Lettre de Roberto Matta-Echaurren à son fils Gordon [connu plus tard sous le nom de Gordon Matta-Clark] postdatée du 9 janvier 1962 :

On trouve la lettre de Matta dans un dossier de documents originaux que possédait la mère de Gordon, Ann Alpert Clark, et qui fait désormais partie intégrante de la succession Matta-Clark et des collections spéciales du CCA. Les lettres de Matta à cette famille qu’il avait abandonnée quelques mois après la naissance de ses jumeaux, ainsi que les lettres de Gordon à sa mère alors qu’il était étudiant à Cornell, constituent un précieux témoignage de la tectonique du triangle familial qui est peut-être à l’origine de la carrière de cet « anarchitecte » itinérant.

Les conseils de Matta sous-entendent que l’architecture vient avec la sanction de l’autorité paternelle et la générosité des amis architectes du père, tous renommés. Ce sont eux, peut-être plus que ses années en école d’architecture, qui façonnent selon Matta l’architecte que Gordon deviendra. Toujours en janvier 1962, Matta écrit à Josep Lluís Sert, doyen de l’école d’architecture à Harvard, qui lui répondra, trois semaines plus tard, qu’il « serait heureux de rencontrer [le fils de Matta] », mais que « jusqu’à maintenant » il n’a « reçu aucune communication » de lui¹. Plus tard cette année-là, Gordon acceptera une proposition de la Cornell University.

L’architecture, tel que Matta le suggère, se présente comme une « fin » temporaire, un état intermédiaire entre le « nulle part » et le « nouveau départ » auxquels il fait allusion dans sa lettre. Matta transforme un terme anglais (no where) qui évoque un « manque de repères » en une voie à double sens ou un carrefour giratoire par un fractionnement langagier à la Joyce (now here, ici maintenant). Cependant, par le même jeu de mots, nowhere se trouve coïncider avec un cheminement professionnel en architecture, que Matta invite son fils à suivre. Dans son ensemble, la lettre se lit comme la carte routière d’un voyage vers nulle part, emballée tel le cadeau d’un père et envoyée en réaction à l’une des résolutions du Nouvel An de Gordon.

Tout en réprimandant son fils au sujet de ce « parcours qui ne mène nulle part », Matta estime que l’architecture pourrait être le « but » à suivre pour mettre fin à ses habitudes destructrices, sous-tendant qu’une formation en ce domaine peut agir comme un mécanisme correcteur pour orienter le jeune déraisonnable, qui allait avoir dix-neuf ans cette année-là, vers une trajectoire professionnelle plus « significative ». En effet, Gordon a souvent eu des problèmes au volant, mais il est clair que l’école d’architecture n’a pas réglé le problème. Moins d’un an après s’être inscrit à Cornell, un grave accident de voiture précipite une escapade à Paris et un projet non concrétisé d’inscription dans une école de cinéma; cependant, à la suite d’un bref stage dans une agence d’architecture à Rome à l’été 1964, l’étudiant rebelle reviendra à Ithaca reprendre des études d’architecture pour obtenir quatre ans plus tard son diplôme de Cornell¹.

Patrimoine et patronage sont quasiment identiques ici. Matta, le pionnier de l’architecture surréaliste, ancien disciple de Le Corbusier, collaborateur de Gropius et Moholy-Nagy, ami d’Alvar Aalto et artiste qui consacra la majeure partie de la première décennie de sa carrière à renier l’architecture, fait alors un retour dans le domaine par l’entremise de la carrière de son fils.

Matta aimait les baptêmes : il organisait des fêtes pour nommer ses tableaux. Apparemment, il a fait de même à plusieurs reprises avec sa progéniture. Si Teeny, la femme de Duchamp, est la marraine du jeune Gordon, Breuer, Johnson et Kiesler, amis architectes new-yorkais de Matta mentionnés dans cette lettre, sont ses parrains désignés qui lancent sa carrière comme (an)architecte. Ces personnages avunculaires sont sans doute loin de se douter que leur protégé dédiera sa pratique ultérieure à attaquer les fondements mêmes de ce qui l’a poussé à se consacrer à l’architecture.

Même si Gordon ne « dilapida » jamais l’argent de ce billet de retour à la demeure paternelle cette année-là, le fils de l’artiste mettra plus tard tous ses efforts à démolir, tailler en pièces et corrompre les bases institutionnelles de la vocation originelle de son père et à faire de sa pratique une source de dépenses ininterrompues. La destination vers l’anarchitecture n’est peut-être pas celle que Matta avait présagée dans sa lettre de Nouvel An; c’est plutôt l’ajout propre à Gordon d’un contournement du cheminement indirect de l’architecture vers « nulle part ».