecture Itself and Other Postmodernization Effects.