Où n’y avait-il pas de modernisme?
Ikem Stanley Okoye redéfinit les origines du modernisme africain
Nous ne devrions pas être surpris d’apprendre que, bien avant la colonisation, les Africains à travers le continent avaient pleinement conscience d’un futur architectural. Les preuves sont là. En consultant, par exemple, le journal d’Antera Duke, un riche marchand d’esclaves de la ville portuaire de Calabar, aujourd’hui au Nigéria, les historiens ont noté qu’en 1758 déjà, « les capitaines transportaient du bois, du fer, des briques et d’autres matériaux de construction à travers l’Atlantique Nord pour construire des maisons destinées aux principaux commerçants1 ». En 1785, un de ces commerçants, nommé Egbo Young, « avait une maison en bois de deux étages importée de Liverpool (« Liverpool Hall »), un privilège réservé aux hommes importants2 ». On pourrait être tenté d’y voir une sorte de modernisme africain, mais si c’est vraiment le cas, alors c’est seulement dans la mesure où ce choix répondait aux goûts africains. Cependant, comme le montre Le Journal d’Antera Duke (The Diary of Antera Duke), même cette architecture importée n’a pas toujours été motivée par un désir d’introduire la modernité outre-mer ou de l’exprimer. Parfois, alors qu’un projet était déjà en cours, son commanditaire sollicitait les services du charpentier d’un navire de commerce pour réaliser quelque chose d’imaginé par le mécène du projet – insérant de cette façon un élément étranger dans une construction produite localement et déjà moderne dans son propre monde. Alors qu’un jour viendrait où ces mécènes finiraient par se fier aussi bien aux bâtisseurs locaux qu’à ceux arrivant par bateau, les récits du modernisme africain continuent de faire peu de cas des tentatives de réalisation de ce modernisme par les Africains eux-mêmes, quand elles sont mentionnées. Pour dire les choses plus crûment, l’histoire de l’architecture moderne en Afrique a été complice de l’effacement délibéré des futurs conçus par les Africains.
Il est donc étrange de penser que l’imagination architecturale d’Africains non encore colonisés comme Egbo Young a dû s’arrêter de manière inexplicable : c’est du moins ce que laissent entendre les écrits ultérieurs sur l’architecture moderne au Nigéria (ou dans toute autre région africaine, sauf exception) lorsqu’ils déduisent qu’elle s’est construite sur une tabula rasa. La genèse de cette façon d’écrire l’histoire se reconstitue sans peine : elle repose sur la supposition tacite qu’il ne pouvait y avoir d’autonomie africaine au cœur de l’hégémonie de la subjectivité coloniale et que, par conséquent, les Africains sont rarement mis en scène comme des agents de conception, en dehors de quelques rares consommateurs appartenant à une élite. Dans l’histoire des colonies – et lors de l’indépendance, au début de la période postcoloniale –, l’architecture identifiée comme moderne est donc considérée comme un produit de l’imagination européenne, et parfois américaine. Ce n’est que dans l’histoire postcoloniale que l’on attribue à l’occasion sa réalisation aux Africains, mais, même dans ce cas, seuls sont crédités les nationalistes qui, paradoxalement, ont déployé une architecture européenne moderne pour incarner l’émancipation.
Pourtant, même sous la domination britannique (de 1901 à 1960), les nigériens ont réellement œuvré à la conception de futurs architecturaux. Prenons par exemple deux portes construites à la fin des années 1930, à 25 kilomètres l’une de l’autre dans le sud du Nigeria (images ci-dessus) : il est pratiquement impossible de les comparer sans percevoir comme moderne la porte de gauche. Celle-ci a été réalisée par un bâtisseur africain, Michael Nguko, dans la ville d’Enugwu Ukwu, alors que le modernisme en était encore à ses débuts en Europe, en Amérique du Nord et en Russie. Et pourtant, comme nous associons souvent l’architecture des premiers temps du modernisme à l’esthétique légère et minimaliste du Style International, nous pourrions interpréter à tort cette porte africaine – une structure en pierre apparemment massive – comme n’étant pas du tout moderne. Or, sa modernité est attestée par une utilisation des matériaux unique dans ce contexte : la pierre sert de revêtement et le béton apparaît sous forme d’un assemblage de formes minces et planes dont la vue d’ensemble agit comme un trompe l’œil, donnant l’impression que la structure est solide, alors qu’en réalité elle est creuse. De plus, les joints en mortier de calcaire accentués produisent un effet de légèreté et de dentelle, dématérialisant le poids même de la pierre brute. Mais cette utilisation inédite de la pierre comme revêtement ne fait qu’ajouter à la stratification radicale des plaques de béton – une technique que Nguko applique encore plus clairement dans un portail similaire à Nimo (image ci-dessous), à cinq kilomètres d’Enugwu Ukwu, en mettant en valeur l’aspect lisse du béton par des courbes gracieuses et unidimensionnelles. Par contraste, la porte à Nnewi illustre des techniques de construction traditionnelles : une structure en adobe au toit de chaume, des portes en bois sculpté et des motifs muraux évoquant la fluidité matérielle de l’argile. Les réalisations de Nguko offrent ainsi un exemple tangible de l’architecture moderne conçue par les Africains au Nigéria dans les années 1920 (quand des bâtiments de ce style sont apparus pour la première fois dans la région) – preuve que l’histoire du modernisme africain commence bien avant la période postcoloniale et, par conséquent, y contribue.
Parler de « modernisme africain » ne vise pas à en faire un cas particulier. Ce modernisme doit plutôt être considéré comme n’importe lequel de ceux qui existent ailleurs : un hybride qui emprunte et modifie une esthétique et des techniques venues de l’extérieur, mais qui n’en est pas moins – ou pour cette raison – unique à son contexte spécifique. Reconstruire l’histoire d’une architecture nigériane particulière des débuts du modernisme nous rendrait par conséquent à même de mieux comprendre les autres modernismes africains et même mondiaux. Mais la tâche est rendue ardue par le rôle très partiel et limité que les archives peuvent jouer dans la documentation, et donc dans la production, de connaissances historiques sur des cultures enracinées dans l’oralité1. S’appuyant à la fois sur des sources archivistiques et orales, la présente recherche en cours s’articule autour de trois sites (et certains bâtiments qui s’y trouvent) séparés par de vastes étendues de territoire, qui servent de cas initiaux et clarifient la viabilité de cette histoire singulière du modernisme africain. Le premier site, déjà présenté, est celui des villes voisines d’Enugwu Ukwu et de Nimo où Michael Nguko a construit ses portes. Le deuxième site, à 350 kilomètres au nord-est, concerne la région autour de la ville de Zaki Biam, où l’on peut observer des recoupements stylistiques – probablement créés par les bâtisseurs du sud ayant migré via les infrastructures coloniales – entre les portes de Nguko et les structures érigées par les missionnaires de l’Église réformée néerlandaise. Le troisième site, à près de 700 kilomètres au nord du deuxième, est l’ancienne ville de Kano, où un hôtel de style particulièrement hybride – des murs en maçonnerie, semblables à ceux des portes, avec des éléments structurels modernes – a été détruit en 1967, lors des violences contre les migrants méridionaux. De façon curieuse pourtant, une peinture sur la façade d’un autre bâtiment a emprunté ensuite un motif qui rappelle la maçonnerie de l’hôtel.
Ces trois sites étaient reliés par des lignes de chemin de fer établies en 1911 par le gouvernement colonial. La facilité de mouvement sans précédent offerte par les nouvelles infrastructures – routes, chemins de fer et rivières draguées – a rendu possible la migration et les déplacements pour le travail, entraînant la déterritorialisation de régions ethniques auparavant autonomes. Les ouvriers du sud du Nigéria ont commencé à chercher du travail loin de chez eux, n’hésitant pas à traverser le pays pour se rendre dans les territoires coloniaux voisins. Même sous la domination britannique, beaucoup ont continué à bénéficier d’un système d’apprentissage informel, indépendant des institutions commerciales coloniales qui n’arrivaient pas à produire assez de main-d’œuvre pour répondre à leur propre demande. Cette recherche s’intéresse en particulier à un groupe de bâtisseurs itinérants du sud du Nigéria, formés localement, qui ont fait partie d’un mouvement de lente dérive vers le nord ayant souvent culminé à Kano, lesquels ont finalement créé la nouvelle architecture. Les plus performants du groupe retourneraient par intermittence au sud, ce qui pouvait donner lieu à des commandes privées, tandis que d’autres rentreraient définitivement pour faire carrière près de chez eux après des années « à l’étranger ». Parmi eux, les charpentiers et les maçons ont produit un travail qui se distinguait spatialement et stylistiquement dans le sud du Nigeria, témoignant d’un renouvellement dans la conception de l’enceinte, de la forme, de la matérialité et de l’ornementation. Et pourtant, il est difficile d’identifier les motivations, les inspirations et même les politiques des bâtisseurs à l’origine des premières manifestations d’un modernisme africain, car ils opéraient de plus en plus dans les registres opaques de l’oralité au cœur d’une colonie scriptoriale, inondée de paperasses bureaucratiques. Ils apparaissent rarement dans les archives, ou alors comme des orphelins, de telle sorte que seuls les bâtiments survivants nous permettent d’imaginer leurs trajectoires. Il nous faut rassembler des preuves fragmentaires pour comprendre ce que ces bâtisseurs ont rencontré sur la route vers Kano et au retour, depuis les premiers itinéraires empruntés après 1911 et les premiers exemples connus d’un nouveau style à la fin des années 1920 jusqu’à la destruction de l’hôtel en 1967, qui a signifié le déclin du style.
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L’oralité ne renvoie pas à l’idée péjorative d’analphabétisme (illettrisme), mais plutôt au choix qui amène de nombreuses sociétés à préférer l’oralité à l’alphabétisation, même si elles sont familières avec l’écriture. Ma méthode m’amène à effectuer des recherches dans les archives et dans l’histoire orale. Pour cette dernière, il s’agit de mener des entretiens, mais aussi d’enregistrer et de transcrire des représentations pertinentes. Dans un premier temps, j’ai assisté à un événement en ligne organisé en hommage à une femme d’Enugwu Ukwu, qui comportait une section consacrée à son fils, un habitant de la ville, diplômé de l’Architectural Association à Londres dans les années 1980. L’hommage, composé à partir d’entretiens, racontait aussi l’histoire d’un bâtiment dans le style de Michael Nguko, où cette femme a été élevée. J’ai mené des entretiens préliminaires à la fois à Enugwu Ukwu et à Nimo et, depuis lors, j’ai mené des entretiens téléphoniques avec des immigrants des deux villes qui résident maintenant en Amérique du Nord. ↩
L’hôtel Honey Moon, situé dans le quartier Sabon Gari de Kano (le « quartier des étrangers » de la ville), affichait un style urbain courant à la fin des années 1950, à l’aube de l’indépendance du Nigéria. Contrairement à des résidences typiques de la fin de la période coloniale ou du début de la période postcoloniale, avec leurs couches régulières de briques ou de pierres, les murs du rez-de-chaussée de l’hôtel étaient construits à l’aide de moellons, assemblés selon un motif réticulaire prononcé dont les épais joints de mortier dominent la façade. Comme nous le savons grâce à la porte d’Enugwu Ukwu édifiée trois décennies plus tôt, cette technique était la signature des bâtisseurs méridionaux. L’hôtel, probablement construit comme une résidence privée, présentait pourtant une variante esthétique plutôt sobre du style : ses pierres étaient encore taillées à la main, mais contrairement à l’aspect irrégulier et fluide des exemples méridionaux antérieurs, ses joints de mortier donnaient l’illusion de blocs hexagonaux réguliers. Le niveau supérieur, en revanche, était enduit de blanc et comportait un balcon en porte-à-faux sur toute la longueur de la façade, soutenu par une rangée de consoles en béton. Un tel choix architectural opéré à Kano, à ce moment historique situé entre le colonialisme et l’indépendance, aurait signalé aux visiteurs et aux passants une éthique particulière : une projection presque militante du modernisme et, dans ce cas-ci, l’expression d’idées progressistes sur la nationalité. En 1966, l’année précédant la destruction de l’hôtel, l’assassinat de plusieurs dirigeants du nord lors du coup d’État nigérian a fait naître des rumeurs déplacées de conspiration du sud à l’échelle nationale, qui semblent avoir déstabilisé la population haoussa du nord et poussé celle-ci à s’opposer violemment aux habitants du sud du quartier Sabon Gari en 19671. Au cours de cette émeute, l’hôtel Honey Moon a été détruit et ses constructeurs ont pris la fuite. Cet événement marque la fin ultime d’une architecture africaine moderne au Nigéria que l’on voyait déjà, de toute façon, peu à peu remplacée dans les années 1950 par des dérivés de l’architecture coloniale ou du modernisme européen – ce dernier marquant surtout la pléthore de propriétés commerciales (comme les cinémas) construites par de nouveaux groupes d’immigrants, principalement issus du Moyen-Orient. Néanmoins, le deuxième bâtiment d’intérêt de Kano – une structure traditionnelle située dans le quartier historique de la ville et donc non menacée de destruction – a été orné en 1968 de motifs peints décoratifs imitant la maçonnerie du rez-de-chaussée de l’hôtel, comme pour perpétuer finalement la modernité du style du sud.
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Le coup d’État, qui a finalement échoué, a été mené par un officier venu du nord, mais d’origine ethnique Igbo, le major Nzeogwu. ↩
Si l’hôtel Honey Moon marque une fin, les portes d’entrée typiques repérées à Enugwu Ukwu et Nimo marqueraient quant à elles le début de ce modernisme africain. Ces villes abritent en effet un modeste ensemble de bâtiments toujours existants dans le style des portes de Michael Nguko, sans qu’aucun document écrit significatif ne permette de retracer leur origine locale. Après 1911, les jeunes bâtisseurs du sud, de plus en plus mobiles, ont été exposés à une architecture peu familière dans tout le Nigéria, ce qui leur a permis, une fois rentrés chez eux, d’apporter de nouvelles idées à une classe de clients potentiels de plus en plus aisée. Certains d’entre eux ont travaillé sur le deuxième site ciblé par la présente recherche, dans la « ceinture centrale » qui entoure Zaki Biam, près d’un important nœud ferroviaire à 350 kilomètres au nord-est d’Enugwu Ukwu. Michael Nguko a passé du temps à Zaki Biam et à Kano avant de retourner dans le sud, son travail portant aussi bien sur des pierres tombales que des bâtiments et leurs enclos1. Et si les logements familiaux cernés de murs étaient chose courante dans le sud du Nigéria précolonial, les enceintes de Nguko portaient l’empreinte d’une nouvelle vision de la circulation des piétons et de la morphologie urbaine2. Outre son recours à des matériaux et éléments décoratifs peu répandus, ainsi qu’à des formes sculpturales complexes, sa porte à Enugwu Ukwu est profonde et intègre une colonnade arquée, offrant aux passants et commerçants un espace à l’abri du soleil et de la pluie. Rien ne nous permet de supposer que Nguko a conçu ce fragment de passage couvert comme un modèle pour toute la ville, mais si des répliques en avaient été réalisées, le résultat aurait été tout un réseau de vérandas semi-publiques.
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Brochure non cataloguée avec la liste des constructeurs de Nimo, Asele Institute, Nimo; Donald Nwandu, AA Dipl., entretien de l’auteur, mai 2017, Las Vegas. ↩
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Ce n’est que récemment que nous avons pris conscience de l’étendue du « portfolio » de Nguko et de la façon dont sa concentration génère une certaine densité de ses bâtiments modernes dans une région relativement petite du sud du Nigéria. ↩
Comme les murs d’enceinte d’Enugwu Ukwu étaient généralement nus et communiquaient à peine avec la rue, son idée surprenante de fixer une colonnade a dû lui être inspirée par un exemple rencontré sur son chemin vers et depuis Kano. Bien que non spécifique à la colonnade, un indice de ses références se retrouve dans les éléments décoratifs de la porte, aussi vague et inattendu soit-il : les larges lignes tourbillonnantes rappellent les pignons en plâtre blanchi à la chaux de l’architecture Cape Dutch sud-africaine. Si toute trace d’une connexion entre Enugwu Ukwu et la culture afrikaner à la fin des années 1920 a été perdue, il y en avait une dans les villes proches de Zaki Biam, où l’Eglise réformée néerlandaise a construit des missions1. Qu’ils soient maîtres maçons ou apprentis, les bâtisseurs du sud comme Nguko étaient étrangers à cette région et auraient donc occupé des postes subalternes dans la structure de travail soutenant l’activité des missions. Ils ne figurent donc ni dans les archives, ni dans les souvenirs enregistrés des descendants des fondateurs des missions Afrikaners. Cette absence est confirmée par une photographie publiée en 1927 dans le journal de la Mission intérieure du Soudan, dont faisait partie l’Église réformée hollandaise du Cap : on y voit, seul sur le chantier, l’homme blanc qui dirige la construction d’une maison sur un terrain cédé par un chef de Donga, un ancien petit village proche de Zaki Biam; aucun signe n’évoque la main d’œuvre qu’il a dû employer2.
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Nous connaissons peu l’histoire d’une mission sud-africaine au Nigéria, et encore moins le fait qu’elle soit allée bien au-delà de ses activités déjà ambitieuses dans les communautés noires non converties de Namibie et du Zimbabwe. Mais cette histoire transfrontalière omet souvent de mentionner que des missions de l’Église réformée néerlandaise furent établies en Afrique de l’Ouest. ↩
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L’image d’ouvriers noirs sortant des intérieurs sombres pour observer le spectacle photographié est un cliché fréquent dans les rares documents des premiers chantiers coloniaux, mais ici, ces corps noirs sont clairement absents de la photographie. ↩
Pourtant, les registres de l’Église réformée néerlandaise mentionnant la mission Tiv autour de Zaki Biam offrent des preuves indirectes de travail non spécifié dans des endroits comme la mission Donga. Ainsi, dans le livre de comptes d’avril 1922 de la station de Zaki Biam, deux lignes indiquent un paiement total de 4 shillings et 3 pence à cinq employés de la station et un autre de 2 shillings à 25 porteurs pour le déplacement d’un coffre-fort. D’autres types de travaux sont répertoriés, notamment ceux d’ouvriers affectés à l’entretien de jardins et de routes, ainsi que le paiement de 3 pence à un bâtisseur le 29 avril et de 2 pence le 6 mai1. Bien que le terme « bâtisseur » puisse faire référence au chef d’une équipe, cette main-d’œuvre est manifestement plus valorisée que celle des autres travaux mentionnés. Malgré ce témoignage toujours anonyme de la présence de bâtisseurs itinérants, la première confirmation de la construction d’une église dont le style est proche du Cape Dutch dans la région ne date que de 1940, ce qui complique la tâche d’expliciter la filiation des éléments décoratifs Cape Dutch – transformés, mais toujours reconnaissables – ornant la porte de Michael Nguko construite quelques années plus tôt.
La photographie de la Mission de la Donga montre une technique locale courante de construction à l’aide de blocs d’adobe moulés à partir de coffrages en bois, séchés au soleil et posés horizontalement. On peut néanmoins supposer que Nguko a appris à travailler avec ses matériaux de base – la pierre de taille avec du mortier de calcaire – en posant des lits de pierre pour les voies ferrées. Et pourtant, il semble avoir assimilé la référence au Cape Dutch vernaculaire présent dans les missions au Nigeria – quoiqu’apparemment plus intéressé par son effet stylistique que par une réflexion sur son rôle structurel.
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Rapports des commissions de construction, des revenues et des dépenses, Dutch Reform Church, Salatu (région Tiv), avril 1922, page 13. KS1226, Archives of the Dutch Reformed Church, Stellenbosch, South Africa. 12 centimes pour un shilling et 20 shillings pour une livre coloniale britannique d’Afrique occidentale, qui avait un taux de change de un pour un par rapport à la livre britannique (Sterling). ↩
La trajectoire d’influence proposée ici n’est pas évidente au premier coup d’œil. On pourrait même l’interpréter à tort comme un point de vue réactionnaire visant à suggérer qu’un modernisme africain doit son existence à des missionnaires blancs issus d’une nation coloniale racisée qui apporte la modernité à une brousse lointaine – la pire manifestation du colonialisme. Après tout, le Cape Dutch vernaculaire a été détourné et ressuscité en tant que langue architecturale mise à profit par une idéologie fondée sur la supériorité raciale, instaurant une corrélation malaisée entre, d’un côté, la blancheur et l’ordre immaculés du style et, de l’autre, les tenants de l’Apartheid en faveur de la blanchitude et de la séparation. Et pourtant, il est crucial de noter que cette histoire n’a rien de réactionnaire; l’architecture moderne conçue par les Africains dans le sud du Nigeria subvertit l’ordre colonial (blanc). Elle aurait pu adopter une palette blanchie à la chaux – une emphase visuelle courante en architecture –, mais les bâtisseurs ont plutôt choisi de produire l’inverse, en fait : une architecture littéralement noire (chromatique), valorisant la couleur sombre de la pierre locale. Cette inversion peut se lire comme un registre de confrontation politique entre l’impérialisme britannique et le nationalisme noir, apparu bien plus tôt au XXe siècle que ne le reconnaît généralement l’histoire de l’architecture. Les mécènes, clients et promoteurs de ce style étaient probablement actifs dans les mouvements nationalistes nigérians et, de ce fait, auraient rejeté en général les promesses du colonialisme, optant plutôt pour d’autres façons d’être modernes1.
Comme nous l’avons appris au début de cette analyse, les mécènes africains précoloniaux imaginaient déjà une architecture différente de celle qui leur était familière. Nous avons connaissance d’au moins un de ces mécènes du XVIIIe siècle, Antera Duke, qui a approché des bâtisseurs étrangers en vue de compléter un projet dont la construction par une main-d’œuvre locale avait déjà commencé. Un beau jour, ces mécènes ont fait confiance à l’imagination d’un Africain pour créer une nouvelle architecture, donnant ainsi naissance à une architecture moderne qui est celle de l’Afrique. On a négligé – voire réfuté – la possibilité d’une telle architecture, en ne reconnaissant pas les nouvelles idées comme modernes si l’architecture qui en résulte ne semble pas elle-même moderne selon les canons occidentaux. Puisque ce déni affecte particulièrement les cultures sans histoire écrite (intellectuelle) locale, son renversement pourrait habiliter les chercheurs peu au courant de ces univers à parler de l’architecture africaine non pas en termes de modernité, mais plutôt en termes de modernisme.
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Voir Ikem Okoye, « Architectural Desire, Advertisement, and the Making of Nigeria’s Visual Public », dans « Visual Publics », dir. Peter Probst, numéro spécial, Critical Interventions 2, no 9 (2008) : 80-101. Il y a eu de nombreux autres moments de ce type au Nigeria dans les années 1920 et 1930, bien avant la période postcoloniale, et une histoire comparable pourrait bien s’être déroulée ailleurs sur le continent, et même beaucoup plus loin à l’intérieur des terres. ↩
Ikem Stanley Okoye a écrit ce texte dans le cadre de sa recherche pour le Programme de recherche multidisciplinaire Centrer l’Afrique : perspectives postcoloniales sur l’architecture.