Lire l’architecture à travers La Noire de...
Huda Tayob présente le film comme une archive incarnée et une critique de la ville en modernisation
Les premières scènes du film La Noire de… nous amènent au port de Marseille, dans le Sud de la France, où nous découvrons Diouana, une jeune femme sénégalaise jouée par l’actrice Mbissine Thérèse Diop. La caméra pointe d’abord sa lentille sur un grand bateau à vapeur blanc qui glisse à l’intérieur de la digue du large en faisant retentir sa sirène, puis ramène notre attention vers l’agitation quotidienne du port, où les passagers débarquent, rassemblent leurs bagages et saluent leurs familles, avec en toile de fond des grues, des voies ferrées et des conteneurs de marchandises. Diouana est venue travailler comme nounou à domicile pour une famille française qui, durant une résidence à Dakar, l’avait déjà employée pour garder les enfants. Le monsieur vient la prendre en voiture à sa descente de bateau pour la conduire à leur appartement à Antibes, à deux cents kilomètres à l’est de Marseille. Ce n’est qu’au cours de cette première journée que nous voyons la Côte d’Azur, alors que leur véhicule emprunte à Cannes le boulevard du front de mer bordé de palmiers. Lorsqu’ils arrivent à destination, la caméra s’arrête sur Diouana contemplant sa nouvelle vie « moderne », et nous suivons son regard qui parcourt lentement l’immeuble blanc moderniste, avec sa façade répétitive et son brise-soleil. À son entrée dans l’appartement, Diouana découvre, accroché sur le mur nu qui se trouve derrière elle, le masque en bois sculpté qu’elle avait offert à ses employeurs lorsqu’ils l’ont embauchée à Dakar. Diouana regarde le masque, puis le masque nous regarde.
Se voulant une réflexion sur la manière dont Diouana a expérimenté physiquement les deux villes, le présent texte met en relation La Noire de… du réalisateur sénégalais Ousmane Sembène, avec les écrits du philosophe politique martiniquais Frantz Fanon, en particulier « L’Algérie se dévoile » et Les Damnés de la Terre, écrits respectivement en 1959 et 1961. Prenant pour prisme la pensée de Fanon, nous pouvons envisager Antibes et Dakar comme des lieux historiquement constitués et définis, comme des sites de violence racialisée, de résistance et de refus1. De plus, si le film nous apparaît comme l’enregistrement d’un moment particulier dans le temps à Dakar, il peut aussi se lire comme une intervention historiographique – une proposition sur la façon d’étudier les archives urbaines et architecturales de la ville postcoloniale. Bien que le film s’amorce avec l’arrivée de Diouana en France, l’intrigue fait des allers-retours dans le temps et l’espace entre le présent tragique de la jeune femme à Antibes et la vie à Dakar qu’elle a laissée derrière elle. Attirant l’attention sur la colonisation persistante de l’époque et les rapprochements constants entre ces villes éloignées, cette technique narrative propose une lecture genrée et racialisée de l’espace domestique et infrastructurel. La Noire de… peut donc se lire comme une archive incarnée et comme une critique spatiale qui demande de penser l’architecture en fonction des relations coloniales et néocoloniales complexes qu’elle incarne. On en prend clairement conscience non seulement dans la relation entre le soi-disant quartier indigène de Dakar et la ville des colons, mais aussi dans l’iniquité permanente de la dynamique du pouvoir entre la colonie et la métropole, entre le Sud et le Nord du monde.
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Franz Fanon, The Wretched of the Earth (New York : Grove Press, 1961), 53. Publié originalement en français sous le titre Les Damnés de la terre (Paris : François Maspero, 1961). ↩
Souvent considéré comme le premier long métrage africain, La Noire de… a été projeté en 1966 lors du premier Festival mondial des arts nègres à Dakar. Il s’agit d’un moment historique car, de 1934 à l’indépendance du Sénégal en 1960, le décret Laval avait limité les films réalisés dans et sur les colonies africaines de la France et empêché les réalisateurs africains de tourner des films1. L’utilisation par Ousmane Sembène d’une structure narrative qui prend acte de la juxtaposition des conditions urbaines coloniales prend donc tout son sens politique : alors qu’à Antibes, notre regard se confine, à l’instar de celui de Diouana, à l’intérieur de l’appartement de son employeur, à Dakar, nous suivons ses déplacements entre la maison de sa mère dans le quartier indigène, appelé la Médina, et le centre-ville et quartier d’élite appelé le Plateau. La Médina a été créée à la suite d’un décret de 1914 qui légalisait la délocalisation permanente des populations autochtones de Dakar du centre vers un quartier situé au-delà des limites de la ville. À l’époque, la zone délimitée fut identifiée comme « un terrain très pauvre situé au nord et légèrement à l’ouest de la ville2 ». Alors que la délocalisation était ostensiblement motivée par des raisons sanitaires, la planification s’inscrivait dans une conception raciale du centre-ville comme un espace « blanc3 ». Les cordons-sanitaires, sortes de zones tampons typiques de la planification coloniale, ont servi un objectif de ségrégation raciale en fournissant une barrière physique et spatiale entre les groupes démographiques. Dans ce contexte, les infrastructures jouent un rôle crucial d’outils politiques, fonctionnant à la fois comme des lignes de démarcation et de division qui soulignent les inégalités entre les zones racialisées. Il n’est donc pas surprenant que, chaque fois que Diouana se déplace d’un univers à l’autre, elle doive traverser l’unique passerelle enjambant les voies ferrées qui maintiennent le quartier indigène commodément isolé. Cette pratique coloniale de la ségrégation était, comme le rappelle Fanon dans Les Damnés de la terre, un moyen d’enfermer les corps et de limiter leurs déplacements dans l’espace et le temps :
Le monde colonial est un monde compartimenté. Sans doute est-il superflu, sur le plan de la description, de rappeler l’existence de villes indigènes et de villes européennes, d’écoles pour indigènes et d’écoles pour Européens, comme il est superflu de rappeler l’apartheid en Afrique du Sud. Pourtant, si nous pénétrons dans l’intimité de cette compartimentation, nous aurons au moins le bénéfice de mettre en évidence quelques-unes des lignes de force qu’elle comporte. Cette approche du monde colonial, de son arrangement, de sa disposition géographique va nous permettre de délimiter les arêtes à partir desquelles se réorganisera la société décolonisée4.
Dès le début de la stratégie de planification, il fut question du territoire « notoirement pauvre » de la Médina de Dakar qui, même après plusieurs années, n’était pourvu « d’aucun système d’égouts approprié, d’aucune électricité, [et] d’aucune eau potable5 ». Filmé quelque cinquante ans après la création du quartier indigène, La Noire de… nous confronte aux inégalités infrastructurelles persistantes – les « lignes de force » –, alors que nous accompagnons Diouana dans son voyage entre les mondes. La Médina, zone de rues sablonneuses et d’habitations de fortune, contraste fortement avec la ville « blanche », avec ses avenues spacieuses et bordées d’arbres, et ses tours d’habitation modernes et lumineuses où Diouana cherche du travail, ainsi qu’avec le centre-ville et ses monuments, notamment les sites nouvellement construits de l’Assemblée nationale et de la Place de l’indépendance. Pourtant, en fin de compte, le film ne suggère pas que la narration s’articule autour du progrès ou du développement. Au contraire, le déplacement de la jeune femme dans la ville blanche, et plus tard en France, évoque les structures néocoloniales et les promesses non tenues de l’ère de la décolonisation. Au lieu d’une réorganisation de la société, telle que Fanon la jugeait nécessaire, nous voyons le maintien de la planification coloniale dans la période postcoloniale.
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Manthia Diawara, African Cinema: Politics and Culture (Indianapolis : Indiana University Press, 1992), 22. ↩
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Raymond Betts, « The Establishment of the Medina in Dakar, Senegal, 1914 », Journal of the International African Institute 41, no.2 (1971) : 145. ↩
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Betts, « The Establishment of the Medina in Dakar, Senegal, 1914 », 148. ↩
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Fanon, The Wretched of the Earth, 29. ↩
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Betts, 148. Traduction libre. ↩
La Noire de… propose aussi une lecture critique de la manière dont l’architecture moderne tropicale personnifie des idéaux grandioses et utopiques. Les plans lents et insistants d’immeubles d’habitation modernistes récemment construits semblent célébrer leur matérialité et leur tectonique, mais ils suggèrent également l’amalgame des relations de pouvoir et de contrôle inhérentes à cette nouvelle esthétique. Tout comme elle avait suivi le regard posé par Diouana sur sa nouvelle maison à Antibes, la caméra passe en revue les mêmes façades répétitives qui se succèdent à Dakar, mettant ainsi les deux villes en relation. Dans les deux endroits, la jeune femme a vu les portes se refermer brusquement devant elle. Lorsqu’elle arrive pour la première fois dans l’appartement d’Antibes, par exemple, madame lui montre une vue splendide sur le port, avec Nice au-delà. Et pourtant, c’est la dernière fois qu’elle voit le monde extérieur, car l’appartement lui-même se referme sur elle. Dans une scène ultérieure, Diouana demande : « Comment sont les gens ici? Les portes sont fermées jour et nuit. Nuit et jour. »
Allant encore plus loin, Sembène propose aussi au spectateur une lecture critique d’une expérience genrée de la ville. Cette critique peut se comprendre en parallèle avec l’essai de Fanon « L’Algérie se dévoile », dans lequel ce dernier souligne que la séparation entre la casbah historique et la soi-disant ville européenne est une démarcation non seulement de race et de classe, mais aussi celle d’une société genrée. Dans sa description des pratiques du voilement et du dévoilement, Fanon met en évidence la relation entre le corps féminin habillé et son expérience du déplacement dans l’espace urbain. Il affirme que se voiler ne consiste pas simplement à se couvrir, et que voilement et dévoilement sont plutôt des actes religieux, culturels et politiques : comme le voile constitue parfois un manteau protecteur, parfois un camouflage, le voilement peut donc être un acte de résistance à l’impulsion coloniale de dévoiler et de révéler.
Tout au long de La Noire de…, les références au voilement et à la résistance par le vêtement sautent aux yeux. Alors qu’elle cherche encore du travail à Dakar, Diouana remarque deux élégantes Sénégalaises. La caméra filme les deux femmes marchant sur le boulevard bordé d’arbres, puis s’arrête sur le regard plein d’aspiration de Diouana qui ne perd rien de leur mouvement, faisant ainsi allusion aux raisons principales qui motivent sa recherche d’emploi. Plus tard, lorsque Diouana commence à travailler à Antibes, elle est ravie à l’idée de pouvoir voyager, gagner de l’argent et s’habiller élégamment. En dépit du caractère domestique de ses tâches, elle porte une robe à pois, des boucles d’oreilles en forme de tournesol, un collier de perles et des chaussures à talons hauts. Tout en nettoyant les intérieurs étincelants et la cuisine moderne de l’appartement, elle raconte son désir d’acheter de beaux vêtements et de prendre des photos sur la plage. Cependant, alors qu’à Dakar, son travail consistait à prendre soin des deux enfants du couple tout en vivant dans sa propre maison, à Antibes, Diouana réalise rapidement qu’elle est devenue une servante, cuisinant et nettoyant pour le couple et leurs invités pendant que les enfants sont ailleurs. Lorsqu’elle passe la serpillière sur le sol rayé et les murs peu décorés, sa robe à motifs orne l’appartement, comme l’appartement l’orne. Fait-elle partie de l’environnement ou est-elle un objet dans l’espace, comme le masque? Sa présence est-elle essentielle pour cimenter le modernisme auquel aspire cet appartement? Elle comprend rapidement qu’elle n’aura pas le droit de voyager, ni même de sortir de l’enceinte de cet espace. Sa patronne lui demande d’enlever ses chaussures, qui résonnent bruyamment sur le sol dur et carrelé, et de mettre des vêtements plus appropriés – elle doit connaître sa place et porter un tablier. La façon dont Diouana s’habille peut donc s’interpréter, à l’instar du choix de se voiler ou de se dévoiler, comme un acte de refus d’incarner l’identité de la servante en tant qu’objet dans l’espace domestique. Mais, alors que ses vêtements et ses chaussures défient la norme de l’uniforme de la servante et témoignent plutôt d’aspirations à une vie cosmopolite, la vie de Diouana à Antibes se limite en fait à « la cuisine, la salle de bain, la chambre et le salon ». Elle se retrouve piégée dans une nouvelle forme d’esclavage qui a pour prison un appartement lumineux avec vue sur la Côte d’Azur. Elle demande : « La France est-elle ce trou noir? Que suis-je ici? Cuisinière, femme de ménage, lavandière? … Je suis seule. »
Comme Fanon le souligne dans « L’Algérie se dévoile », il n’y a que la figure de la « Fatma », la femme de ménage générique, qui traverse la ville algérienne divisée en restant invisible et inaperçue. À cet égard, ses mouvements révèlent les structures multicouches de la race, du genre et de la classe qui font partie intégrante de l’espace urbain1. Fanon affirme qu’à travers le mouvement de libération, la femme invente « de nouvelles dimensions pour son corps, de nouveaux moyens de contrôle musculaire2 ». Malgré le contexte très différent de Dakar, l’attention que Fanon porte au corps, à son interaction physique et à ses réponses à l’environnement construit et à la rue, fournit une analyse utile pour lire la traversée de Dakar par Diouana, de la Médina au Plateau, puis jusqu’en France. Tout en voyageant avec elle, nous expérimentons le monde à travers sa position et l’interaction entre l’espace domestique et l’espace infrastructurel, au travers de zones qui ne sont généralement pas considérées comme interdépendantes. Lorsqu’elle retourne chez elle dans le quartier indigène pour faire la fête après s’être vu offrir le poste de nounou des enfants français, elle traverse la passerelle et court après sa mère qui va chercher de l’eau à un robinet communal, laissant derrière elle les grues de construction et les maisons formelles de la ville de colons, avec leurs vérandas et leurs pelouses arrosées par des arroseurs automatiques. Comme Fanon l’écrit à propos du contexte algérien comparable dans Les Damnés de la terre, cette « ville du colon est une ville en dur, toute de pierre et de fer. C’est une ville illuminée, asphaltée, où les poubelles regorgent de restes inconnus, jamais vus, même pas rêvés3. » La ville du colon est un « monde de statues », un monde de monuments en pierre et de grands bâtiments4. Pourtant, malgré les inégalités évidentes en matière d’infrastructures, Diouana passe facilement d’un monde à l’autre et inversement, dans l’espoir d’une vie meilleure. Sur la Place de l’indépendance, alors qu’elle vient de décider de partir en France avec cette famille, elle exécute des bonds de joie devant le mémorial de la Seconde Guerre mondiale dédié aux soldats sénégalais qui ont combattu avec la France. En utilisant ce monument comme un site de jeu, Diouana se réapproprie la ville, offrant la possibilité d’y lire, avec Fanon, un nouveau moyen d’interagir avec les vestiges hérités de l’espace colonial. Bien que La Noire de… soit finalement une tragédie – le film se conclut par le suicide de Diouana en France –, de tels moments ludiques positionnent clairement Diouana en tant que sujet qui aborde la ville selon ses propres termes. Peut-être Sembène fait-il ici allusion à ce qui aurait pu sembler possible à ce moment particulier du début de la période postcoloniale.
La fin du film montre le retour du masque que Diouana a offert à son employeur. Nous suivons le monsieur qui se rend chez la mère de Diouana pour lui rendre son sac, le masque, et lui offrir de l’argent. La mère refuse cette monétisation de la vie de sa fille, et par cet acte de rejet, transforme la cour de sa maison de fortune en un espace de refus. Le jeune frère de Diouana prend le masque, l’orne et suit le monsieur lorsqu’il part, le hantant alors qu’il retraverse la passerelle pour retourner dans la ville blanche. Tout au long du film, Sembene attire notre attention sur les espaces qui sont à la base de la reproduction sociale, à travers la figure de la travailleuse manuelle. En suivant ses mouvements dans la ville, nous sommes invités à lire des espaces disparates, à la fois domestiques et infrastructurels, en les mettant en relation. En même temps, La Noire de… diffère du film documentaire dans la mesure où il incarne ce que Diouana imagine quant à la possibilité de vivre autrement dans et autour des limites des environnements construits qui sont les siens. En lisant le film de Sembène comme un commentaire architectural et urbain, nous reconnaissons l’imbrication de l’architecture dans la colonialité, la dépossession et la construction impérialiste.
Huda Tayob a écrit ce texte dans le cadre de sa recherche pour le Programme de recherche multidisciplinaire Centrer l’Afrique : perspectives postcoloniales sur l’architecture.