Le tracé de Marine Drive, Accra
Łukasz Stanek compare les plans directeurs coloniaux et postcoloniaux
Le projet Marine Drive, un réaménagement côtier à grande échelle dans le centre d’Accra, a été lancé en 2017 sur la base du plan de l’architecte britannico-ghanéen Sir David Adjaye. Les responsables gouvernementaux ont salué cet investissement comme un moyen de remédier à l’état de délabrement de la zone, de stimuler l’industrie touristique ghanéenne et de créer des emplois et des sources de revenus pour la population locale1. Pourtant, des journalistes, des universitaires et des militants ghanéens et étrangers ont exprimé leur crainte que cette enclave commerciale, touristique et culturelle ne devienne un espace privatisé de consommation réservé à une élite, notant en particulier qu’elle déplacerait les résidents à faible revenu, les agriculteurs urbains et les petites entreprises2. Le gouvernement a rejeté cette critique et, lors d’une visite du site en 2019, Barbara Oteng-Gyasi, ministre du Tourisme, des Arts et de la Culture, a ajouté un argument de plus en faveur de Marine Drive en soulignant qu’il s’agissait d’achever un projet « commencé à l’époque du président Kwame Nkrumah3 ».
La zone du futur Marine Drive s’étend entre deux sites historiques : la cathédrale anglicane de Jamestown et le château de Christiansborg à Osu. Bien qu’un premier plan directeur schématique d’Accra établi en 1944 ait intégré cette zone à une bande côtière continue d’espaces ouverts, la zone de Marine Drive a été délimitée comme une unité de planification dans le plan directeur ultérieur de la ville livré en 1958, juste un an après l’indépendance du Ghana4. Par la suite, les plans de cette zone seront révisés à de nombreuses reprises par des professionnels ghanéens et étrangers au cours de la première décennie de l’indépendance. Sous le gouvernement socialiste de Kwame Nkrumah (1957-1966), Accra est devenu un centre de lutte anticoloniale et de politique panafricaine, ainsi qu’un point chaud de la guerre froide. La ville fut également une destination pour les architectes, les planificateurs et les ingénieurs appelés sur place dans le cadre de contrats commerciaux ou bien dans le cadre de l’assistance technique offerte par les pays d’Europe occidentale, les États-Unis, Israël, l’Union soviétique, la Yougoslavie et d’autres pays socialistes d’Europe orientale5. Pourtant, plutôt que de travailler sur un seul plan homogène, ces concepteurs étrangers, de concert avec leurs collègues et décideurs ghanéens, ont envisagé pour la zone de Marine Drive un ensemble de propositions concurrentes.
Étant donné que ces documents de planification sont nombreux et dispersés dans différentes archives sur plusieurs continents, il est difficile d’y accéder. Leur analyse s’avère tout aussi malaisée : comment mettre en relation des documents qui proviennent et reflètent des traditions de planification, pratiques professionnelles, concepts, normes et hypothèses très diverses sur l’économie politique et la société? Loin d’être spécifique à Marine Drive, un tel dilemme est fréquent lors de la rédaction de l’histoire architecturale d’États africains postcoloniaux, puisque ceux-ci se sont rapidement ouverts à un éventail de compétences architecturales et urbanistiques qui s’étendait bien au-delà des anciennes métropoles coloniales d’Europe occidentale. L’étude des nombreux plans de Marine Drive nécessite de nouvelles techniques permettant de comparer des documents à plusieurs échelles sans se limiter à les analyser sur la base de frontières prédéfinies, qu’elles soient impériales ou nationales.
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« Tourism Minister Inspects Marine Drive Tourism Investment Project », Business Ghana, 16 octobre 2019, https://businessghana.com/site/news/General/198132/Tourism-Minister-inspects-marine-drive-tourism-investment-project. ↩
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Tom Gillespie, « Accumulation by Urban Dispossession: Struggles over Urban Space in Accra, Ghana », Transactions of the Institute of British Geographers 41, noo 1 (janvier 2016) : 66-77. ↩
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« Tourism Minister Inspects Marine Drive Tourism Investment Project ». ↩
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Accra: A Plan for the Town. The Report for the Minister of Housing (Accra : Town Country Planning Division, 1958). Ce plan a été fourni par B. A. W. Trevallion et Alan G. Hood sous la direction de W. H. Barrett à la division de l’urbanisme du ministère du logement. ↩
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Łukasz Stanek, Architecture in Global Socialism. Eastern Europe, West Africa, and the Middle East in the Cold War (Princeton, NJ : Princeton University Press, 2020), 34-95. ↩
Tracés de deux dessins du plan directeur de 1958, Accra : Un plan pour la ville, superposés sur la carte actuelle d’Accra. Le premier est le plan d’aménagement du territoire et des transports, le second est le plan « Accra Central Area Development » (le tracé est limité à la zone de Marine Drive). Le panneau de droite permet d’activer et de désactiver des éléments particuliers de chaque tracé et d’en expliquer la signification.
Le tracé numérique des documents cartographiques d’archives est l’une de ces techniques. Le procédé a été mal vu par les spécialistes de l’architecture, qui ont opposé la pratique ouverte et potentiellement subversive de la cartographie à la pratique ostensiblement redondante et servile du traçage1. Cependant, plutôt qu’une procédure de simple reproduction, je soutiens que le tracé numérique permet une lecture critique d’un dessin, qui prend du temps et nécessite une attention égale à chaque ligne, aussi fine soit-elle2. Loin d’être la célébration des gestes d’un architecte, il offre l’occasion de spéculer sur les hypothèses prolongées, exprimées et renforcées par ces gestes.
Le tracé numérique consiste à scanner et à géoréférencer des documents cartographiques, puis à les redessiner dans l’environnement du système d’information géographique (SIG). Le graphique vectoriel qui en résulte (shapefile) est une base de données orientée objet qui se compose d’objets discrets regroupés dans les trois classes parentales de points, lignes et polygones. Au sein de chaque classe, les objets se ramifient en classes plus spécifiques, caractérisées par des attributs (textuels ou numériques) et des fonctionnalités distinctes3. Ce type de traduction d’un document tramé en un graphique vectoriel est une procédure interprétative qui nécessite de différencier des documents d’archives souvent partiellement conservés ou décolorés et d’opérer avec une symbologie souvent incohérente. En ce sens, un shapefile n’est pas un outil détaché du processus de sa production; le processus de production des shapefiles donne plutôt à l’historien la possibilité d’enregistrer et de réfléchir sur les régimes techno-politiques dans et à travers lesquels les architectes et les planificateurs ont travaillé.
Opérer dans un environnement SIG implique des défis qui sont bien connus. Les historiens sociaux et les géographes ont fait remarquer que la technologie SIG présuppose et reproduit ontologies qui réduisent l’espace à des conteneurs homogènes, alors que la nature quantitative des bases de données est souvent incapable de rendre justice au caractère ambigu et énigmatique des documents historiques4. D’autres chercheurs ont exprimé des objections plus fondamentales à l’historiographie qui privilégie les cartes, qu’elles soient produites manuellement ou numériquement, étant donné l’intrication de la cartographie dans les techniques utilisées par les structures étatiques et militaires pour surveiller, normaliser, corriger et racialiser les populations5. Ces réserves sont particulièrement pertinentes dans le contexte colonial d’Accra et de sa côte, régulièrement contestées et négociées par divers groupes depuis le XVIIIe siècle. Les habitants indigènes de Ga et leurs chefs politiques, religieux et militaires, ainsi que les commerçants d’Accra, les femmes du marché, les élites africaines instruites, les migrants des royaumes voisins et les Européens se sont disputé les usages et les représentations des espaces côtiers de la ville6.
Si le tracé numérique de documents cartographiques ne peut pas rendre compte de toutes ces luttes pour la production sociale de l’espace, il peut néanmoins révéler la violence qui se cache derrière la cartographie et l’aménagement, et mettre en lumière certaines pratiques quotidiennes qui sont en contradiction avec la rhétorique dominante d’une carte. Deux dessins tirés de la documentation du plan directeur d’Accra de 1958 peuvent servir de points de départ pour le tracé de Marine Drive : le plan « Accra Central Area Development » et le plan général d’utilisation des terres et du transport. Le premier, un dessin au trait en noir et blanc (61 x 76 cm, échelle 1:5000, sans légende), a été conçu par Halcrow & Partners, une société britannique de conseil en ingénierie qui a supervisé de nombreux projets de développement en Afrique de l’Ouest à la fin de la période coloniale, en collaboration avec Geoffrey Alan Jellicoe et Sylvia Crowe, deux éminents architectes paysagistes britanniques. Le plan a été commandé par le gouvernement dans le cadre du programme d’améliorations qui a été lancé à l’occasion de la fête nationale en vue de préparer Accra à devenir la capitale d’une nation indépendante, mais est resté sans suite7. Selon le commentaire accompagnant le plan directeur, la zone de Marine Drive était envisagée comme « le parvis ou le jardin de façade d’Accra », apte à fournir une « partie vitale du cadre » des principaux bâtiments gouvernementaux, y compris la Maison du Gouvernement, l’Arche de l’Indépendance, la zone ministérielle du Gouvernement et le site du futur Parlement8.
Le plan de développement de la zone centrale a été initialement élaboré à partir d’un relevé des bâtiments existants, de la topographie, des limites des propriétés, de la végétation, des routes et des sentiers, mais sans aucun recours à des symboles pour identifier et nommer ces éléments. En outre, certains motifs graphiques ont été utilisés non seulement pour représenter les éléments conçus, mais aussi pour masquer les conditions existantes – pour voiler les anciens bâtiments et créer une toile de fond pour les nouveaux. Le processus de traçage repose donc sur la géométrie, l’épaisseur et l’articulation de chaque ligne afin de les distinguer et de les classer dans un environnement SIG. Le tracé réfracte ces motifs en couches séparées, rendant visible la distinction essentielle entre les bâtiments, la végétation et les chemins qui faisaient partie de la nouvelle vision – généralement dessinés avec des lignes plus épaisses –, et ceux à supprimer, contournés avec des lignes plus fines. Alors qu’à première vue, le plan d’aménagement de la zone centrale donne l’impression qu’il aurait abouti à un paysage dense, le fait de tracer ces formes sur des couches séparées révèle que la conception de Marine Drive était un projet de démolition, les 117 bâtiments destinés à la démolition dépassant largement les 25 à conserver ou à construire. Le « parvis d’Accra » a été conçu pour remplacer la réalité disparate du littoral de la ville, composé d’anciennes infrastructures portuaires, d’entrepôts et de bâtiments commerciaux, ainsi que de bureaux gouvernementaux jugés temporaires. Le processus de défrichage mettait aussi à risque certaines activités économiques des habitants à faible revenu de la zone, notamment l’extraction de sable et l’élimination des déchets, indiquées dans l’enquête initiale par des lignes fines et sinueuses représentant des sentiers qui relient la plage à la ville.
Le second dessin pertinent du plan directeur d’Accra de 1958 est le plan d’occupation des sols et des transports, un dessin en couleur (61 x 76 cm, échelle 1:20 000, avec une légende) qui était le principal document de planification. C’est en superposant ce dessin au plan d’aménagement de la zone centrale qu’on réalise l’ampleur des démolitions proposées. Le premier plan démontre que les éléments essentiels de la conception urbaine, tels que le développement autour d’Ussherfort et le nouveau parc public en face de la Cour suprême, nécessitaient des démolitions à grande échelle non seulement le long de la bande côtière mais aussi dans les zones voisines. La majorité des terres défrichées ont ensuite été zonées comme « espace public ouvert », certaines parties restant allouées pour des « espaces privés ouverts ». Comme le montre l’aménagement urbain, le second dessin comprenait des blocs de clubs existants et un centre communautaire, tandis que le premier comprenait des bâtiments gouvernementaux et des installations sportives, comme l’ovale de cricket, des terrains de football, des terrains de golf et une zone balnéaire avec une piscine, ainsi que des installations sanitaires et des restaurants. Le plan prévoyait également l’implantation du futur théâtre national près du château de Christiansborg9.
Ces programmes montrent clairement que la zone de Marine Drive devait essentiellement servir les besoins de l’élite émergente de la fonction publique et du monde des affaires d’un Ghana indépendant. Cependant, quelques années seulement après le plan de 1958, de nouvelles propositions pour Marine Drive ont repensé le profil de ses futurs utilisateurs en veillant à y inclure des catégories de population beaucoup plus larges, reflétant ainsi le tournant décisif vers une voie de développement socialiste amorcé sous Kwame Nkrumah. Par exemple, la place Black Star, agrandie plusieurs fois au cours des années 1960, a été conçue pour accueillir des rassemblements de soutien au dirigeant. D’autres conceptions de Marine Drive ont suivi, comprenant souvent des zones de loisirs collectifs, de culture et d’éducation qui tranchaient avec l’élitisme du plan de 1958 : des architectes italiens ont conçu un ensemble de pavillons plus petits le long du littoral; un institut de design bulgare a proposé un ensemble de grands bâtiments sportifs et culturels situés stratégiquement dans le paysage; et des designers de l’école d’architecture de l’Institut Kwame Nkrumah des sciences et technologies de Kumasi ont proposé « Accra 2000 », un plan multifonctionnel et futuriste qui avait imaginé une plate-forme flottant dans l’océan. Plusieurs institutions de planification du pays, dont le Département de l’aménagement du territoire et la Société nationale de construction du Ghana, ont fourni des plans plus réalistes, notamment le plan partiellement mis en œuvre des jardins Osu et le mausolée non construit de Kwame Nkrumah10.
La comparaison des nombreux documents provenant d’archives conservées au Ghana, en Europe et en Amérique du Nord révèle la multiplicité des visions proposées pour la zone de Marine Drive sous Nkrumah. Le plan actuel d’Adjaye Associates présente plusieurs parallèles avec le plan de développement de la zone centrale de 1958, comme en témoignent la délimitation de Marine Drive en tant qu’unité de planification unique, sa conception comme le « parvis d’Accra » avec des bâtiments monumentaux, et la prestation de services destinés aux utilisateurs à revenus élevés. Toutefois, ces trois solutions ont été remises en question dans plusieurs autres plans livrés au cours des années 1960, qui proposaient de zoner certaines sections de Marine Drive en même temps que des zones spécifiques du centre d’Accra et suggéraient des programmes plus égalitaires et des bâtiments à des échelles plus intimes. Étant donné que les propositions d’aménagement élaborées pendant la période Nkrumah ébauchaient des visions urbaines concurrentes, il sera vain de les utiliser pour légitimer une stratégie de conception particulière pour Marine Drive aujourd’hui. Toutefois, leur réexamen et les projections diverses de la vie quotidienne qu’elles véhiculent mettent en évidence un éventail plus large, plus diversifié et complet de possibilités pour le développement côtier d’Accra.
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James Corner, « The Agency of Mapping: Speculation, Critique and Invention », dans Mappings, dir. Denis Cosgrove (Londres : Reaktion, 1999), 213-214. ↩
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Au sujet du traçage des dessins architecturaux, voir Ray Lucas, Drawing Parallels: Knowledge Production in Axonometric, Isometric and Oblique Drawings (New York : Routledge, 2019). ↩
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N. Katherine Hayles, How We Think: Digital Media and Contemporary Technogenesis (Chicago; Londres : The University of Chicago Press, 2012), 194-195; Michael Goodchild, « Combining Space and Time: New Potential for Temporal GIS », dans Placing History: How Maps, Spatial Data, and GIS Are Changing Historical Scholarship, dir. Anne Kelly Knowles et Amy Hillier (Redlands, CA : ESRI, 2008), 179-198. ↩
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David J. Bodenhamer, John Corrigan et Trevor M. Harris, dir., The Spatial Humanities: GIS and the Future of Humanities Scholarship (Bloomington : Indiana University Press, 2010). ↩
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Alberto Giordano et Tim Cole, « The limits of GIS: Towards a GIS of Place », dans Transactions in GIS 22, no 3 (juin 2018) : 664-676. ↩
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John Parker, Making the Town: Ga State and Society in Early Colonial Accra (Portsmouth, NH : Heinemann; Oxford : James Currey, 2000). ↩
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Accra: A Plan for the Town, 27-28, 114. ↩
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Accra: A Plan for the Town, 113. ↩
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Accra: A Plan for the Town, 114-115. ↩
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Stanek, Architecture in Global Socialism, 34-95. ↩
Les tracés produits au cours de cette recherche font partie de la base de données SIG de seize documents d’architecture et de planification pour la côte d’Accra livrés à la fin de la période coloniale et au début de la période postcoloniale. La base de données résulte du cours « Accra Futurism » dispensé par Łukasz Stanek à la Manchester School of Architecture (Université de Manchester, Royaume-Uni) et au Taubman College of Architecture and Urban Planning (Université du Michigan, États-Unis), de 2018 à 2020. Les participants en charge des cartes affichées étaient Julia Arska et Ariel Chesley (MSA) et Katherine Lai (TCAUP). Postproduction : Łukasz Stanek; logiciel : QGIS; support SIG : Jonny Huck.
Łukasz Stanek a écrit ce texte dans le cadre de sa recherche pour le Programme de recherche multidisciplinaire Centrer l’Afrique : perspectives postcoloniales sur l’architecture.