Tout pouvoir requis
Sian Lathrop sur l'expropriation des terres de Kahnawà:ke et la construction de la Voie maritime du Saint-Laurent
Le fleuve aujourd’hui connu sous le nom de Saint-Laurent s’étend sur 3 058 kilomètres, de la source la plus au sud-ouest jusqu’à son embouchure, drainant le bassin des Grands Lacs dans l’océan Atlantique. C’est dans ce canal naturel que s’inscrivent la Voie maritime du Saint-Laurent et le projet hydroélectrique. Le projet terminé a été l’une des principales réalisations d’ingénierie du XXe siècle, générant près de 1 880 mégawatts d’énergie et permettant le passage de navires de 20 000 tonnes jusque dans les Grands Lacs. Il combinait le magnifique paysage naturel du Saint-Laurent – l’un des plus grands réseaux hydrographiques de la planète, formé dans une ancienne dépression géologique – et une série mécanisée d’écluses et de chenaux, un paysage aquatique hybride d’une ampleur fantastique. En agrandissant des cours d’eau existants et construisant de nouvelles infrastructures, la Voie maritime du Saint-Laurent allait permettre à des navires océaniques de faire le trajet entre la mer et les Grands Lacs, et vice versa.
Aménagée entre 1955 et 1959 et financée conjointement par les gouvernements fédéraux canadiens et américains, la Voie maritime a été saluée par la presse et le grand public. On a construit des tribunes pour permettre aux spectateurs de voir les équipes de construction excaver d’énormes quantités de terre et de roche, et la cérémonie d’inauguration, conçue par une agence d’architecture, a été présidée par la Reine Elizabeth.
Cette année, le CCA a consacré son exposition de Vitrines à des espaces intermédiaires, soit des sites politiquement contestés de dépossession coloniale qui ont été créés et entretenus par des interventions conceptuelles. Une lecture critique de ces terrains intermédiaires peut contribuer à révéler le rôle des architectes, ingénieurs et designers dans le projet colonial et aide à situer l’intervention des allochtones tout en la plaçant dans le contexte des terres et pratiques juridiques autochtones.
Le concept d’un terrain intermédiaire en tant qu’espace contesté que s’approprient les agents économiques blancs exige de poser un autre regard sur ce que les archives semblent au départ valoriser comme un exploit d’ingéniosité. L’un de ces espaces est situé à quinze minutes de route de l’autre côté du pont Mercier, à partir de Tiohtià:ke (Montréal). À cet endroit, en 1955, une prouesse technique a été réalisée pendant la construction de la Voie maritime du Saint-Laurent, le plus grand effort de levage de pont jamais tenté à cette date1. Cet endroit est également l’ancien littoral de la collectivité de Kahnwà:ke, dont les terres ont été accaparées pour construire l’un des nombreux nouveaux canaux de navigation de la Voie maritime. Kahnawà:ke, qui signifie « sur les rapides » en kanien’kéha, est une collectivité et un village mohawk qui existe de l’autre côté du fleuve, en face de Montréal, depuis 1680.
La Voie maritime a été conçue précisément pour faciliter la croissance économique, idéologique et industrielle de l’État canadien par le déplacement du charbon, du bois et des matières premières de la côte Est vers le centre de l’Amérique du Nord. Ce programme nationaliste a été inscrit dans l’empreinte physique du projet, puisque l’Administration de la Voie maritime a choisi de construire le chenal le plus proche de Montréal non pas sur la rive nord, non développée, mais plutôt sur la rive sud du Saint-Laurent, une décision qui a ruiné le littoral et une partie du village de la réserve mohawk de Kahnawà:ke.
Au moment de son achèvement, la Voie maritime du Saint-Laurent était la plus grande infrastructure fédérale construite au cours du dernier siècle, un projet qui s’étirait sur 306 kilomètres, de Montréal jusqu’au lac Érié. Son empreinte archivistique est d’une ampleur similaire, avec une vaste collection de documents et de photographies trouvés dans les bibliothèques nationales et les institutions culturelles du Canada, dont celle du CCA. La Voie maritime a également laissé sa marque dans les archives et espaces locaux, notamment les archives photographiques du Kanien’kehá:ka Onkwawén:na Raotitióhkwa Language and Cultural Center, où les images de lieux touchés par la nouvelle construction présentent une histoire alternative sur des terres considérées comme appartenant à la collectivité.
-
Pour en savoir plus à propos de ce levage de pont, voir Daniel Macfarlane, « Caught between Two Fires », dans Negotiating a River, Vancouver, UBC Press, 2014. ↩
Plus récemment, une relecture de ces archives (et de bien d’autres) a recontextualisé des projets d’infrastructure tels que la Voie maritime du Saint-Laurent comme autant de preuves des déplacements et violences infligés par les allochtones. La construction de barrages hydroélectriques, de réseaux de transport et de sites extractifs affecte de façon disproportionnée les communautés autochtones dont la gestion des terres est mise à mal au nom du progrès national. Les collections de matériaux liés à ces projets d’infrastructure peuvent donc servir de compte rendu méticuleusement documenté de la colonisation et de la saisie des terres autochtones, saisie légitimée par la promesse de développement national et accomplie grâce à des innovations dans les pratiques conceptuelles. Ces projets d’infrastructure à grande échelle se sont historiquement appuyés sur la rhétorique du progrès, de la construction de la nation et du bien public pour justifier l’expropriation des terres autochtones et pour masquer l’intérêt économique privé explicite dans l’échange de marchandises qu’ils comportent. Les communautés autochtones étaient privées de leurs droits par ces pratiques capitalistes et le sont encore souvent; pourtant, ce sont elles qui subissent le plus régulièrement la dégradation de l’environnement résultant de ces projets d’infrastructure.
La reconstruction massive des écluses et chenaux existants a permis une autre prouesse d’ingénierie simultanée, un projet hydroélectrique au profit de l’Ontario et l’État de New York. Dans son ensemble, le projet de la Saint Lawrence Seaway and Power a duré trois ans et a coûté aux deux gouvernements près d’un milliard de dollars. Bien que des traités entre les États-Unis et le Canada aient assuré aux deux nations l’accès au fleuve dès 1812, les plans pour un développement conjoint de l’infrastructure ont été constamment interrompus par les guerres mondiales et l’hésitation des Américains1. Les pays ont participé à des décennies de négociations, mais ce sont les historiens et les économistes canadiens qui ont mis la Voie maritime au centre de leur approche idéologique du développement national canadien.
-
Voir le discours de Lionel Chevrier à l’Empire Club, 3 février 1955, https://speeches.empireclub.org/details.asp?ID=62584. ↩
Le nationalisme canadien et la conception de la Voie maritime allaient de pair. De fait, de nombreux ingénieurs du ministère des Transports étaient également membres du comité interministériel du Saint-Laurent. Ce comité a fait valoir que l’utilisation la plus « efficace, rationnelle et productive du bassin fluvial » était de trouver un moyen d’empêcher les eaux de s’écouler « en pure perte vers la mer1 ». Des universitaires ont soutenu pendant longtemps que l’économie canadienne devait se développer et se distinguer de celle de l’Angleterre par l’exploitation des ressources naturelles du pays2. En tant que route commerciale, le fleuve allait faciliter cette expansion. L’identité nationale canadienne était profondément liée à la construction de la Voie maritime, et la souveraineté autochtone a été écartée au nom de l’enrichissement de l’État-nation. Des intérêts économiques privés ont été favorisés par rapport aux traités et aux accords entre les Mohawks et le gouvernement canadien, qui ont été contournés en utilisant les échappatoires juridiques et les amendements aux lois existantes3.
En 1954, le rêve de construire une voie maritime, qui datait de décennies, est devenu réalité. En mai, le président Eisenhower a entériné la loi Wiley-Dondero4. Le gouvernement canadien a suivi, en adoptant en juin la Loi sur l’Administration de la voie maritime du Saint-Laurent. Le projet nécessitait des centaines de firmes d’ingénierie et d’entrepreneurs indépendants, qui ont été recrutés à travers le monde. Il a également exigé la manipulation du fleuve à une échelle jamais tentée auparavant. Jusqu’au début des années 1950, la plupart des plans prévoyaient que le chenal de la voie maritime près de Montréal longerait les terres non développées de la rive nord5. Tout juste avant la construction de la voie maritime, ce plan a été modifié, et un nouveau chenal a été approuvé par l’Administration de la voie maritime du Saint-Laurent (AVMSL). Ce dernier nécessitait l’expropriation de 80 kilomètres de terres de Kahnwà:ke, y compris une grande partie du village et du littoral. L’AVMSL a justifié le déménagement de la rive nord vers la rive sud en affirmant que les terres situées au nord seraient nécessaires au développement futur et pourraient être précieuses pour l’industrie dans les années à venir. Ce changement dans la construction a donné la priorité aux profits potentiels plutôt qu’aux bâtiments et à la collectivité déjà existants du village et de la réserve de Kahnawà:ke.
-
Pour en savoir plus au sujet de l’ingénieur perçu comme un héros pendant la construction de la Voie maritime, voir Macfarlane, « Caught between Two Fires ». ↩
-
Voir la thèse laurentienne, une théorie de développement économique présentée par des universitaires canadiens (notamment Donald Creighton) dans les années 1930, et largement acceptée jusqu’à la fin des années 1950, https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/these-laurentienne. ↩
-
Bibliothèque et Archives Canada : RG2, Fonds du Bureau du Conseil privé, Série A-5-a. ↩
-
Le projet de loi Wiley-Dondero a autorisé la construction de la voie maritime à la Chambre des représentants, deux ans après que Chevrier et le gouvernement canadien ont menacé d’entreprendre le projet seuls. Il a confirmé le fait que la Voie maritime du Saint-Laurent était un projet à mener conjointement. ↩
-
Pour en savoir plus sur le racisme environnemental inhérent à cette décision, voir Lily Ieroniaw:kon Deer, « Plus Ten Percent for Forcible Taking: Construction of the St. Lawrence Seaway as Environmental Racism on Kahnawà:ke », The Journal of History and Political Science, vol. 5 (2017), p. 13–25. ↩
Le coût de l’expropriation sur la rive nord est une autre raison plus vile de ce changement de plan. Le gouvernement a évalué les terres de Kahnawà:ke à un taux beaucoup plus bas que celles appartenant à des allochtones dans une proximité similaire à Montréal. Dans un article paru en 1956 dans le Globe and Mail, un avocat représentant les Kahnawa’kehró:non, qui estimaient que leurs terres avaient été sous-évaluées, soulignait que même le règlement le plus élevé enregistré, 70 000 $ pour un agriculteur âgé qui avait refusé de quitter sa propriété, équivalait à quelques cents par pied carré1. C’était une somme dérisoire par rapport aux règlements versés aux propriétaires fonciers de LaSalle, qui ont reçu jusqu’à un dollar du pied carré. Au départ, l’Administration de la voie maritime avait évalué le terrain de Kahnawà:ke à six cents du pied carré, et ses offres initiales reflétaient cette évaluation. Un évaluateur indépendant de la Warnock Hersey Co. a estimé les terres des Kahnawa’kehró:non à vingt cents le pied, ce qui est encore moins que celles de Côte-Sainte-Catherine et de LaSalle2. Une fois l’arpentage terminé, et après que la différence d’évaluation ait été signalée à la presse, les représentants de l’Administration de la voie maritime ont fait valoir que les offres faites à l’extérieur de Kahnawà:ke n’avaient aucune incidence sur l’évaluation des terres autochtones par l’AVMSL. Cet argument était appuyé par une clause de la Loi sur les Indiens, qui établit que les terres visées par un traité ne sont pas détenues en fief simple, mais appartiennent plutôt à la Couronne qui accorde ensuite des droits d’usufruit. Ainsi, tout terrain situé à l’extérieur de la réserve évalué en fief simple ne peut être utilisé comme précédent3. Dans le cas de l’évaluation de l’AVMSL, cela signifiait que le gouvernement avait le droit légal d’évaluer les terres de la manière qu’il jugeait la plus appropriée.
La réaction à Kahnàwa:ke n’a pas été uniforme4. Certains membres de la communauté étaient prêts à négocier avec l’AVMSL, tandis que d’autres estimaient que l’accord constituait une forme d’exploitation. Cependant, il faisait consensus que tous perdaient un site d’une extrême importance culturelle. Le littoral de Kahnawà:ke était au cœur de la vie de la collectivité. C’était un lieu de réunion en été, où les familles se rassemblaient pour cuisiner, nager et faire la lessive. En hiver, la population faisait de la luge et du patinage sur le fleuve gelé5. Ce dernier était également une source de nourriture et de revenus pour la communauté, le poisson étant consommé et vendu. Certaines familles louaient leurs chalets en été à des non-Autochtones qui venaient passer leurs vacances. La séparation de la communauté de son littoral a été dévastatrice, et les gens en parlent encore aujourd’hui6.
-
Clark Davey, « Indians Plan to Fight: $70,000 Land Payment Turns Into Boomerang », The Globe and Mail, 5 juin 1956. ↩
-
« The Times Sees Lesson in Indian’s Seaway Appeal », The Montreal Gazette, 25 avril 1956. ↩
-
La propriété d’un terrain en fief simple désigne la propriété complète d’un bien immobilier par une personne; c’est la propriété la plus complète qu’un individu puisse avoir. Les droits d’usufruit, quant à eux, divisent les droits juridiques qui constituent la propriété. Ils permettent à un individu de posséder le terrain et de jouir de ses revenus actuels, mais laissent la nue-propriété aux mains d’un autre organisme, en ce cas-ci la Couronne. ↩
-
Pour en savoir plus sur la politique intercommunautaire complexe en jeu pendant la construction de la voie maritime, voir Stephanie Phillips, « The Kahnàwa:ke Mohawks and the Saint Lawrence Seaway » (mémoire de maîtrise, Université McGill, 2000). ↩
-
Lisez les récits à la première personne de la vie à Kahnawà:ke avant la construction de la voie maritime dans Phillips, « The Kahnàwa:ke Mohawks and the Saint Lawrence Seaway ». ↩
-
Pour entendre des récits personnels, voir la série documentaire Kahnawà:ke Revisited, produite par le Mohawk Council of Kahnawà:ke. ↩
Le 21 avril 1955, malgré les protestations de nombreux membres de la communauté, Lionel Chevrier, président de l’AVMSL, signe le contrat qui marque le début de l’excavation autour de Kahnawà:ke. En réponse au tollé, M. Chevrier déclare : « Nous avons l’autorité, par une loi du Parlement, de procéder comme nous le faisons1 ». C’était une demi-vérité, puisque la construction a commencé à Kahnawà:ke avant que la loi n’ait été finalisée. Lors d’une réunion du Cabinet en mai 1955, un député fait valoir que « les pouvoirs statutaires existants sont insuffisants pour exproprier certaines terres indiennes de la réserve de Caughnawaga2, près de Montréal, aux fins de la Voie maritime du Saint-Laurent3 ». Après avoir reconnu la difficulté juridique de la situation en cause, le comité a proposé de modifier la Loi sur la Voie maritime du Saint-Laurent afin de lui conférer rétroactivement les pouvoirs dont il avait besoin.
C’est ainsi que la construction à Kahnawà:ke a commencé, sans que les résidents en soient dûment informés et sans que la légalité technique de l’expropriation soit respectée. Des fonctionnaires du ministère des Affaires indiennes ont noté que « les entrepreneurs avaient commencé à travailler sur les propriétés de la réserve sans que leurs services s’y attendent ou y soient prêts4 ». Les familles qui ont refusé de quitter les lieux avant la conclusion d’un accord clair ont été privées d’eau et coupées du reste de la ville. Un couple d’agriculteurs âgés, les Diabo, s’est vu offrir initialement 8 000 $ pour sa maison et sa ferme. En avril 1955, une presse très critique s’est emparée de cette nouvelle, les journaux rapportant que la vieille Mme Diabo était obligée de marcher pendant des heures chaque jour pour aller chercher de l’eau potable. Dans un geste d’apaisement, l’Administration de la Voie maritime a donné aux Diabo la somme de 70 000 $5. Quand d’autres ont demandé une compensation semblable, un agent des Affaires indiennes aurait déclaré : « s’ils pensent tous qu’ils peuvent gonfler le prix à ce point, alors où cela va-t-il finir6… »
-
« Indian Criticism Of Seaway Plan Fails to Halt Start », The Globe and Mail, 22 avril 1955. ↩
-
Orthographe anglicisée de Kahnàwa:ke. ↩
-
Bibliothèque et Archives Canada : RG2, Fonds du Bureau du Conseil privé, série A-5-a, volume 2658. ↩
-
Clark Davey, « Indians Ask Work Halt Till Seaway Terms Set », The Globe and Mail, 24 février 1956. ↩
-
Davey, « Indians Ask Work Halt Till Seaway Terms Set. » ↩
-
Davey, « Indians Plan to Fight: $70,000 Land Payment Turns Into Boomerang. » ↩
Toute la sympathie que la couverture médiatique entourant les Diabo avait suscitée pour les habitants de Kahnawà:ke a cependant été rapidement oubliée. En avril 1956, un article dans le Globe and Mail a affirmé que seulement « environ 73,3 kilomètres carrés de la réserve sont nécessaires pour le chenal de navigation » et que « l’Administration de la Voie maritime du Saint-Laurent a versé à un certain nombre d’Indiens jusqu’à 70 000 $ pour leur propriété ». En présentant les habitants de Kahnawà:ke comme des obstacles sur la voie du progrès économique, la presse a aidé l’Administration de la voie maritime à affirmer son droit d’expropriation. Malgré les injonctions demandées par le conseiller en chef nouvellement élu Matthew Lazar, et les appels qu’il a déposés auprès des Nations Unies , la construction de la Voie maritime s’est poursuivie sans trop d’interférences . Dans la pétition du chef Lazar aux Nations Unies, celui-ci affirme qu’« en violation des traités conclus entre les Six Nations et la Grande-Bretagne, et en contravention avec les principes du droit international, les autorités canadiennes ont privé notre peuple, et continuent de le faire, de son droit inhérent de possession de ses terres et de ses biens en confisquant des biens réels et personnels sans l’application régulière de la loi et sans indemnisation juste, adéquate et rapide, dans le cadre de l’ouverture de la Voie maritime du Saint-Laurent ». Bien que les délégués des Nations Unies aient semblé sympathiques à la cause, ils ont finalement choisi de ne pas exercer de pression sur le gouvernement canadien.
-
« Indian Criticism Of Seaway Plan Fails to Halt Start », The Globe and Mail, 22 avril 1955. ↩
-
Stuart Shaw, « Call Canada Before UN : Montreal Indians Wronged, Egyptian Lawyer Maintains », The Globe and Mail (1936–2016), 12 août 1961. ↩
-
Cela ne veut pas dire que les habitants de Kahnàwa:ke n’ont pas intenté d’actions en justice. Pour en savoir plus sur le recours intenté par la communauté, voir Joan Holmes & Associates, « St. Lawrence Seaway Expropriations on the Kahnawake (Caughnawaga) Reserve No. 14 (1954-1978) », août 1999, http://kahnawakeclaims.com/wp-content/uploads/2014/11/Seaway-ExecSumm-Aug1999.pdf. ↩
-
Omar Ghobashy, The Caughnawaga Indians and the St. Lawrence Seaway, New York, Devin-Adair, 1961, p. 58. ↩
Aujourd’hui, Kahnawà:ke est une collectivité toujours touchée par la présence de la voie maritime. Ce qui était autrefois un littoral est désormais dangereux pour la baignade, et la pollution et l’accumulation de sédiments provenant des paquebots posent un risque pour la santé en matière de pêche. La piscine communautaire, une promesse de l’AVMSL en échange de la rive sur le fleuve de Kahnawà:ke, n’a jamais été construite.
En réfléchissant à la conception et à la construction de la Voie maritime, il n’y a d’autre choix que de reconnaître que ce projet, un site de dépossession colonial, a sapé les droits préexistants et souverains de la communauté kanien’keha de Kahnawà:ke. Lors de l’inauguration de la Voie maritime du Saint-Laurent, la reine Elizabeth a déclaré : « C’est donc le moment de regarder vers l’avenir, vers l’avant, avec les gens de cette grande voie maritime. Ce jour leur appartient, ainsi qu’à leur fleuve, le Saint-Laurent1. » Les gens dont le territoire traditionnel est traversé par le Saint-Laurent, ne bénéficiaient cependant plus de l’accès à ce fleuve.
Réflexion et reconnaissance ne signifient pas réconciliation. Bien que certains membres de la collectivité aient pu obtenir des règlements vingt ans après l’expropriation2, un lien essentiel avec le fleuve a été rompu par la conception et la construction de la Voie maritime du Saint-Laurent. Comment, dès lors, des intervenants spécialisés peuvent-ils œuvrer à la restauration du territoire à Kahnawà:ke, et réparer une partie des dommages causés par ce projet colonial? Ce travail a déjà commencé, mené par l’équipe de design environnemental du Kahnawake Environment Protection Office de Kahnawà:ke et financé par le gouvernement fédéral3. Le projet de restauration de l’île Tekakwitha et de la baie sera terminé en 2021, donnant aux membres de la collectivité accès à une nouvelle plage, améliorant l’écoulement de l’eau afin de réduire l’accumulation de sédiments et aménageant le littoral et les terres humides existantes pour la faune sauvage. En concevant une solution à long terme grâce à la consultation de la communauté, le Bureau Kahnawà:ke de protection de l’environnement s’est servi de ce projet pour protéger les intérêts des habitants et « augmenter la beauté, l’accessibilité et la biodiversité de la région4 ». Des professionnels de l’aménagement à Kahnawà:ke dirigent cette entreprise et récupèrent un espace partagé pour la communauté, site naguère accaparé par le gouvernement colonial.
Si le financement d’initiatives initiées par la communauté constitue une étape vers la restauration environnementale, la réconciliation reste problématique. Leanne Betasamosake Simpson, chercheuse niishnaabeg, affirme que toute forme de réconciliation entre peuples autochtones et État canadien est difficile, « quand la majorité des Canadiens ne comprennent pas les injustices historiques et contemporaines de dépossession et d’occupation, en particulier lorsque l’État a exprimé sa réticence à apporter des ajustements à cette relation injuste5 ». Tout projet de décolonisation doit être exhaustif et impliquer une résurgence et une régénération politiques des langues et de la gouvernance autochtones. Le fait d’évoquer un seul projet de restauration et de le qualifier de réconciliation revient à saper le potentiel de celle-ci. Après la cérémonie historique de sa nomination à la Chambre du Sénat, la très honorable Mary Simon, première gouverneure inuite du Canada, a déclaré : « Nombreux sont ceux et celles qui pensent que la réconciliation se fera par le biais de projets et de services. À mon avis, il s’agit d’une démarche qui exige d’y travailler tous les jours6 ». La réconciliation n’est pas un projet que l’on peut créer ou monnayer, mais une décolonisation des structures et des systèmes de gouvernance qui permettaient au départ aux planificateurs d’exproprier des terres.
-
Voir « Queen Elizabeth officially opens St. Lawrence Seaway », CBC Digital Archives, 26 juin 1959, https://www.cbc.ca/archives/entry/queen-elizabeth-officially-opens-the-st-lawrence-seaway. ↩
-
Joan Holmes & Associates, « St. Lawrence Seaway Expropriations on the Kahnawake (Caughnawaga) Reserve No. 14 (1954-1978) ». ↩
-
Ka’nhehsí:io Deer, « By the Rapids: Restoring Kahnawake’s Bay and Life on the Water », CBC News, 18 octobre 2020, https://newsinteractives.cbc.ca/longform/by-the-rapids. ↩
-
Pour des mises à jour sur le projet de restauration, https://kahnawakeenvironment.com/project/tekakwithabayandislandrestoration/. ↩
-
Pour en savoir plus, voir Leanne Betasamosake Simpson, Danser sur le dos de notre tortue. La nouvelle émergence des Nishnaabeg, Montréal, Groupe Nota Bene, 2011. ↩
-
Pour en savoir plus sur la nomination de Mary Simpson, voir Lindsay Richardson, « Our “Climate Allows our Society to be Possible“: Governor General Mary Simon Talks Reconciliation, Environment at Installation », APTN National News, 26 juillet 2021, https://www.aptnnews.ca/national-news/governor-general-mary-simon-installation-ottawa-parliament/. ↩
Ce type de relecture et de recontextualisation du fonds d’archives n’aurait pu se faire sans le travail d’organismes comme le Kanien’kehá:ka Onkwawén:na Raotitióhkwa Language and Cultural Center (KOR). Le KOR finance des projets tels le Kahnawà:ke Photography Archive, qui œuvre avec les gens de Kahnawà:ke à la collecte et la restauration de photographies, le Kahnawà:ke Beadwork Oral History Project, qui recueille des histoires orales reliées à cette forme d’expertise artistique qu’est le perlage, et le Kanien’kéha Radio Show, une émission culturelle en kanien’kéha qui est diffusé chaque semaine. Sans les efforts de préservation de la mémoire de la communauté par ces archivistes, des projets comme celui-ci seraient impossibles.
Le texte de Sian Lathrop approfondit la recherche présentée dans notre exposition Espaces médians : repères de dépossession