Querido Amancio, organisée à l’occasion de notre nouveau fonds Amancio Williams, a donné lieu à une lecture publique de lettres personnelles, au cours de laquelle les participants - Emilio Ambasz, Florencia Álvarez, Giovanna Borasi, Fernando Diez, Kenneth Frampton, Mario Gandelsonas, Juan Herreros, Martin Huberman, Cayetana Mercé, Inés Moisset, Ciro Najle, Ana Rascovsky, Claudio Vekstein et Claudio Williams - ont commenté l’héritage d’Amancio Williams.
Querido papá
Claudio Williams confère un héritage
Cher Papa,
Après plusieurs années à conserver tes archives, à fournir des efforts considérables et à consentir les investissements nécessaires à la diffusion de ton œuvre, tes enfants se sont finalement résolus à donner la totalité des archives au Centre Canadien d’Architecture (CCA), dont le siège social est à Montréal, au Canada.
C’est l’aboutissement d’un long processus amorcé à ta mort, en octobre 1989, quoiqu’en réalité, il ait débuté bien avant, quand tu as commencé tes premiers travaux, en 1943.
Comme tu le sais, les archives contiennent environ 7 000 plans, plus de 5 000 lettres, 7 500 négatifs et diapositives, une grande quantité de photographies imprimées, tout ce qui a été publié sur ton œuvre, de ton vivant et depuis ta mort, six maquettes et un vaste ensemble de planches, toutes de grande qualité et de grande taille. Pour documenter et présenter tes projets, tu as produit des planches d’une grande force expressive, en formant en général des ensembles qui correspondent à chaque œuvre et qui constituent en soi de puissants ensembles esthétiques.
Parmi les principaux jeux de planches que tu nous as laissés, soulignons les plans de la Maison sur le ruisseau, auxquels Delfina, ton épouse et notre mère, a fortement contribué; ceux des Logements dans l’espace, qui incluent des planches dessinées par maman; ceux de l’Édifice à bureaux suspendu, auxquels ont contribué César Janello, Colette Boccara et Jorge Butler; les formidables collages de la Salle de spectacles plastiques et de son dans l’espace; les images de la Maison dans le parc Pereyra Iraola, également faites par maman; les plans des hôpitaux de la province de Corrientes, avec l’intervention de Jaco Saal et de Helvidia Toscano, qui incluent des perspectives remarquables peintes à l’émail par cette architecte; les travaux du début des années 60, avec l’intervention d’Emilio Ambasz et de Norberto Benvenuto, étudiants à l’époque; les splendides collages de grande taille qui illustrent les divers projets des voûtes pelure, réalisés par différentes applications, avec la participation de Luis Santos, Norberto Steindl, Eduardo Leston et Santiago Bonfanti; le projet pour l’église à Berlin et l’usine Igam, également avec de grands collages.
D’autres planches et collages de cette admirable collection illustrent le projet de l’immeuble à appartements à Belgrano, avec l’équipe menée par Juan Trouilh; celui de la croix dans le fleuve, avec la participation de Eugenia Berner Arenaza, Susana Foutel et Ricardo Baumgarten, et la cruciale intervention structurelle de l’étude Leonhardt und Andrä, grâce à l’équipe menée par le même Leonhardt et ses ingénieurs Wilhelm Zellner et Reiner Saul, de Stuttgart; le projet pour la ville dans l’Antarctique argentine avec la même équipe; les collaborations de tes amis Mario Payssé Reyes et Reginald Malcomson pour la proposition de « La ville dont l’humanité a besoin ».
En plus des maquettes originales produites par toi, le fonds d’archives a incorporé un splendide modèle d’un des hôpitaux de la province de Corrientes produit par Raquel Peralta Ramos – fille de Raquel Palomeque, l’épouse de Horacio Coppola – et une autre grande maquette de la Maison sur le ruisseau, qui inclut le terrain au complet et le pavillon de service, produite par ton disciple Claudio Vekstein pour le Museum of Contemporary Art de Los Angeles.
Ton fonds d’archives comprend en outre une volumineuse correspondance avec nombre de tes amis : Le Corbusier, Walter Gropius, Fernand Léger, Jean Prouvé, Pier Luigi Nervi, Oscar Niemeyer, Ignacio Pirovano, André Bloc, Fernando Belaúnde Terry, Emilio Ambasz, Reginald Malcomson, Roberto Burle Marx, parmi tant d’autres. Cette correspondance, consacrée en général à tes projets et en partie aux œuvres et productions que ces projets ont entraînés, reflète en même temps tes propres succès, tracas, frustrations, illusions ainsi que ta vision toujours optimiste, malgré un milieu réfractaire à tes aspirations.
Outre ta propre production photographique, on trouve une grande quantité de photographies de Horacio Coppola, Grete Stern, Manuel Gómez, Adrián Sonino , Roberto Bunge, Wolf Esmoris, Ricardo Aronovich, Jaime Gelbstein. Les négatifs des photographies des années 40 sont presque tous conservés sous verre.
Ton fonds d’archives contient l’excellent film de Horacio Coppola sur le monument au congrès de Marie, un autre de Manuel Antín, avec Ricardo Aronovich à la direction de la photographie, et divers films d’actualités (Sucesos Argentinos). S’y trouve aussi un film produit par l’Universidad de Belgrano dans les dernières années de ta vie, où tu accordes une entrevue à Antonio Carrizo.
Parmi les centaines de publications sur ton œuvre parues au cours de ta vie, soulignons l’article de Max Bill et Gianni Rigoli dans Zodiac et la publication de Jorge Silvetti qui, avec Rodolfo Machado, a organisé une grande exposition à Harvard en 1986.
Il convient également de mentionner l’inestimable collaboration qu’a signifiée pour toi la figure d’Ignacio Pirovano, avec lequel tu nouas une de tes plus belles amitiés. Je souligne aussi les contributions de Horacio Pando, Emilio Ambasz, César Loustau et Juan Manuel Boggio Videla.
Delfina Gálvez de Williams, ton épouse et notre mère, s’est également avérée être d’un précieux secours dans ton travail et dans le développement de tes relations. Elle t’a accompagné pendant tes premières années comme architecte, en travaillant à tes côtés, et tout au long de ta vie en te faisant bénéficier de sa culture et de sa loyauté. Elle a aussi exercé une forte influence sur tes collaborateurs, presque tous devenus des amis par la suite, non seulement les vôtres, mais également ceux de vos huit enfants. Les liens d’amitié et de solidarité que nous entretenons maintenant avec eux sont la conséquence directe de l’empathie de maman, qui leur ouvrit les portes de la maison en les intégrant à la vie familiale.
Voilà qui clôt une brève description du patrimoine de tes archives. Nous souhaitons rendre un hommage sincère et affectueux à tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont collaboré avec toi et t’ont accompagné au cours de ces 45 années de créativité, certains comme architectes, d’autres comme étudiants désireux de se former auprès de toi.
Peu de temps après ta mort, tes enfants ont publié ton œuvre complète, dont la conception se fondait sur ton idée du livre accordéon, avec la collaboration de Claudio Vekstein. Des années plus tard, la maison d’édition Summa a réédité ce livre dans un autre format et avec quelques ajouts, grâce aux efforts de Martha Magis, Fernando Diez et Martín Di Peco. Les deux éditions contiennent des prologues d’Emilio Ambasz et de Reginald Malcomson.
Au cours des années 90, nous avons fait d’innombrables tentatives pour créer un fonds d’archives d’architecture argentin, puisque tes enfants étaient disposés à léguer tes archives, si l’occasion se présentait. Malgré l’appui de diverses institutions, comme l’Academia Nacional de Bellas Artes, dirigée par ton ami Alfredo Casares, nous n’avons pas atteint notre objectif, principalement par manque de ressources et à cause du faible intérêt envers la création d’un fonds d’archives d’architecture en Argentine, à la différence d’autres pays, qui bénéficient d’archives extraordinaires en la matière. Nous avons aussi participé au projet de Martha Levisman, (ARCA, Archivo de Arquitectura Contemporánea Argentina), qui n’a pas fonctionné non plus.
Parallèlement, nous avons amorcé il y a une vingtaine d’années un long processus visant à remettre de l’ordre dans les archives, les inventorier et les numériser, toujours avec la collaboration de José Luis Andrés. Jusqu’à la fin des années 90, grâce à un appui substantiel d’Emilio Ambasz, nous avons entamé un premier processus de numérisation, qui servit de base à la réédition du livre édité par nous et à la création du site web, travail mené par Claudio Vekstein. Tu ne comprendras sûrement pas ce que sont la numérisation et les sites web, mais le monde a beaucoup évolué, papa.
Au cours de cette période, le fonds d’archives a suscité l’intérêt de nombre d’architectes et de spécialistes de l’architecture et de l’art, argentins et étrangers. On a donc procédé à la numérisation de la documentation relative aux différents projets sur lesquels ils travaillaient. Ces travaux ont donné lieu à de nombreuses publications, en Argentine et à l’étranger.
Mentionnons Alejandro Lapunzina et son livre sur la maison Curutchet, ainsi que Claudio Conenna et ses publications à partir de l’Université Aristote de Thessalonique; Sergio Daniszewski et la maison d’édition 1:100, à qui on doit des publications sur la Maison sur le ruisseau et la maison Curutchet; Daniel Merro, qui a réalisé deux excellents travaux, tous deux publiés par 1:100. Le premier, El autor y el intérprete, est consacré à ton intervention décisive à la maison Curutchet – ce livre t’a rendu justice, papa ! – et le deuxième, à la Maison sur le ruisseau. Daniel Tiozzo, de l’Istituto Universitario di Architettura di Venezia (maintenant Università Iuav di Venezia), a publié ses travaux dans Domus et a produit une thèse complète sur ton œuvre. Graciela Weisinger a fait une recherche passionnante sur le Monumento de Rayos Laser. Pepe Font, de l’Universidad de Valencia, s’est penché sur ton œuvre et a organisé une exposition à cette université. Ont également contribué au fonds d’archives Federico De Ambrosis, du Politecnico di Milano, Nicolás Fitch , de la Columbia University, et Ricardo Schultz, de l’Universitat Politècnica de Catalunya.
La revue japonaise A+U a présenté la Maison sur le ruisseau dans deux exemplaires consacrés à une sélection des maisons les plus importantes du XXe siècle, publication suivie par une exposition à Tokyo. Rolf Fehlbaum, de Vitra, a inclus certaines de tes œuvres dans ses publications. Pablo Szelagowski, de l’Universidad de La Plata, a travaillé sur le projet de l’ambassade d’Allemagne que tu as réalisé avec Walter Gropius. Et récemment Luis Müller, dans sa thèse de doctorat en attente de publication, a sans doute réalisé l’étude la plus approfondie de ton œuvre jusqu’ici.
Au cours de ces années, le fonds d’archives a prêté une grande quantité de matériel pour de nombreuses expositions, dont l’exposition itinérante organisée par le Museum of Contemporary Arts de Los Angeles, l’exposition d’architecture latino-américaine du MoMA en 2015 – également grâce à un apport généreux d’Emilio Ambasz, toujours loyal – les expositions à la Fondation OSDE et au musée MAR de Mar del Plata, dont le commissaire est Rodrigo Alonso, la Biennale de Venise et tant d’autres.
Plusieurs films t’ont été consacrés, dont le court-métrage La película de Amancio (Le film d’Amancio), de Gerardo Panero et Alexis Abarca , le documentaire de la chaîne Encuentro, avec la participation de Rafael Spregelburd, et le documentaire Sobre el arroyo (Sur le ruisseau), de Sebastián Pasquet.
On a construit deux œuvres importantes avec tes célèbres voûtes pelure. La première a été réalisée en l’an 2000 par le gouvernement de Vicente López sur la côte de Vicente López, pour souligner la fin du millénaire tout en te rendant hommage. Cette œuvre s’inspirait d’un de tes projets. La deuxième, réalisée dans la ville de Santa Fe (El Molino – Fábrica Cultural), grâce à l’initiative de Hermes Binner et Silvana Codina, possède un formidable ensemble de 13 voûtes pelure. Les deux projets n’auraient pas été possibles sans la précieuse contribution de Claudio Vekstein et de Tomás del Carril, qui s’est chargé de recalculer la structure des voûtes.
Dans les dernières années, nous avons compté sur l’appui de la Ville de Buenos Aires, grâce à deux programmes successifs de mécénat, qui nous ont permis de mettre à jour et d’approfondir le site web. Ce projet, encore en exécution, est mené par Martín Huberman et son équipe de Monoambiente.
Entre-temps, tes enfants ont pris conscience de la nécessité de fixer la destinée de tes archives. Après avoir écarté la possibilité de les conserver dans la famille au-delà de notre génération, après avoir écarté la possibilité de créer un fonds d’archives en Argentine et face à l’absence d’institutions qui puissent accueillir un fonds aussi volumineux que le tien, nous avons entamé des pourparlers avec des institutions étrangères. C’est ainsi que Valentina Moimas, commissaire au Centre Pompidou, est venue en Argentine pour prendre connaissance des archives. Et dans le cadre de l’exposition d’architecture latino-américaine du MoMA, ses commissaires Barry Bergdoll, Jorge Francisco Liernur et Patricio del Real sont venus voir les archives à deux occasions.
Puis ce fut au tour de Giovanna Borasi, conservatrice en chef du Centre Canadien d’Architecture, de faire le voyage pour prendre connaissance du fonds. Par la suite, Cristóbal, Pablo et moi avons été invités au CCA à Montréal. Il s’agit sans aucun doute de l’une des institutions les plus importantes de ce genre dans le monde. Fondé par Phyllis Lambert, sa directrice, et soutenu en partie par elle, il occupe une ancienne demeure de 1875 , situé au centre d’un grand terrain et entouré d’un immense édifice patrimonial en U. Le centre dispose de grandes voûtes dans son sous-sol, remarquablement bien équipées et aménagées pour l’entretien de sa bibliothèque et de sa collection. L’objectif principal du CCA n’est pas de conserver les archives, mais bien de les gérer, de les mettre à la disposition des chercheurs, de les publier et de les exposer. Il dispose d’espaces adéquats pour que les spécialistes qui s’y installent puissent mener à bien leurs recherches. Étant donné que le CCA n’accepte pas toutes les archives, le simple fait d’avoir manifesté sa volonté de recevoir ton fonds d’archives a été le premier pas qui a mené à la donation. Lors d’un deuxième voyage en Argentine, le CCA a revisité les archives, cette fois sous la houlette de Mirko Zardini, le directeur de l’époque.
Nous sommes conscients que tu aurais préféré que tes archives se conservent dans ton pays. Mais ce n’est malheureusement pas possible. Il n’existe en Argentine aucune institution comparable au CCA, en ce qui concerne l’infrastructure, le budget et le professionnalisme. Cette décision a été pour nous très difficile. Le fait de se départir de tout ce que nous avons si bien connu et entretenu entraîne un coût affectif non négligeable.
Preuve que nous sommes sûrs de notre décision, nous avons renoncé à garder des planches ou des dessins pour nous. Nous souhaitions préserver l’intégrité des archives, comme tu nous as toujours dit de le faire. Depuis que nous les avons reçues il y a 30 ans, nous les avons d’ailleurs enrichies de tout ce que nous avions produit dans les années qui ont suivi ta mort, sans rien en retrancher, sachant que tout ce que nous aurions pu retirer du fonds en aurait affecté la force et la valeur.
Finalement, papa, je souhaite remercier particulièrement ceux qui m’ont accompagné au cours de ce long processus, à commencer par mes propres frères et sœurs : Verónica, Florencia, Inés, Cristóbal, Gloria, Teresa et Pablo, qui n’ont jamais lésiné sur les efforts à fournir et qui se sont joints au projet dès le début avec conviction. Je remercie Clara Bel, qui pendant plusieurs années nous a accompagnés et s’est avérée être une conseillère efficace pour toi et pour moi, de même que Norberto Padilla et Gustavo Fiorito. Sans oublier mes filles Leticia et Cecilia et Ana Meyer, mes meilleurs soutiens affectifs.
Je souhaite clore ces réflexions en citant Carlos Grosso, intendant de la Ville de Buenos Aires, dans la préface de ton livre en 1990 :
« Permettez-moi de rappeler deux ou trois choses de ce grand homme. D’abord, sa persistance et sa détermination dans la création et l’innovation. Il ne craignait ni le changement ni l’avenir. Il savait saisir la quintessence de la tradition et lui imprimer un nouveau souffle. Dans une société comme la nôtre, assez timorée envers ce genre de choses, l’impossibilité de nier l’autorité et la hiérarchie de la créativité et de l’innovation se cristallisa dans le mot « utopie ». Parce qu’avec le mot « utopie », on peut neutraliser les effets favorables de l’innovation. Le mot « utopie » nous propulse dans le siècle suivant. Le deuxième élément, qui suit la consolidation du respect par la créativité et l’innovation, en la neutralisant pour en faire une « utopie », est la « sacralisation ». Et cette sacralisation a engendré de la frustration. Parce que c’était si sacré que c’était irréalisable. C’était si utopique que ce n’était pas de notre temps. Amancio Williams était si innovateur que les gens craignaient ses projets. La troisième vertu que je souhaite souligner, c’est sa générosité à penser de façon permanente à des projets pour la collectivité, a fortiori quand il a vu que la fin de sa vie approchait, très sacrée, très primée, très utopique, mais très peu mise en action. Au-delà des hommages et de la sacralisation, il serait peut-être bon de ranimer le débat et de se mettre sous les yeux les projets d’Amancio Williams, afin de voir si le temps est venu de considérer son utopie comme la normalité ».
C’est pourquoi, cher papa, tes enfants donnent l’intégralité de ton fonds d’archives au Centre Canadien d’Architecture. Nous en garantissons ainsi l’avenir, la conservation et la diffusion. Après 30 années à l’entretenir, nous passons maintenant le flambeau au CCA, qui lui accordera le plus grand soin.
Claudio Williams
Buenos Aires, Février 2020