Transporter nos ossements
Ange Loft parle avec Katsi’tsahèn:te Cross-Delisle
En tant que lauréate de la première bourse biennale du CCA pour les chercheurs autochtones travaillant sur la restitution des terres dans Tiohtià:ke/Mooniyang/Montréal, Ange Loft ouvre la voie au dialogue avec les Kahnawà:keronon (le peuple de Kahnawà:ke) à propos de leur relation à Tiohtià:ke (Montréal). Ce module audio présente l’archéologue urbaine kanien’kehá:ka Katsi’tsahèn:te Cross-Delisle, sur un sujet qui touche de près le domaine de l’architecture, la responsabilité que nous partageons autour du soin à apporter aux vestiges ancestraux.
- AL
- J’ai parlé avec l’archéologue urbaine kanien’kehá:ka Katsi’tsahèn:te Cross-Delisle au sujet des soins à apporter aux vestiges ancestraux à Tiohtià:ke.
- KCD
- Dans le cas de l’archéologie urbaine, on se tient plus ou moins à l’écart et on regarde simplement ce que font les équipes de construction. On s’assure, si on aperçoit quelque chose qui ressemble à un artéfact, ou peut-être qu’il s’agit du sol d’origine, de leur dire de s’arrêter et de nous laisser l’analyser.
- AL
- Elle explique le processus mis en place par le ministère de la Culture et des Communications (MCC). Dès que des vestiges humains sont découverts, il faut fermer le chantier, prélever les ossements pour les analyser, les photographier et les tester, puis contacter les réserves locales; nous devons prouver que ces vestiges sont ceux de nos ancêtres pour les récupérer. Nous devons conclure un accord pour leur rapatriement.
- KCD
- Ce fut une grande phase d’apprentissage pour moi, parce que je supposais que s’il s’agissait de nos ancêtres, on nous les rendrait tout simplement pour que nous puissions faire la cérémonie et les laisser reposer. Mais désormais, dans la société dans laquelle nous vivons, nous n’avons pas vraiment les moyens de le faire. Et, d’une certaine manière, nous ne sommes pas responsables des règles et des politiques qui sont établies. Il a été très difficile pour moi au début d’accepter que nous ne puissions pas tout simplement les ramener à la maison.
- AL
- Elle me parle de certains des vestiges les plus anciens trouvés dans l’île, enterrés avec une hache de pierre vieille de 3500 à 4200 ans à Verdun. Ils ont été découverts en 2015, exhumés et étudiés, et attendent toujours de retrouver le repos.
- KCD
- Cela m’attriste parce que beaucoup de communautés autochtones savent exactement ce qu’il faut faire, le type de cérémonie nécessaire, le respect à accorder aux morts et la façon de les enterrer pour qu’ils ne soient plus dérangés, mais beaucoup d’universitaires – ou, comme je les appelle, de personnes à la mentalité coloniale – ne comprennent pas le lien que nous avons avec les morts, même si ce sont des personnes que nous n’avons jamais rencontrées auparavant.
- AL
- Elle cite les vestiges de deux adultes et d’un enfant, retrouvés sur les terrains de l’oratoire Saint-Joseph, en position fœtale, prêts à être emballés et transportés.
- KCD
- Pendant que nous étions sur place, je leur ai expliqué l’importance de notre action et la nécessité de prendre soin des restes humains, et pourquoi, pour les communautés autochtones, il est si important de respecter les ossements humains et de ne pas les mettre de côté comme cela se fait depuis tant d’années.
- AL
- Elle me donne le mot kanien’kéha pour les hommes, Rotiskaré:wake, ce qui signifie « ceux qui portent les ossements sur leur dos ». C’est une pratique ancienne qui consistait à emballer et transporter nos ancêtres avec nous lorsque nos villages étaient déplacés. Les villages kanien’kehá:ka étaient déménagés quand c’était nécessaire.. Je pense à l’endroit où aurait été le prochain arrêt pour Kahnawà:ke si la terre de la Rive-Sud n’avait pas été morcelée en seigneuries et vendue à des fermiers non autochtones par nos « amis » jésuites.
- KCD
- En tant qu’archéologue, je travaille en arrière-scène. Souvent ils accomplissent simplement le travail. Et ils ne nous parlent pas vraiment de l’opération qu’ils réalisent avant qu’elle ne soit terminée. Nous n’avons pas l’occasion de nous y rendre et d’observer ce qui se passe. Quand nous arrivons, tout est déjà terminé. Nous ne pouvons dire qu’il y a un site ici, parce que tout est maintenant recouvert.
- AL
- Je raconte à Katsi’tsahèn:te n’avoir appris que récemment que mon clan, celui de l’Ours, passait l’été sur l’île. Elle répond que oui, et qu’on lui a dit qu’ils envoyaient des signaux du sommet du mont Royal au mont Saint-Hilaire, où vivait le clan de la Tortue, qui communiquait ensuite avec le clan du Loup qui habitait un peu plus au sud, et que nous venions tous ensemble au conseil. J’ai traversé la rive sud en passant par La Prairie à la recherche d’une validation. Je garde l’œil sur le mont Royal à ma droite. Depuis le point le plus haut sur le pont autoroutier, je regarde à ma gauche et je peux voir le mont Saint-Bruno. Derrière, il y a le mont Saint-Hilaire. L’envergure de ce qui devrait nous appartenir est immense. Debout à la croix du mont Royal, par une belle journée d’été, j’aimerais pouvoir regarder vers le sud et raconter l’histoire complète de notre territoire, mais j’en suis encore à en rassembler des fragments.
- KCD
- Et plus je leur expliquais et leur montrais pourquoi c’était important, plus ils comprenaient. Tous les membres de l’équipe d’archéologues avec laquelle je travaillais m’ont surprise lorsque nous avons trouvé les restes de l’enfant – je n’étais pas sur place ce jour-là –, ils sont allés chercher du tabac, sont venus ici à Kahnawà:ke, ont acheté un sac de tabac et l’ont déposé sur le sol. Ils m’ont dit l’avoir fait en réaction à ce que je leur avais expliqué à propos de l’importance de mettre en terre ce qu’on trouve, et de prononcer quelques paroles sur nos gestes et nos intentions. C’est ce qu’ils ont accompli, et j’étais très fière. Ce sont les petites graines que j’avais semées dans leurs esprits, qui ont en fait permis qu’ils respectent nos ancêtres.
- AL
- Les sulpiciens nous ont obligés à quitter notre dernier village de l’île de Montréal, et nous avons obéi. Nous avons dû partir précipitamment, abandonnant nos lieux de sépulture. Maintenant, quand les chantiers découvrent des ossements, nous devons prouver qu’ils sont des nôtres.
- KCD
- Nous essayons de mettre en place une politique à l’intention du MCC pour que tous puissent comprendre les processus que nous suivons. Donc, comme la cérémonie et le fait de brûler le tabac et de le déposer dans le sol d’où nous l’avons pris, c’est écrit de manière à ce qu’ils puissent le comprendre et nous ne leur donnons pas trop de détails sur ce que nous faisons.
- AL
- Elle m’a enfin précisé qu’une fois les données recueillies au sujet des vestiges ancestraux trouvés à l’oratoire, ceux-ci ont été rapatriés avec succès à Kahnawà:ke, transportés dans notre petite ville et enterrés avec soin dans notre vieux cimetière.
Ange Loft est une artiste de performance interdisciplinaire et une initiatrice originaire du territoire kanien’kehá:ka de Kahnawà:ke, qui travaille à Tsi Tkarón:to (Toronto). Elle est une collaboratrice, consultante et facilitatrice passionnée travaillant dans le domaine de la recherche artistique, de la sculpture à porter, de la cocréation théâtrale et de l’histoire haudenosaunee. Elle est chanteuse au sein du collectif musical Yamantaka//Sonic Titan.