En l’absence de…vérités quotidiennes
Jordan Kinder, Endriana Audisho et Michael Moynihan sur les représentations incomplètes
Cet article est le troisième de notre série « En l’absence de… », écrite par les participants de notre séminaire Outils d’aujourd’hui 2019 et présentée par Rafico Ruiz dans cette amorce. Ci-dessous, Jordan Kinder réfléchit à l’esthétique cartographique du projet de pipeline de la vallée du Mackenzie, Endriana Audisho aborde l’histoire contemporaine des conflits médiatisées, et Michael Moynihan se penche sur les diagrammes de systèmes conservés dans les archives de van Ginkel Associates.
En l’absence d’un…futur frais
Jordan Kinder
Dans son livre, [Reza] Negarestani donne au pétrole, entre autres noms, celui de « cadavre noir du soleil ». Cela me fait penser à la couleur du pétrole. J’en ai déjà vu se déverser. Rien ne peut être comparé à sa noirceur. Le pétrole est ultra-noir1.
Les collisions entre le passé et le présent qui surviennent à l’ère géologique, que certains choisissent d’appeler Anthropocène, déterminent les rapports présents dans notre avenir collectif. Selon ces déterminations, pour dire les choses simplement, notre avenir sera probablement plutôt chaud que frais. Juin 2019, par exemple, s’est avéré être le mois de juin le plus chaud de l’histoire. Au moment où nous écrivons ces lignes, juillet 2019 était devenu le mois le plus chaud jamais enregistré. Cette chaleur que nous connaissons aujourd’hui est le résultat de l’accumulation des émissions de gaz à effet de serre du passé. En d’autres termes, nous vivons chaque jour non pas « dans le feu de l’action », comme le dit Andreas Malm, mais « dans le feu de ce passé en cours2 ». Les archives se présentent ainsi comme des espaces permettant d’aborder ce passé en cours et de s’éloigner de ce futur déterminant; elles sont les traces d’un passé dont l’avenir ne s’est peut-être pas réalisé, offrant un espace pour la spéculation.
Produite au début des années 1970 par van Ginkel Associates Ltd. pour Canadian Arctic Gas Ltd, un consortium de compagnies pétrolières nord-américaines responsable du projet de gazoduc de la vallée du Mackenzie, la carte ci-dessous détaille le territoire et les voies navigables d’où le pipeline prendrait sa source. C’est une cartographie qui, en prévision d’une inertie infrastructurelle culminant dans la création d’un corridor énergétique, transcrit un paysage en un ensemble lisible par les forces du capitalisme extractif. En concevant cette carte, van Ginkel Associates Ltd. a propulsé les forces colonisatrices de l’économie fossile. Le médium utilisé ici – de l’encre sur film – se prête à la reproduction et à la manipulation sous un regard extractif attentif.
Passant du noir au bleu dans la version finale de la carte, les voies navigables sont représentées de façon intacte malgré la contribution potentielle du pipeline à une aggravation du verrouillage carbone. Les archives, lues dans la perspective qui leur est propre, offrent une contre-fiction spéculative à cette transition en douceur de l’ultra-noir à l’ultra-bleu. Cette carte suggère comme avenir celui d’une planète vivant une contamination aussi profonde que l’encre qui marque le film. C’est précisément ce qui est si troublant et intrigant dans la carte – sa coloration active un imaginaire pétroculturel latent alors que nous y reconnaissons spontanément du pétrole. Est-ce de l’eau ou du pétrole ? Notre présent et notre avenir sont conditionnés par ce point de pression spéculatif de la saturation pétroculturelle, car tous les paysages aquatiques sont aujourd’hui, à bien des égards, contaminés. Les bassins de décantation, les océans acidifiés, les lacs avec des proliférations d’algues nocives et les microplastiques massivement distribués dans l’océan sont autant d’indices de cette réalité. Le pipeline de la vallée du Mackenzie constitue une présence absente dans l’imaginaire énergétique de l’État-nation canadien – il hante le paysage nordique, suivant un cycle de propositions qui a fixé à 2022 la date de sa construction éventuelle, même si la réalisation physique du projet est généralement considérée comme peu probable.
L’économie fossile a été et sera toujours un projet nécropolitique, et elle continue de se développer avec ou sans la contribution du pipeline de la vallée du Mackenzie. À première vue, la persistance du pipeline proposé peut sembler politiquement immobilisante, mais l’incertitude perpétuelle de son avenir a en même temps un effet mobilisant pour ceux d’entre nous qui souhaitent mettre un terme à la croissance de l’économie fossile et son programme nécropolitique. Que faudrait-il pour retarder indéfiniment la construction de chaque nouvelle infrastructure de combustible fossile – pour mettre en route un avenir qui n’est pas tout à fait frais, mais qui n’est pas non plus complètement réchauffé ?
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Oxana Timofeeva, “Ultra-Black: Towards a Materialist Theory of Oil,” e-flux 84, 2017. ↩
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Andreas Malm, The Progress of This Storm: Nature and Society in a Warming World, New York, Verso, 2018, p. 5. ↩
Suggestions de lectures
• Coulthard, Glen. Red Skin, White Masks: Rejecting the Colonial Politics of Recognition. Minneapolis, University of Minnesota Press, 2014.
• Cowen, Deborah. « Infrastructures of Empire and Resistance ». Verso blog, 2017.
• Demos, T.J.. « Blackout: The Necropolitics of Extraction ». Dispatches 1, 2018.
• Malm, Andreas. The Progress of This Storm: Nature and Society in a Warming World. New York, Verso, 2018.
• Simpson, Leanne Betasamosake. As We Have Always Done: Indigenous Freedom Through Radical Resistance. Minneapolis, University of Minnesota Press, 2017.
• Timofeeva, Oxana. « Ultra-Black: Towards a Materialist Theory of Oil ». e-flux 84, 2017.
• Weeks, Maya. « From the Waterline ». Canadian Art, 2018.
• Yusoff, Kathryn. A Billion Black Anthropocenes or None. Minneapolis, University of Minnesota Press.
En l’absence de…évidences visuelles en temps de conflit
Endriana Audisho
De la couverture 24h/24 de la guerre du Golfe de 1991 réalisée par Cable News Network (CNN) au plus récent Printemps arabe de 2010–2012, l’esthétisation et la médiation des conflits par l’entremise de l’écran numérique a bousculé les représentations de l’architecture et de la ville. La retransmission en direct de la guerre du Golfe par CNN a donné corps à la ville de Bagdad à travers le langage de la résolution apparaissant à l’écran. Couvrant la ville sous un filtre vert fluorescent granuleux de vision nocturne, les images avaient une « nature étrange, de commande à distance1 » qui rendait difficile toute distinction entre réalité et représentation simulée de la cité. Plus récemment, l’utilisation des médias sociaux durant le Printemps arabe a fait circuler un récit continu (bien que contradictoire) sur la ville entre appareils personnels. Paradoxalement, l’augmentation du nombre d’écrans et de leur résolution n’a pas forcément produit d’évidences visuelles. La saturation des sources a plutôt créé un environnement d’impossibilité – « impossibilité d’absorption, de contrôle, de limitation et de contenu2 ». Ces conflits par écrans interposés sont ainsi devenus le véritable creuset de la contestation politique dans la mesure où ils soulèvent des questions de légitimité. L’absence d’évidences visuelles en temps de conflit force une redéfinition du rôle joué par les images dans l’élaboration des récits sur l’architecture et la ville : comment les preuves visuelles ont-elles été utilisées pour contester les récits étouffés, hégémoniques ou dominants?
La collecte de preuves visuelles relève aujourd’hui d’une méthodologie essentielle, notamment pour une génération d’historiens et de chercheurs particulièrement instruits de la chose visuelle. Dans Eyewitnessing: The Uses of Images As Historical Evidence, l’historien Peter Burke affirme que les images se situent au même niveau que les textes littéraires et les témoignages oraux comme formes valables de preuve historique. S’il appuie le recours aux images, Burke souligne que nous devons toujours situer le témoignage des images dans un contexte ou, mieux encore, « dans une série de contextes au pluriel3 ». Travailler dans cette idée de pluralité permet des comparaisons, notamment en mettant en relief des liens, en exposant des absences ou en établissant de nouvelles associations. Par exemple, L’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg [titre original en allemand : Bilderatlas Mnemosyne], publié en 1924, comporte près d’un millier d’images provenant du quotidien, en particulier de journaux, de livres et de magazines, et pourrait être qualifié d’outil de collecte des traces de la vie courante et de réorganisation spatiale de ces réalités. Dans Atlas ou le gai savoir inquiet, Georges Didi-Huberman explique que Warburg avait inventé un mode de présentation qui agissait comme un « espace analytique […] fondé sur la recherche de la vérité4 » en période de crise narrative, tout en permettant à ces images de parler par elles-mêmes, car leur assemblage grâce à la technique du montage « ferait surgir de nouvelles connexions ou affinités entre certaines images5 ». L’Atlas Mnémosyne, donc, arbitre une relation tendue entre le constat et la possibilité d’une alternative.
Le recours à la collecte de preuves, en particulier dans notre contexte de post-vérité, a favorisé l’essor de pratiques architecturales qui utilisent des méthodologies médico-légales. Il faut souligner le travail remarquable de Forensic Architecture, un groupe de recherche multidisciplinaire dirigé par l’architecte Eyal Weizman, qui enquête sur les violations commises par les États en matière de droits humains. Forensic Architecture recueille des preuves provenant de sources variées sur le terrain ou dans notre complexe espace médiatique contemporain, assemble le matériel fragmentaire pour en faire un récit concluant et présente des causes sur diverses plateformes, souvent des tribunaux. Le rassemblement de preuves visuelles, en concret, a joué un rôle essentiel dans la représentation de la violence dans ces causes. À titre d’exemple, dans leur enquête sur le bombardement de Rafah en 2014, Forensic Architecture s’est vu refuser l’accès à la bande de Gaza et a dû par conséquent s’appuyer fortement sur des informations de sources libres, comme les images et vidéos mises en circulation en ligne par les citoyens de Rafah, ce afin de déterminer les lieux et l’ampleur des bombardements. En comparant les formes de nuages de fumée, en analysant les ombres et en identifiant les éléments bâtis, le matériel visuel a été géolocalisé dans un modèle numérique de Rafah. Les images qui se chevauchent permettent non seulement de localiser le site du bombardement et de reconstituer un portrait de l’événement, mais aussi de matérialiser ce qu’Amnistie Internationale a identifié comme étant un crime de guerre. En rendant visible ce qui était inaccessible, l’assemblage de preuves visuelles a donné une dynamique à un site par ailleurs étroitement contrôlé, filtré, disputé et, dans ce cas, réduit au silence.
Le type de pratique élargie adopté par Forensic Architecture a redéfini la nature de la construction narrative et partant, les représentations de l’architecture et de la ville. Sa méthodologie reconnaît la fonction essentielle que la preuve visuelle peut jouer dans les zones de conflit actuelles et passées, particulièrement dans la construction de contre-récits. Pourtant, comme Burke le souligne dans Eyewitnessing, il nous faut être bien conscients de la façon dont ces « témoignages muets » sont traduits6. L’interprétation même de ces images demeure complexe, la notion de marge d’erreur étant intrinsèque à tout processus de transposition. En outre, l’on sait que les images ne sont pas de purs documents. Elles recadrent l’information autant qu’elles en véhiculent, et la valeur qu’elles portent peut évoluer avec le temps. Elles peuvent être « muettes » à un moment donné, sans que cela empêche qu’elles aient un rôle à jouer à l’avenir. Elles sont dépositaires d’histoires futures; la manière dont on les déplace et leur lieu d’archivage sont en ce sens tout aussi importants que leur usage actuel dans la construction narrative. En l’absence d’évidences visuelles en temps de conflit, c’est un rappel pressant que des perspectives nouvelles n’exonèrent pas de conjuguer la vérité au pluriel du passé, présent et futur.
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« The Talk of the Town », The New Yorker, 28 January 1991, p. 21. ↩
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Peter Bandeira and André Tavares, eds., dans Floating Images: Eduardo Souto de Moura’s Wall Atlas, Zurich, Lars Müller Publishers, 2012), p, 10. ↩
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Peter Burke, Eyewitnessing: The Uses of Images As Historical Evidence, Londres, Reaktion Books, Limited, 2014, p. 187. ↩
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Georges Didi-Huberman, Atlas, or the Anxious Gay Science, Chicago, The University of Chicago Press, 2018, p. 230. ↩
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Ibid. ↩
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Burke, p. 14. ↩
Suggestions de lectures
• Baudrillard, Jean. La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Paris, Éditions Galilée, 1995.
• Burke, Peter. Eyewitnessing: The Uses of Images As Historical Evidence. Londres, Reaktion Books, 2014.
• Campt, Tina. Listening to Images. Raleigh-Durham, Duke University Press, 2017.
• Didi-Huberman, Georges. Atlas ou le gai savoir inquiet, Paris, les Éditions de Minuit, 2018.
• Dufour, Diane and Chistian Delage, Thomas Keenan, Tomasz Kizny, Luce Lebart, Jennifer Mnookin, Anthony Petiteau, Eric Stover, and Eyal Weizman. Images à charge : la construction de la preuve par l’image. Paris, Le Bal, Editions Xavier Barral, 2015.
• Elias, Chad. Posthumous Images: Contemporary Art and Memory Politics in Post-Civil War Lebanon. Durham, Duke University Press, 2018.
• Franke, Anselm and Eyal Weizman. Forensis. Berlin, Sternberg Press, 2014.
• Friedberg, Anne. The Virtual Window: From Alberti to Microsoft. Cambridge, MIT Press, 2006.
• Mitchell, J.T., William. The Reconfigured Eye: Visual Truth in the Post-Photographic Era. Cambridge, MIT Press, 1992.
• Virilio, Paul. L’écran du désert : chroniques de guerre, Paris, Éditions Galilée, 1991.
• Virilio, Paul. Un paysage d’événements, Paris, Éditions Galilée, 1996.
En l’absence de…réalité
Michael Moynihan
L’image ci-dessus, avec ses lignes colorées et fluides et ses listes manuscrites en colonnes bien alignées, est le diagramme de conception d’un aéroport. Ce document – tout comme des centaines d’autres similaires – a été créé par van Ginkel Associates Ltd, qui a utilisé ce type de diagrammes en les qualifiant d’« approche systémique » tout au long des années 1960 et 1970 pour imaginer leur travail de conception. Dans un numéro d’Architectural Record de 1968, Sandy van Ginkel a déclaré : « L’approche systémique n’est évidemment pas destinée uniquement aux aéroports », une affirmation illustrée un an plus tôt par un diagramme systématique des « problèmes indiens au Canada » dans lequel van Ginkel Associates Ltd. identifie le « manque de motivation » comme le problème central de la « culture indienne ».
En mettant de côté le contenu de leur analyse, ces documents contribuent fortement à montrer les différentes manières – des aéroports à l’anthropologie – dont les systèmes se sont servis pour abstraire et aborder des problèmes complexes. Bien que cet aéroport devait être construit à Montréal, la compréhension abstraite de l’espace a permis aux architectes de traduire facilement cette conception en une série d’autres aéroports dans toute l’Amérique latine et les Caraïbes, notamment au Vénézuela, en Jamaïque et au Brésil.
Aucune personne au fait de l’histoire intellectuelle des sciences sociales ou de l’architecture dans les années 1960 et 1970 ne serait surprise par cette approche. Comme Ludwig von Bertalanffy l’a dit dans son essai influent General Systems Theory, « les systèmes étaient partout ». C’est particulièrement vrai dans le discours sur le développement, où l’utilisation de l’analyse systémique est devenue une méthodologie essentielle pour les économistes, les politiciens et les élites technocratiques qui promouvaient des stratégies nationales de développement dans le monde entier. Arturo Escobar a fait valoir qu’au cours de ces décennies, « le développement avait atteint un statut de certitude dans l’imaginaire social » et il cite les effets de distanciation obtenus grâce aux « systèmes et mécanismes de rétroaction » comme l’un des moyens par lesquels les universitaires et les experts ont continué à pousser le développement même lorsque les conditions de la plupart des gens ne s’amélioraient pas. La « réalité », observait Escobar, « avait été colonisée par le discours sur le développement1 ».
Lorsqu’il consulte les diagrammes de systèmes dans une archive, l’historien risque d’aggraver cet effet de distanciation, en empêchant de comprendre comment l’histoire se crée dans la vie quotidienne. La nature même du procédé utilisé par un service d’archives pour collecter des documents – autrement dit, évaluer quels documents ont de la valeur – permet difficilement de concevoir la manière dont l’espace est produit à un niveau local et significatif. Les voix des organisations de quartier et des mouvements de solidarité sont souvent absentes des systèmes et des archives. Ainsi, de nombreux groupes se sont formés en réaction aux grands projets de développement – tel que l’aéroport conçu par van Ginkel Associates Ltd. pour la ville de Salvador, au Brésil – pour contrer directement l’encouragement apporté par l’État à un investissement international qui, craignaient-ils, contribuerait aux efforts de répression et de réglementation. On pourrait argumenter que ces acteurs locaux, plutôt que d’être des victimes passives dont la vie était définie par des modèles sociaux systématiques ou une dynamique politique du haut vers le bas, ont souvent influencé de manière drastique la direction, le rythme et le résultat des décisions prises en matière de développement.
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Arturo Escobar, Encountering Development: The making and Remaking of the Third World, Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 5. ↩
Suggestions de lectures
• Escobar, Arturo. Encountering Development: The Making and the Unmaking of the Third World. Princeton, Princeton University Press, 1995.
• Rindzevičiūtė, Eglė. The Power of Systems: How Policy Sciences Opened Up the Cold War World. Ithaca, Cornell University Press, 2016.
• Massey, Doreen. For Space. Londres, SAGE, 2005.
• van Ginkel, H.P. Daniel. « The Systems Approach: a working tool for airport design », Architectural Record, August 1968.
• von Bertalanffy, Ludwig. General System Theory: Foundations, Development, Applications. New York, George Braziller, 1969.