Repérer le registre de la colonisation
Ella den Elzen, Rafico Ruiz et Camille Saade-Traboulsi localisent les objets du colonialisme
Dans ce que nous connaissons maintenant comme étant l’Amérique du Nord, le design et l’architecture continuent de jouer un rôle dans la dépossession des territoires autochtones. Ces actes de colonialisme ont lieu par le biais d’approches, banales et généralisées, au territoire, à la propriété, à l’infrastructure et aux notions de terre « ouverte » ou d’espace « communs » (qui sont en fait des territoires qui ont été vidés pour faire place à la colonisation). Reconnaître de façon intentionnelle les terres autochtones lors de l’évaluation des registres d’interventions architecturales quotidiennes peut ainsi révéler des dynamiques de pouvoir et d’espace qui sont souvent négligées dans les contextes ruraux, urbains et de banlieue dans lesquels les architectes travaillent.
Ces objets issus de la Collection du CCA ont été produits par des architectes colonisateurs à travers des sites de dépossession. Afin de prendre acte de la tension entre ces objets et leur héritage colonisateur, les lieux où ils se trouvent ont été nommés de façon à reconnaître les territoires autochtones qu’ils occupent. Comment devrions-nous lire les archives de la colonisation pour y retracer les signes de dépossession? Quelles formes de responsabilisation et de redevabilité des colonisateurs peuvent repositionner l’angle par lequel nous regardons ce que ces objets peuvent nous offrir? Comment localisons-nous le registre de la colonisation en vue de la restitution des terres?
La question du territoire est au cœur même de la pratique architecturale, en particulier en ce qui a trait aux sites des bâtiments. Puisque ceux-ci précèdent la construction des structures, l’espace qu’ils occupent est généralement entendu comme neutre. Cette conception a mené à la colonisation d’espaces autochtones non cédés. La revendication coloniale d’un territoire découle fréquemment de sa dépossession, et les architectes, les urbanistes et les spécialistes en aménagement soutiennent encore de nos jours ce contrôle à travers l’aménagement et le bâti. Ce dessin, tiré des études réalisées par Erickson/Massey en 1966 pour le campus de l’Université Simon Fraser, illustre le projet d’une station-service Shell. Plusieurs manifestations organisées par des étudiants comme par des professeurs avaient eu lieu contre la proposition initiale, qu’ils considéraient comme nuisible à la cohérence du campus et à son harmonie visuelle avec les montagnes environnantes. La firme Erickson/Massey a présenté cette proposition alternative pour la station-service Shell, où l’on aperçoit un groupe rassemblé sur une plateforme d’observation, en train de contempler le territoire non cédé de la Nation Musqueam tout en empiétant sur celui-ci.
Le vaste continent de l’Île de la Tortue/l’Amérique du Nord est parcouru d’infrastructures qui permettent d’étaler les centres urbains. L’espace du milieu apparaît au premier plan lorsqu’on se penche sur les routes, les voies ferrées et les autres réseaux physiques qui relient les lieux du capital et du commerce aux développements périphériques. Le caractère anonyme du type de pratique architecturale qui donne lieu à ces infrastructures permet aux colonisateurs d’établir leurs assises sur le territoire et de créer des nations à l’intérieur même de frontières géopolitiques, supplantant de ce fait la souveraineté des Autochtones basée sur leur propre découpage des terres.
Dans les espaces médians, le territoire est souvent dépossédé au nom d’un prétendu progrès. Cette vitrine présente les controverses entourant la propriété des terres en regard de la construction du Nouvel aéroport international de Montréal (plus tard connu sous le nom de l’aéroport Montréal-Mirabel), conçu par Papineau Gérin-Lajoie Le Blanc Architectes (PGL) et inauguré en octobre 1975. Il était prévu de faire de Montréal-Mirabel le plus grand aéroport au monde dans la foulée des grands projets montréalais, qui ont été mis en chantier à la suite de l’Expo 67 et qui comprenaient la construction du métro. Le nouvel aéroport a exigé l’expropriation par le gouvernement de 97 000 acres de terrain, retiré à des familles d’agriculteurs datant de la colonisation, dont plusieurs ont persisté à contester leur déplacement pendant les trois décennies à venir. Or, le contexte historique qui a été éclipsé dans cette lutte est le fait que le territoire sur lequel se trouve l’aéroport demeure non cédé par les Kanien’kehá:ka de Kanehsatà:ke. Ceux-ci attendent depuis au moins 1717 une décision légale concernant une compensation pour la saisir de leur territoire. En 2006, le gouvernement canadien a revendu aux expropriés la majeure partie des terres, qui n’avaient finalement pas été exploitées, mais n’a jamais reconnu les réparations dues aux Kanehsatà:ke.
La propriété est ce qui permet aux colons de tirer profit du territoire. Après la saisie d’une terre, la redéfinition de celle-ci en tant que propriété donne lieu au droit légal de la posséder ou de l’exploiter et, bien souvent, de la développer grâce à la construction. Aux confins des paysages urbain et rural s’étend la banlieue, jonchée d’éléments faussement « naturels » : des haies, des arbres, des plates-bandes, qui mettent en évidence les lignes de démarcation de la propriété privée. Ainsi, la création et la délimitation de la propriété a pour effet d’occulter les histoires de dépossession et la gestion ancestrale des terres, qui se faisait en vertu de conceptions autochtones de la souveraineté et des droits fonciers.
L’arpentage permet d’asseoir la propriété, de découper le territoire et de le contrôler en le divisant et en le développant. Il permet aussi, comme dans le cas présenté ici, sur ce qu’on nomme la péninsule de Palos Verdes en Californie, de créer des représentations visuelles du potentiel des terres en tant que propriétés privées. En 1913, l’ensemble de la péninsule a été acquis par une seule entité, la Palos Verdes Corporation, qui a confié à John Charles Olmsted et à Frederick Law Olmsted Jr. la conception du domaine de Palos Verdes Estates. Une infolettre mensuelle, émise par l’association de propriétaires de Palos Verdes, illustre la croissance rapide du nouveau développement et fait miroiter aux yeux de futurs propriétaires de terrains et de maisons un avenir où le territoire pourra être possédé.
L’omniprésence des infrastructures semble promouvoir l’idée d’un « espace commun », mais les routes qui relient sont aussi des corridors qui séparent. L’exposition universelle de 1984, en Louisiane, a donné lieu à la construction d’un nouveau monorail et d’un centre de congrès, deux interventions infrastructurelles qui ont à la fois fractionné des quartiers de La Nouvelle-Orléans et ont permis de les restaurer. Les échos de ces projets ont laissé leur empreinte sur le tissu urbain de La Nouvelle-Orléans, qu’ils fragmentent encore aujourd’hui.
Les murs sont conçus comme nécessaires à la protection de la propriété privée – ils font donc partie intégrante du « terrain d’entente » de la dépossession. Cette partie du mur frontalier séparant les États-Unis du Mexique a été érigée par le Corps du génie de l’armée de terre des États-Unis en 1994. Contrairement aux lois implacables qu’il incarne, le mur est discontinu et peut être escaladé, ce qui met en évidence la proximité entre San Diego et Tijuana, et les traversées « illégales » qui ont lieu malgré tout. Le mur frontalier est devenu l’incarnation de la violence politique, et un rappel du pouvoir que renferment des infrastructures omniprésentes que l’on tient pour acquises.
Depuis le début de sa carrière en architecture du paysage, en 1947, Cornelia Hahn Oberlander a privilégié la responsabilité sociale et écologique. Toutefois, son approche a évolué de façon à inclure de plus en plus les savoirs locaux au développement de ses projets. Dans les années 1950, alors qu’elle travaillait au ministère du Loisir et au Bureau de logement social, à Philadelphie, elle a mis sur pied une approche verticale pour installer des terrains de jeux, imposant de ce fait la vision d’artistes et de designers sélectionnés par le biais de commandes à des communautés à faible revenu. Au cours des années 1960, elle a développé des stratégies de terrassement et de plantation pour le projet de logement social Skeena Terrace, à Vancouver, et a négocié avec les responsables municipaux au nom des résidents afin d’obtenir un meilleur site. Au fil de sa carrière, sa démarche s’est tournée davantage vers les voix locales, parfois autochtones – des jeunes étudiants aux Anciens de la communauté désormais appelée Yellowknife, ces groupes pouvaient ainsi mettre de l’avant leurs savoirs ancrés dans le territoire.
Ces objets de la collection CCA sont exposés dans le cadre de Espaces médians : repères de dépossession.