Comment récompenser et punir
Un guide tactique et plaisant pour de meilleurs prix d'architecture, par Lev Bratishenko, George Kafka, Anna Hentschel, Emilienne Fernande Bodo, Shayari de Silva, Francisco Moura Veiga, Tomà Berlanda, Monica Hutton, Ioana Lupascu et Stephen Parnell
Il n’est pas évident de savoir exactement ce que font les prix d’architecture, ni s’ils le font bien. Les prix représentent l’un des moyens les plus tapageurs et les plus coûteux utilisés par la discipline architecturale pour proclamer sa propre qualité. Pourtant, plus les prix sont importants, plus leur opacité intrinsèque les rend suspects; plus ils prolifèrent, plus ils nous apparaissent dénués de sens.
Écouter : *
Même si de nos jours de nombreux prix semblent parasitaires, tirant parti de la valeur du travail architectural tout en prétendant le récompenser, les architectes continuent à jouer le jeu. Pourquoi ? Il était tentant pour nous de répondre avec cynisme et de rejeter les prix comme de vains jeux de prestige, mais nous avons choisi de ne pas le faire, pressentant qu’il y avait quelque chose de plus à découvrir, quelque chose qui valait la peine d’être pris en compte.
Pour mieux comprendre notre réaction instinctive, nous avons mené des entretiens avec des personnes jouant un rôle actif à différents paliers du système de remise des prix et analysé les récompenses à l’aide d’informations accessibles au public. Au milieu du vacarme général, nous avons découvert des moments de sincérité, d’idéalisme, de chaleur, de curiosité, d’appréciation et d’encouragement. Nous avons décidé de soutenir ces égards en produisant un guide tactique et plaisant du système de prix d’architecture pour vous aider à décider quoi faire lorsque vous les rencontrerez (inévitablement).
* Ces pistes sont constituées de citations tirées de nos entretiens. Des termes et des contradictions s’appliquent.
1. Ne vous laissez pas distraire; les étapes les plus discrètes sont les plus importantes
Les prix ne se limitent pas à la façon dont ils apparaissent au public et ils ne se contentent pas de faire les nouvelles. Les processus complexes qui produisent les prix d’architecture et les différences qui les caractérisent sont constamment masqués par l’agitation du cycle publicitaire.
S’il semble y avoir plus de prix d’architecture aujourd’hui, c’est parce qu’il y en a effectivement plus. Mais cela s’explique aussi par la soif des médias pour des contenus à bas coût. Un communiqué de presse sur un prix est particulièrement difficile à refuser; il présente des images avec une histoire simple, souvent truffée de noms reconnaissables.
Ces noms font partie du problème. Pour chaque Robert Venturi célébré, il y a une Denise Scott Brown oubliée. L’histoire des prix est aussi une histoire de manchettes et de figures canoniques – pour la plupart des hommes blancs valides – plutôt qu’une histoire de gratitude et d’interdépendance. Derrière tous les scandales spécifiques se cache un malaise discret suscité par l’idée de « vainqueurs » dans les domaines créatifs. L’architecture, ce n’est pas les Jeux olympiques.
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Ce malaise est lié aux mécanismes secrets des décisions du jury. Ceux qui émergent et ceux qui sont ignorés, ceux qui sont récompensés et ceux qui sont punis sont choisis par des jurés qui n’ont pas de comptes à rendre et dont le pouvoir provient d’une collectivité temporaire et d’une réputation individuelle.
Les délibérations secrètes jouent un rôle clé dans le spectacle du dévoilement des prix, mais la confidentialité obscurcit la discussion des mérites ou des lacunes d’un projet, ainsi que la dynamique personnelle et politique dont tout le monde sait qu’elles affectent les décisions du jury. Derrière les jurys se trouvent des personnes encore moins visibles pour le public : les bureaucrates, les organisateurs, les nominateurs, les administrateurs, les organisateurs de cérémonies et les candidats – tout un réseau institutionnel qui produit des connaissances architecturales, ainsi que des nouvelles.
Ces organes d’attribution s’étendent au-delà des médailles qu’ils décernent ou des lauréats qu’ils proclament. On peut les classer selon leur degré de hiérarchisation ou d’intérêt pour le prestige, et selon leur besoin d’argent.
Des hiérarchies soigneusement composées de nominateurs, de jurys, de secrétariats, de conseils et de comités détiennent un pouvoir inégalement réparti pour dicter qui peut nommer, voter, opposer son veto ou être présent. Leurs relations sont façonnées par les prescriptions, les règlementations, les protocoles, les droits et les codes d’éthique qui, à leur tour, reflètent les institutions qui les ont créés. Pourtant, les structures bureaucratiques regorgent toujours de possibilités de subversion : leurs complexités leur offrent de nombreux points névralgiques où un changement mineur pourrait avoir des effets inattendus ou importants.
Tout acteur peut oublier, accepter, rejeter, modifier ou simplement ignorer les procédures; et si de nombreux acteurs interviennent à chaque étape, un processus entièrement nouveau peut émerger. Cela peut commencer très simplement par le tirage d’une carte :
Ces cartes « Joker » peuvent susciter de nouvelles relations et interactions entre vous, les autres, la récompense, le prestige et la punition, à chaque étape du processus typique de récompense. Les changements de rôles peuvent mener à une plus grande prise de conscience des mécanismes du jeu.
Avertissement : L’utilisation des cartes Joker peut entraîner une remise en question des principaux protocoles qui régissent les prix d’architecture. Jouez avec convoitise et recherchez les perturbations.
2. Attention à l’autoperpétuation
D’où vient le désir de récompenses ? Le bâtiment est terminé et remis, le client a emménagé et semble heureux, le photographe a capturé son essence, le publiciste l’a traduit en communiqué de presse, les critiques ont rédigé leurs évaluations, les conférences se sont écrites, et pourtant il manque encore quelque chose.
Un bâtiment n’est-il vraiment complet que lorsqu’il est bardé de louanges ? Une pratique qui se respecte peut-elle s’exercer sans s’annoncer comme lauréate d’un prix ? Sera-t-elle remarquée dans un autre pays ? Une industrie des prix d’architecture a fait son apparition aux côtés des médias traditionnels et des relations publiques pour calmer ces angoisses, vendant le bien-être professionnel sous forme de récompenses.
C’est un secteur qui se maintient – et soutient de plus en plus les médias traditionnels de l’architecture – en créant constamment de nouvelles catégories, en suivant les tendances et en élaguant les prix qui ne sont plus pertinents. Spécialisée en médiums architecturaux, l’entreprise Architizer illustre parfaitement la manière de répondre à la demande de récompenses présentes sur le marché. Destiné avant tout aux architectes désireux de montrer leur travail, ce site portfolio a introduit un programme de récompenses fort de 51 catégories en 2013, et depuis lors, le programme des A+ Awards s’est enrichi pour atteindre plus de 120 récompenses. Les participants qui payent doivent être persuadés qu’ils ont une chance de gagner, donc lorsqu’une catégorie devient trop populaire, elle se transforme en deux ou plusieurs nouvelles catégories.
S’il existe des limites à ce modèle d’affaire, elles ne sont pas encore apparentes. Il se peut que lorsque le paraître est l’objectif et que le prestige n’est qu’un sous-produit, les lauréats puissent imprimer leur monnaie sans jamais risquer sa valeur. D’un point de vue entrepreneurial, accroître l’accessibilité des prix équivaut à augmenter les revenus, et la diversité est indissociable de la pénétration des marchés émergents.
Selon nous, la gratitude du récipiendaire envers un prix devrait dépendre des motivations du donateur. Si certains architectes ont moins de respect pour les institutions qui décernent des prix dont l’intérêt pour l’autoperpétuation est flagrant, et privilégient par comparaison les prix qui se réclament de manière crédible d’un programme intellectuel, il est clair qu’il y en a suffisamment qui s’en moquent, puisque le secteur est florissant. Vraisemblablement parce que les deux types de prix fonctionnent, du fait qu’ils sont capables de générer de la publicité. Si les deux types de prix procurent aux gens le sentiment d’être appréciés, qui peut affirmer qu’ils ont tort?
Plus on s’éloigne de la recherche du profit, plus les motivations pour décerner des prix sont complexes. Pour les institutions qui décernent des prix, telles que les universités, les musées et les fondations privées, les récompenses sont un outil de plus dans leur boîte à outils lequel comporte de plus en plus des risques supplémentaires. Alors qu’autrefois, l’association avec l’héritage d’un individu était un raccourci vers le prestige et la réputation, elle attire aujourd’hui, à juste titre, l’attention et la responsabilité.
Écouter :
Un prix peut porter le nom d’un sympathisant nazi. Ou, si la diversité des lauréats est constamment limitée, il peut y avoir un moment gênant de réflexion sur la manière dont une institution se gouverne et pour qui elle le fait. Et si une institution décide d’abolir ses prix, qui est perdant? Les lauréats? La discipline de l’architecture? Le secteur des prix? Ou simplement l’institution?
« Chaque nouveau prix qui comble une lacune dans le système des prix définit en même temps un manque qui justifiera et produira effectivement un autre prix ».
James English, The Economy of Prestige
En examinant les origines et les motivations des remises de prix, nous avons découvert avec intérêt que les discours publics ont été particulièrement efficaces pour créer de nouveaux prix, même si ce n’était pas l’intention de l’orateur. À l’image d’un discours ou d’un texte, la création et la remise d’un prix est un moyen utile et reconnaissable de revendiquer publiquement un ensemble de valeurs ou, du moins, de s’identifier à celles de quelqu’un d’autre.
Ainsi, un discours prononcé par le leader américain des droits civils Whitney M. Young Jr. lors de la convention de l’AIA de 1968, a donné lieu à un prix qui récompense les architectes incarnant la responsabilité sociale aux États-Unis. Le discours de Charles Philip Arthur George Windsor-Mountbatten lors de la soirée du gala royal du RIBA en 1984 a conduit à l’attribution de la Carbuncle Cup du magazine Building Design, qui récompense le pire bâtiment britannique de l’année. Plus récemment, un tweet de Solange s’est avéré une source d’inspiration pour les Sound Advice Awards, un « carnaval visuel et sonore » qui rend hommage aux pratiques spatiales sous-estimées au Royaume-Uni. Si vous recherchez un texte ayant joué un rôle crucial dans la détermination des valeurs d’un nouveau prix, voici quelques-unes de nos recommandations :
- Essai de Rebecca Solnit : « When the Hero is the Problem »
- Podcast Scaffold, épisode 43 sur « Sara Hendren »
- Poème de Caleb Femi : « Yard »
- Conférence de Bifo Berardi : « On Futurability »
- Série de Martin Scorsese et Fran Lebowitz : « Pretend It’s a City »
- Essai de Paul Preciado : « Learning from the Virus »
3. Surmontez les victoires et les défaites
La prolifération des prix d’architecture, en particulier depuis les années 1970, peut nous apparaître comme un autre symptôme du paradigme néolibéral qui réduit les relations humaines à la compétition. Cette augmentation est aussi le signe de la restauration d’une politique de quantification et de classification, dont les racines historiques se trouvent dans des structures de classe rigides, l’impérialisme et le colonialisme, aujourd’hui réorganisés par la révolution numérique. Avec la technocratie et le néolibéralisme mutuellement en crise, les contradictions du système de récompenses actuel reflètent un conflit plus large au sujet de la définition de la valeur en termes économiques ou humains.
Certaines récompenses décernées dernièrement semblent résister consciemment à la tendance à la lionisation des individus ou au renforcement de la stratification; leurs composantes concurrentielles ne sont pas ce qu’elles ont de plus intéressant. Le Prix Dorfman de l’Académie royale, par exemple, a été créé dans le but de rechercher des talents internationaux. En invitant à Londres les candidats en lice pour une semaine de conversation, ce prix génère des cohortes annuelles par le biais de l’expérience partagée. Le Prix de l’architecture émergente de Architectural Review réunit également les candidats inscrits dans sa présélection. Les deux prix annoncent encore des lauréats uniques, mais leurs processus de jugement donnent lieu à des échanges personnels significatifs qui contrastent avec les protocoles d’autres prix qui sont de nature plus extractifs.
« Les changements sociaux positifs résultent plus sûrement de l’établissement de liens plus étroits avec les personnes qui vous entourent que du dépassement de celles-ci. »
Rebecca Solnit, « When the Hero is the Problem »
Il existe par ailleurs des prix qui contribuent à l’émergence d’un écosystème de recherche parallèle à celui de la recherche universitaire traditionnelle. Depuis plus de quarante ans, le Prix Aga Khan d’architecture a construit un réseau mondial grâce à son rigoureux processus d’examen des projets, à ses séminaires et à d’autres programmes publics. Chaque cycle du prix vient enrichir son fonds d’archives dédié à l’architecture dans le monde musulman. Le Prix Mies de l’UE a constitué un petit répertoire de projets représentant l’architecture « européenne ». Dans une archive, la différence entre les gagnants et les perdants est, au mieux, minime.
D’autres prix rejettent complètement la publicité. Lorsqu’un de nos interlocuteurs a évoqué un prix dont les lauréats sont tenus au secret, nous ne l’avons pas cru avant de voir ce courriel. Voilà une nouvelle typologie bien intéressante : un prix bon marché, chaleureux, et hors du contrôle de ses organisateurs. Et si la fin du processus de remise des prix était, au contraire, le début d’une conversation? Nous ne savions pas si nous devions publier ou non le courriel, mais nous avons décidé de l’inclure. Peut-être que cela inspirera quelqu’un.
Enfin, il y a des récompenses qui ne prétendent pas être des prix, comme les monographies de magazines qui annoncent qu’une pratique a suffisamment progressé pour être prise au sérieux ou, du moins, qu’elle ne peut plus être ignorée, ou comme l’inscription au patrimoine qui, parce qu’elle protège les bâtiments de la démolition, a sur les villes un impact plus direct que la plupart des prix.
D’autres formes de discipline sont possibles. Le prestige qui accompagne la nomination à un prix a traditionnellement protégé certaines personnes de l’examen du public. De quelle façon ce privilège pourrait-il être inversé?
Si vous voulez être remarqué au même titre que votre intervention, inspirez-vous d’une tactique publique du genre de celle décrite ci-dessus. Si vous êtes timide, agissez discrètement dans la bureaucratie. Si vous êtes en proie à une rage sanguinaire, vous savez déjà quoi faire. Choisissez des méthodes appropriées.
La possibilité d’une action tactique dépend de la compréhension de l’environnement. Tout comme les revues d’architecture ou les événements publics, les prix sont un domaine para-architectural où les valeurs sont contestées et appliquées. Bien que les prix soient probablement la meilleure chose pour sortir de la bulle architecturale et accéder brièvement à un public de masse, leur pouvoir de parole se fait au prix des limites de ce qu’ils peuvent dire.
Le système de prix en vigueur entrave fortement la reconnaissance de notre désir sous-jacent d’apprécier les gens ou d’imaginer ce que les prix peuvent faire d’autre.
Nous avons essayé de rendre les choses un peu plus faciles avec ce guide.
P.S.
De l’Exactitude dans l’attribution des Prix
Dans cet Empire, l’Acte de Récompense avait atteint une telle Extension que les bâtiments primés dans une province pouvaient s’additionner pour former une ville, et que les bâtiments primés dans l’empire pouvaient former une province. Avec le temps, ces Récompenses Déraisonnables n’étaient plus satisfaisantes, et l’Industrie des Récompenses a créé un prix si attrayant que chaque bâtiment pouvait être récompensé, au point que cela s’est effectivement produit.
Les Générations suivantes, moins friandes de l’Analyse des Prix que leurs ancêtres, ont vu que ce large critère d’Attribution d’un prix était inutile, et ce n’est pas sans une certaine pitié qu’elles l’ont livré aux rudesses des archives et des sites web débranchés.
Dans les profondeurs des armoires de classement et des serveurs de sauvegarde subsistent encore aujourd’hui quelques ruines de ce prix, habitées par des architectes émergents et établis qui ont sombré dans l’oubli; dans tout le Pays, il n’existe aucune autre Relique des Disciplines des Prix d’Architecture.
Eduardo Luís Albert, The Travels of Prudent Gentlepeople, Book IV, Cap. XLV, Montréal, 2051
Inspiré de « De l’Exactitude en Science », une nouvelle de Jorge Luis Borges.
Le contenu de cette publication est intégralement le fruit de quarante heures de conversations vidéo, dont onze heures d’entretiens, cinquante-neuf pages de notes totalisant plus de dix-huit mille mots et une feuille retraçant plus de 400 prix d’architecture. Sa réalisation aurait été impossible sans l’indéfectible optimisme de tous les participants et la générosité des personnes interviewées : Amanda Bailleu, Daniel Lobo, Diane Gray, Eleanor Beaumont, Gloria Cabral, Hanif Kara, Joseph Henry, Kate Goodwin, Katty Law, Manon Mollard, Moises Puente, Paul Keskeys et Tony Chapman.
Nous remercions également les conseillers, les critiques et les amis dont les conversations ont façonné et rendu possible ce projet : Francesco Garutti, Giovanna Borasi, James English, Julia Albani, Rafico Ruiz, Martien de Vletter et Rory Ross Russell.
Nous remercions tout particulièrement Iro Kalargyrou pour son aide à la recherche.
Comment récompenser et punir a été réalisé sous la direction de Lev Bratishenko, Conservateur, Public au CCA, en collaboration avec l’écrivain et éditeur George Kafka.
Comment est une série de résidences annuelles accélérées qui réunit de petites équipes au CCA en vue de produire un nouvel outil – physique, numérique ou autre – et de répondre rapidement à une opportunité ou à un besoin spécifique.