À l’échelle du terrain planétaire

Émélie Desrochers-Turgeon et Eliyahu Keller

Le matin du 23 mars 2021, l’Ever Given – un navire de près de 400 mètres de long transportant plus de 18 000 conteneurs pour un poids brut de 220 000 tonnes – s’est échoué en plein Canal de Suez à cause de fortes rafales de vent (et peut-être d’une erreur humaine), bloquant la voie large de 200 mètres et retardant le commerce mondial et sa logistique. Bien qu’elle n’ait duré que six jours, l’obstruction a suffi pour retenir au mouillage environ 300 navires transportant quelque 17 millions de tonnes de marchandises. L’impact économique immédiat a fatalement été tout aussi renversant : les pertes financières ont été évaluées à quelque 400 millions de dollars par heure, soit un manque à gagner abyssal de 10 milliards de dollars par jour1. L’impact local, moins important, demeurait toutefois significatif : la Suez Canal Authority a perdu environ 14 millions de dollars de recettes de péage pour chaque jour où le canal a été bloqué et certains capitaines ont détourné leur route sur des milliers de kilomètres autour du Cap2. Alors que les navires étaient immobilisés et que les ouvriers s’efforcent de dégager le colossal Ever Given, ce sont des images d’inertie qui ont rapidement circulé dans le monde entier au lieu de marchandises, mettant en évidence la frénésie du capitalisme. Au terme de six jours d’opérations à « draguer, tirer, creuser et tweeter », la suspension du réseau mondial de transport maritime a démontré à quel point l’hyperaccélération du temps et de l’espace à l’échelle planétaire ne peut être considérée comme acquise3.


  1. Motoko Rich, Stanley Reed et Jack Ewing, « Clearing the Suez Canal Took Days. Figuring Out the Costs May Take Years », New York Times, 31 mars 2021, https://www.nytimes.com/2021/03/31/business/suez-canal-ship-costs.html. 

  2. Mary-Ann Russon, « The cost of the Suez Canal blockage », BBC News, 29 mars 2021, https://www.bbc.com/news/business-56559073; Mia Jankowicz, « Ships stuck at the Suez Canal are taking a detour thousands of miles around Africa because of the container vessel blocking the way », Business Insider, 26 mars 2021, https://www.businessinsider.com/suez-canal-some-consider-detour-round-africa-as-ship-blocks-way-2021-3. 

  3. @SuezDiggerGuy, « Dredging, Tugging, Digging & Tweeting is going well and will continue through the night. Shout out to all these folks working round the clock to pull this ship out of its misery. » Twitter, 21 mars 2021, 4:52pm, https://twitter.com/SuezDiggerGuy/status/1375913730509303808?s=20. Traduction: « Les opérations de dragage, de traction, de creusement et les tweets vont bon train et se poursuivront toute la nuit. Un grand bravo à toutes ces personnes qui travaillent jour et nuit pour sortir ce navire de sa misère. »  

Sur le terrain planétaire, les territoires contestés sont des témoignages de situations d’exploitation, de violence et de spéculation. Le canal de Suez, qui relie la mer Méditerranée à l’océan Indien, devait représenter l’unification du globe1. Mais il faut se rappeler que les travaux, achevés en 1869, ont duré dix ans et ont coûtés la vie à quelque 120 000 ouvriers (sur 1,5 million) qui, durant cinq années du chantier, ont été employés comme travailleurs forcés2. C’est donc à la force de bras d’hommes que des quantités colossales de terre et de pierres ont été extraites, déplacées et draguées. Comme l’a écrit l’explorateur irlandais Thomas Kerr Lynch à propos de sa visite du chantier en 1864, « [s]i la quantité de terre ou de sable à déblayer était versée dans des gufahs placés les uns à côté des autres, elle formerait une ligne qui ferait trois fois le tour du monde.3 » Fruit de luttes de pouvoir géopolitiques déployées bien au-delà de son emplacement physique, le canal a été construit et exploité par la Compagnie universelle du canal maritime de Suez, constituée en vertu du droit égyptien, mais forte d’actionnaires majoritaires français et (à partir de 1875) britanniques. La nationalisation de la Compagnie par l’Égypte en 1956 a mené à la Crise du canal de Suez, durant laquelle l’Israël, la France et le Royaume-Uni ont envahi le pays pour reprendre le contrôle du canal, avant de se retirer ensuite en raison de pressions politiques. Peu de temps après, un rapport de 1963 commandé par le ministère américain de l’énergie a avancé l’idée saugrenue de creuser un canal parallèle dans l’État voisin d’Israël en utilisant des centaines d’explosifs nucléaires4 – dans le cadre du projet Plowshare, héritage de la campagne « Atomes pour la paix » lancée par le président Eisenhower en 1953 pour promouvoir des utilisations pacifiques et constructives des explosifs nucléaires5. L’histoire du canal de Suez est en effet révélatrice des conflits contemporains, non seulement en matière de biens et de ressources, mais aussi de politiques et de technologies de transport des marchandises.

Dans l’idée de contrer l’ampleur de la stupéfiante transformation planétaire tout en tenant compte de la portée révélatrice des relations scalaires, l’édition 2020 de Outils d’aujourd’hui : Sur le terrain planétaire a été conçue en partant du principe que la tridimensionnalité de l’architecture a souvent privilégié et confiné la pratique aux échelles du bâtiment, du quartier ou de la ville. En guise de contre-proposition à la manière dont on a écrit les histoires de l’architecture, nous (les participants au programme de résidence de recherche doctorale) préférons utiliser les objets, les bâtiments, les quartiers et les villes comme éléments de mesure permettant d’encapsuler la magnitude du champ planétaire. L’Ever Given échoué est l’un de ces objets : c’est une architecture, un système de manutention calculable et un élément d’infrastructure politique qui réfute l’indétermination.


  1. Valeska Huber, Channelling Mobilities: Migration and Globalisation in the Suez Canal Region and Beyond, 1869-1914, Cambridge University Press, Cambridge, 2013, 39. 

  2. Thomas Kerr Lynch, A Visit to the Suez Canal, Day and Son, Limited, London, 1866, 45; Huber, Channelling Mobilities, 29. L’utilisation du travail forcé (corvée) a été abolie en 1864. 

  3. Lynch, A Visit to the Suez Canal, 45. Un gufah (également connu sous d’autres noms tels que quffa ou kuffa) est un solide bateau circulaire, ressemblant à un bol ou à un panier, utilisé pour transporter des personnes ou des marchandises à la rame ou à la perche.  

  4. H.D. Maccabee (Lawrence Livermore National Laboratory), « Use of nuclear explosives for excavation of a sea-level canal across the Negev Desert », rapport UCRL-ID—124767, U.S. Department of Energy Office of Scientific and Technical Information, https://www.osti.gov/servlets/purl/453701. 

  5. Scott L. Kirsch, Proving Grounds: Project Plowshare and the Unrealized Dream of Nuclear Earthmoving, Rutgers University Press, New Brunswick, NJ, 2005. 

Dans sa théorie de l’accident, le philosophe et urbaniste français Paul Virilio a observé qu’une condition inhérente au progrès (notamment les inventions) est la destruction – l’avion provoque le crash d’avion, le train entraîne le déraillement, et ainsi de suite. Ces accidents, selon Virilio, révèlent la « substance » d’une chose en mettant en lumière une qualité latente1. Un verre brisé, par exemple, révèle la fragilité de la matière et la manière complexe dont la lumière est réfractée par les éclats; ce moment supposément accidentel de destruction, de dysfonctionnement ou d’erreur, met au jour ce qui a toujours existé, mais restait caché à la vue. L’application de la lecture phénoménologique et orientée vers l’objet de Virilio à l’accident de l’Ever Given ensablé devrait théoriquement révéler une qualité cachée du bateau de marchandises, ou peut-être du canal lui-même. Et pourtant ce qui se manifeste ici n’est pas une substance inconnue, pour ainsi dire cachée dans la coque du navire, mais plutôt les enchevêtrements invisibles des chaînes d’approvisionnement mondiales et la manière dont celles-ci deviennent, une fois percées à jour, un divertissement pour le monde entier. Quelle meilleure représentation pour une crise mondiale – qu’il s’agisse d’une analogie, d’une métaphore, d’une allégorie ou d’une simple ruse – qu’un grand et puissant bulldozer, normalement capable de manipuler et de transformer l’environnement, mais rendu minuscule et inutile face à la coque d’un énorme navire qu’il tente de déloger. Cette image a révélé non seulement l’échelle, ou l’absence d’échelle, de l’accident, mais aussi notre incapacité à saisir la taille réelle d’un très grand porte-conteneurs (ULCS). Comme l’a noté une auteure, « le navire, dont la longueur excède la hauteur de l’Empire State Building, domine littéralement tout2 ». Cette étrange comparaison avec une tour qui a cessé d’être la plus haute du monde depuis 1971 est révélatrice de notre besoin de recourir à nos propres instruments de mesure et de compréhension.


  1. Paul Virilio, The Original Accident, Polity Press, Cambridge, R.-U., 2007, 10. 

  2. Amanda Mull, « The Big, Stuck Boat Is Glorious: The Ever Given is very big and very stuck », The Atlantic, 25 mars 2021, https://www.theatlantic.com/technology/archive/2021/03/were-going-to-need-a-smaller-boat/618414/. 

Ironiquement, les nombres, chiffres et quantités infinies – tels que mentionnés au début de ce texte – ont pour seul effet de conduire à une incapacité accablante à saisir la gravité de cet événement apparemment local. Une pléthore d’images a suivi à la place. Les mèmes d’infructueuses opérations de déterrement, les captures d’écran d’embouteillages maritimes en temps réel et les graphiques comparatifs de l’immensité de l’Ever Given ont davantage permis de comprendre les effets incalculables du blocage d’un seul porte-conteneurs sur l’économie mondiale. En outre, la création d’images par d’innombrables utilisateurs a mis en évidence, bien que par inadvertance, l’étendue planétaire du public et la diversité des façons d’appréhender l’échelle. Ainsi, un graphique a comparé la longueur de l’Ever Given à celle de l’USS Enterprise de Star Trek1. La comparaison n’est pas simplement physique et quantitative, elle tente d’utiliser un objet fictif – conçu pour défier et étendre notre imagination culturelle de l’ultime frontière – comme mesure pour un objet très réel, terrestre et banal. Dans un autre graphique, la hauteur de l’Ever Given est présentée comme « comparable à un immeuble de vingt étages », ramenant ainsi son immensité à l’échelle domestique, plus facile à comprendre, depuis laquelle le public mondial frappé par la pandémie a regardé la scène se dérouler2. Dans les deux cas, d’autres points de référence, pertinents ou non, s’avéraient nécessaires pour mesurer un objet qui est tellement essentiel aux opérations mondiales et à la vie quotidienne, mais reste généralement imperceptible. En effet, aujourd’hui, 90 % des marchandises sont transportées par un conteneur maritime, l’élément commercial même qui rend la manipulation des marchandises inodore, invisible, anonyme et abstraite3. Jusqu’à l’obstruction accidentelle du canal de Suez, nous n’y avions réellement prêté que peu d’attention.

Comme l’a soutenu l’architecte et historienne de l’architecture Swati Chattopadhyay, notre imagination historique est dominée par une esthétique de la grandeur4. La raison de notre irrépressible fascination pour les images du drame du canal de Suez réside peut-être dans le recours, pour traduire les mesures, à une métaphore visuelle qui rejoint nos sens plus sûrement que les outils du calcul capitaliste ne le pourraient jamais. Les images de l’Ever Given ont donné une échelle à un espace mercantile résiduel, par ailleurs abstrait. Les images du navire ont révélé un territoire grandiose – une expérience défiant les limites de la compréhension individuelle de la géographie – et nous ont rappelé la mégastructure du capitalisme, dans laquelle la planète est une usine de produits et d’images manufacturés.


  1. Dan Hon (@hondanhon), « I just had to do the Enterprise D. », Twitter, 26 mars 2021, 13h48pm, https://twitter.com/hondanhon/status/1375504867582611462?s=20. 

  2. Michael Safi et al., « How a container ship blocked the Suez canal – visual guide », The Guardian, 24 mars 2021, https://www.theguardian.com/world/2021/mar/24/how-a-container-ship-blocked-the-suez-canal-visual-guide.  

  3. Charmaine Chua, « The Container: Stacking, Packing, And Moving The World », The Funambulist 6, Object Politics (juillet-août 2016); Allan Sekula, Fish Story, dir. Witte de With, Center for Contemporary Art et Barbera van Kooij, Richter, Düsseldorf, 1995.  

  4. Swati Chattopadhyay, « Architectural History or a Geography of Small Spaces? », (conférence, Society of Architectural Historians Conference, 15 avril 2021), https://vimeo.com/537508419. 

La présente réflexion (sur ce que révèle l’accident d’Ever Given) a été écrite à partir de géographies distantes par le biais de connexions numériques, à une époque où nos perceptions de nous-mêmes et du monde ont été modifiées et redimensionnées par la pandémie de COVID-19. Dans ce contexte, nous nous sommes demandé quels étaient les éléments de référence qui apparaissaient dans l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme. Alors que l’échelle a été largement utilisée pour traduire la dimension, les textes qui suivront cette introduction sonderont les champs temporels, géographiques, matériels et économiques qui ont constitué l’échelle du planétaire – à l’instar d’un individu envoyant un mème dans un vaste réseau d’information ou d’un seul porte-conteneur immobilisant l’économie mondiale. Quels sont les processus planétaires révélés par le biais de l’échelle d’un étang, d’un atome ou d’une plantation? Un individu, une goutte d’eau, un hangar à bateaux ou une boîte aux lettres constituent-ils une mesure pour comprendre l’architecture? Un numéro de référence, un geste, un meuble ou une nation peuvent-ils traduire l’’absence d’échelle d’une archive? « À l’échelle de…? » incite à considérer l’architecture non seulement comme un agent complice des processus scalaires, mais aussi comme un outil grossissant apte à nous faire mieux comprendre le champ planétaire.

Les illustrations présentées dans cet article sont toutes des images satiriques, parodiques ou de presse publiées sur Twitter, 2021.

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