Décoloniser ou redistribuer?
Abdel Moneim Mustafa et le modernisme du milieu du siècle dernier au Soudan
Esra Akcan examine l'architecture sous l’angle de la guérison à la colonisation
Lorsque je me suis rendue dans l’ancienne agence d’Abdel Moneim Mustafa avec Migdad Bannaga en 2019, nous avons trouvé un grand meuble à dessins. Grâce aux soins et à la clairvoyance des propriétaires et employés actuels, les dessins de Moneim Mustafa sont parvenus jusqu’à nous, mais ils étaient détériorés et étaient devenus inutilisables. Alors que je photographiais les dessins rongés par les rats, j’ai été gagnée par l’inquiétude devant les pratiques de collecte et de préservation de ma propre discipline. Comment quelqu’un d’aussi talentueux que Moneim Mustafa, l’un des architectes les plus admirés à Khartoum et le concepteur de quelques-uns des bâtiments modernistes du milieu du siècle dernier les plus fascinants au monde, a-t-il pu être aussi négligé, ignoré en dehors du Soudan, qu’à ce jour il n’existe aucune publication internationale à son nom et que ses dessins cachés et en décomposition ne sont conservés que par des bénévoles? C’est la raison pour laquelle j’ai été heureuse d’être un relais pour l’initiative de numérisation de ces dessins lancée par le Centre Canadien d’Architecture afin de veiller à ce qu’ils ne quittent pas le Soudan, ni ne changent de propriétaires, et de les rendre accessibles aux chercheurs et étudiants du monde entier pour un examen plus approfondi, afin de trouver des propositions alternatives aux méthodes coloniales de collection.
Après l’indépendance du Soudan en 1956 de la colonisation égypto-britannique qui avait succédé à la domination ottomane, les villes du pays sont devenues la cible des jeux de pouvoir en coulisses menés par les deux blocs de la Guerre froide. Cet état de fait était concrètement visible jusque dans le paysage, puisque des bâtiments accrocheurs ont été construits avec l’American Aid et sous forme de dons chinois. C’est dans ce contexte que l’architecte soudanais Abdel Moneim Mustafa a mis en place une pratique sophistiquée qui traduisait un savoir-faire spécifique au climat et moderniste, produit tant localement que mondialement, tout en concevant des résidences pour les nouveaux dirigeants politiques du pays, ainsi que des immeubles de bureaux et d’enseignement à Khartoum. Dans cet article, j’apporte de nouveaux matériels provenant des vestiges de l’ancienne agence de Moneim Mustafa et des collections personnelles de ses clients, étudiants et collègues, ainsi que ma propre analyse sur place, afin de discuter des bâtiments de l’architecte sous l’angle de la guérison à la colonisation1.
Walter Mignolo voit dans le partenariat stratégique Asie-Afrique conclu à la conférence de Bandung en 1955 par des nations indépendantes un mouvement de désoccidentalisation contre les deux idéologies « occidentalisantes de la Guerre froide ». Mais il y voit aussi la première étape, finalement ratée, de la décolonisation. Il définit plutôt la pensée et l’action décoloniales comme étant celles qui s’affranchissent des hypothèses épistémiques communes à tous les domaines du savoir établis dans le monde occidental depuis la Renaissance européenne et jusqu’au siècle des Lumières2. Récemment, le terme « décolonisation » a été utilisé de manière générique sans tenir compte du contexte géographique ou historique – un phénomène qu’Eve Tuck et Wayne Yang ont également critiqué dans un article peu concluant, en cela qu’il met davantage en tension toute compréhension métaphorique de la décolonisation3.
Aussi intrigantes qu’elles puissent être, je soutiendrai que les idées précitées sur la décolonisation ne fournissent pas le cadre théorique à partir duquel on pourrait mesurer le travail critique des premières figures de la période de l’indépendance comme Moneim Mustafa. J’aimerais plutôt suggérer la redistribution comme une approche distinctive du droit postcolonial à la guérison dans le contexte des bipolarités de la Guerre froide.
Si cela constitue le cadre théorique de l’article, un objectif historiographique supplémentaire est d’inscrire l’Empire ottoman négligé dans les histoires de l’Afro-Eurasie. Que manque-t-il dans les récits classiques de la colonisation et de la décolonisation de l’Afrique, qui traitent souvent le continent comme une terre séparée et singulière dont les nations ont acquis leur indépendance et leur souveraineté territoriale après avoir été colonisées par les puissances européennes occidentales? Un de mes objectifs est d’examiner les impérialismes concurrents et les économies extractives à l’œuvre entre l’océan Indien et la mer Méditerranée afin d’aller à contre-courant du cloisonnement académique actuel. Cela permettra un récit de la Guerre froide plus nuancé que s’il était centré uniquement sur deux superpuissances, et une version plus véridique des luttes postcoloniales en Afrique sur la base des réseaux professionnels issus de l’Empire ottoman, ainsi que des réinstallations des populations ex-ottomanes pendant les longues guerres du premier quart du XXe siècle4.
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J’aimerais exprimer ma gratitude envers Migdad Bannaga, l’agence Technocon de Mustafa, Adil Mustafa Ahmad, Salah Hassan, Amira Swar-El-Dahab, Osman M. El Kheir, Elamin Osman et Ilham Abdalla Tagelsir Ali de leur aide pour accéder à ces sources et archives privées de Khartoum. Je tiens à remercier les habitants des résidences privées qui m’ont ouvert leurs portes, particulièrement Mansour Khalid, Bedridi Suleyman, Mahmood Abdelrahim et la famille Al-Safi. Les recherches au Soudan ont été complétées par des études dans les archives Doxiadis à Athènes (merci à l’archiviste Giota Pavlidou), les archives ottomanes et SALT à Istanbul (merci à mon assistante de recherche Aslihan Günhan), au Centre Canadien d’Architecture à Montréal, ainsi que dans les bibliothèques des universités Harvard et Cornell à Cambridge et Ithaca. ↩
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Walter Mignolo et Catherine Walsh, On Decoloniality: Concepts Analytics Praxis, Durham, Duke University Press, 2018, p. 106. ↩
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Eve Tuck et K. Wayne Yang, « Decolonization is not a Metaphor », Decolonization: Indigeneity, Education & Society, vol. 1, no 1 (2012), p. 1–40. ↩
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Esra Akcan, « After the “Last Ottoman Generation”: Sudan at Colonial and Postcolonial Crossroads », article du colloque Empire’s Province into National City: Architecture and the Dissolution of the Ottoman Empire organisé par Esra Akcan et Peter Christensen, Cornell University-University of Rochester, 14–15 mars 2022, Ithaca-Rochester, É-U, avec le soutien du Central New York Humanities Corridor. ↩
Afin de contextualiser ces ambitions dans un court document, je vais ancrer la discussion sur la véranda comme un espace architectural et urbain créé.
Malgré l’absence de reconnaissance publiée, Moneim Mustafa est l’un des architectes soudanais les plus salués localement de sa génération. Ses bâtiments de Khartoum sont facilement identifiables grâce à leurs détails distincts et leurs techniques de prise en compte du climat. Les maisons privées, dont la plupart étaient commandées par les nouveaux hommes d’État, les professionnels et la bourgeoisie montante de l’indépendance soudanaise, sont des structures modulaires en béton armé remplies de variations de pleins et de vides, programmées comme de multiples types de vérandas et d’espaces intérieurs. Les préoccupations de Moneim Mustafa en matière d’adaptation climatique ont donné naissance aux structures métropolitaines les plus mémorables de Khartoum, comme la tour Al Ikhwa, où les grands balcons ne sont pas seulement superposés pour protéger du soleil, mais aussi alternés pour la circulation de l’air . Ces considérations se sont traduites par des détails de fenêtres caractéristiques dans les plus grands immeubles de bureaux tels que la Banque arabe pour le développement économique en Afrique, la Banque de développement industriel, la Banque d’épargne soudanaise et l’Institution publique d’assurance sociale. La lumière pénètre dans ces bâtiments de façon très contrôlée par le moyen de dispositifs de protection contre le soleil et de surfaces doubles. Dans le cas du stade Al Merrikh, Moneim Mustafa s’est attaché à creuser le sol et non à construire en hauteur, ce qui lui a permis d’insérer le bâtiment en douceur dans le tissu urbain, malgré l’étendue de la zone qu’il couvre, plutôt que d’intervenir avec une structure monumentale démesurée. Ses collaborations à l’université de Khartoum où il enseignait, ainsi que ses propres idées de campus et de quartiers, ont participé aux transformations modernistes du milieu du siècle dans l’agglomération de la ville. Dans chacun de ces bâtiments, Moneim Mustafa a placé le contrôle du soleil et la ventilation au centre de la conception urbaine et architecturale, et a traduit intentionnellement ce que l’on appelait l’« architecture tropicale » de manière puissante. Un grand nombre de dessins de résidences privées, d’habitations collectives et d’immeubles de bureaux sont désormais numérisés et catalogués. Dans ces dessins, on peut voir Moneim Mustafa utiliser une nomenclature comme véranda, cour, mastaba, terrasse et pelouse désignant différents types d’espaces de vie extérieurs. Les dessins en coupe témoignent également du soin apporté à la conception des détails des fenêtres.
Pour décoder cette approche, permettez-moi de remonter dans le temps, et de retrouver ces éléments architecturaux et cette terminologie en proposant des documents issus des archives coloniales et de la Guerre froide.
Khartoum, ville au confluent du Nil Bleu et du Nil Blanc, est marquée par les politiques militaristes et ségrégationnistes de son plan directeur colonial britannique. Au moment de la conquête en 1898, le général Kitchener a établi un plan de Khartoum à partir des villes existantes d’Omdurman, de Khartoum Nord et de l’île de Tutti. Le plan a juxtaposé un tracé de rues en grille à la petite implantation militaire ottomane fortifiée et défini de grands îlots découpés en diagonale par de larges avenues. En 1912, W.H. McLean a prolongé ce plan d’urbanisme sous la direction de Kitchener en conservant des modèles de rues similaires et en expliquant les origines de la grille coloniale comme une invention militaire qui posait l’Empire britannique comme l’héritier de l’Empire romain : « Il est intéressant de prendre ce “plan en grille”, qui était sans doute la conception initiée par ce grand soldat Alexandre, et de noter sa similitude avec le plan de Khartoum, qui, plus de deux mille ans plus tard, a été proposé par ce grand soldat feu lord Kitchener1». Pour justifier ses ambitions coloniales, McLean s’est appuyé sur les récits orientalistes des voyageurs des années 1850 et 18602 et décrit la ville de Khartoum pré-ottomane et ottomane comme « misérable, sale et insalubre » composée de « maisons primitives » et de « rues impraticables », qui « est restée en ruines jusqu’à la reconquête du pays par lord Kitchener en 18983 ». Kitchener et McLean ont également conservé la ségrégation entre les habitants locaux et britanniques, en plaçant leurs zones urbaines morphologiquement différentes sur les différentes rives du fleuve et en justifiant cette altérité par la prétendue aptitude raciale aux conditions climatiques tropicales. « En règle générale, selon McLean, il est bien, si possible, de procéder à la ségrégation de la population, de sorte que les épidémies auxquelles sont sujettes toutes les villes tropicales puissent être traitées beaucoup plus facilement4 ».
Le terme et l’expertise de « l’architecture tropicale » ont des origines coloniales. McLean a clairement exprimé le besoin de maîtriser l’architecture tropicale afin de protéger les citoyens britanniques, qu’il différencie des « autochtones » en raison de la couleur de leur peau : « Il a été démontré que le plus grand ennemi des hommes blancs dans les tropiques est le soleil, et que l’effet de la lumière tropicale sur eux est néfaste, provoquant des maladies nerveuses et autres. Le natif des régions tropicales étant très pigmenté, il est naturellement protégé des rayons nocifs du soleil, de sorte qu’il est en parfaite adéquation avec son environnement5 ». McLean suggère ainsi de séparer les populations blanches et autochtones, « afin que des zones soient aménagées autant que possible en fonction des besoins des différentes catégories » et que « les Européens vivent dans des maisons ainsi disposées pour être exposées aux vents dominants […] entourées par des jardins ou des espaces ouverts pour permettre la circulation libre de l’air », même si « les autochtones peuvent vivre confortablement dans des circonstances beaucoup plus populeuses6 ». Ce postulat sur la différence humaine et le confort européen dans un climat perçu comme tropical a entraîné non seulement la ségrégation raciale des populations à Omdurman et dans la ville de Khartoum, mais aussi la construction de cette dernière avec de larges rues sur un plan quadrillé et de grands îlots qui ont produit une très faible densité.
McLean a étendu ses vues sur l’urbanisme tropical à l’architecture, et a approuvé la véranda comme l’élément de construction le plus approprié, à la fois pour protéger les murs du soleil et comme un espace de vie extérieur couvert7. La véranda est devenue la composante la plus identifiée et réalisée de l’architecture coloniale, suggérée par le bureau colonial pour les plans résidentiels types, et utilisée dans les maisons privées avec des colonnades et des chapiteaux de colonnes. Elle est devenue l’espace caractéristique des bâtiments emblématiques et stratégiquement situés de l’époque coloniale, comme la Holiday Villa (conçue par G.E. Francis), où de nombreux officiers coloniaux ont résidé et tenu des réunions8, l’Omdurman Municipality (œuvre de Derek Matthews, le Sudan Club, la Kitchener Memorial Medical School (conçue par G.B. Bridgman) et le Gordon College – l’actuelle université de Khartoum – à laquelle Moneim Mustafa et sa génération ont apporté beaucoup de rajouts. Le premier bâtiment de l’Université a été au départ conçu par l’architecte grec-ottoman Dimitri Fabricius travaillant pour le khédive ottoman en 1900, et terminé peu après la colonisation britannique9. Après la Seconde Guerre mondiale, le Service des travaux publics supervisé par Londres a commandé à W.G. Newton la préparation du plan directeur pour l’agrandissement de l’université10. Ses explications démontrent que la véranda continuait d’être perçue comme l’espace le plus approprié dans le cas de l’« architecture tropicale » en raison de ses avantages en matière d’ombrage et de ventilation. « Les murs les plus menacés d’échauffement » devaient être « ombragés par des vérandas11 », en conformité avec « les deux facteurs de conditionnement les plus importants : a. la chaleur et l’éblouissement dus au soleil, b. les courants d’air du nord au sud et du sud au nord12 ».
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W.H. McLean, Regional and Town Planning, Londres, Crosby Lockwood and Son, 1930, p. 62. ↩
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Dont ceux de George Melly, Khartoum, and the Blue and White Niles, Londres, Colburn & Co., 1851; John Petherick, Egypt, the Soudan and Central Africa: With Explorations from Khartoum on the White Nile, to the Regions of the Equator; Being Sketches from Sixteen Years’ Travel, Londres, 1861; Sir Samuel Baker, The Albert N’Yanza Great Basin of The Nile; And Exploration of The Nile Sources, Detroit, Negro History Press, réimpression 1970, original 1866). ↩
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McLean, Regional and Town Planning, p. 68. ↩
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W.H. McLean, « Town Planning in the Tropics: With Special Reference to the Khartoum City Development Plan », The Town Planning Review, vol. 3, no 4 (janvier 1913), p. 225–231; citation : p. 225. ↩
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McLean, « Town Planning in the Tropics », p. 225. ↩
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McLean, « Town Planning in the Tropics », p. 225–226. ↩
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McLean, « Town Planning in the Tropics », p. 230–231. ↩
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Conçue par l’architecte G.E. Francis, du Royal Institute of British Architects, et supervisée par le Service des travaux publics du gouvernement soudanais. Les dessins ont été préparés par le personnel local recruté par le Gordon College, « The Grand Hotel, Khartoum », Builder, vol. 141, no 8 (1931), p. 342. ↩
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« Gordon Memorial College, Khartoum, scheme for redevelopment », Builder, no 1–11 (1946), p. 36–38; « Gordon Memorial College, Khartoum », Builder, vol. 181, no 7 (1951), p. 4–6. ↩
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Il a ajouté les nouveaux bâtiments en brique de la résidence d’étudiants (aujourd’hui des facultés) sur les deux côtés de l’allée principale, ainsi qu’un théâtre en plein air, une bibliothèque et une mosquée. ↩
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« Gordon Memorial College, Khartoum », Builder, vol. 181, no 7 (1951), p. 4–6; citation, p. 5. ↩
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. L’architecte a continué avec d’autres techniques de régulation climatique : « Les pièces dans les résidences sont munies de fenêtres qui s’ouvrent sur de grands porches, de façon à conserver l’essentiel des rayons du soleil à l’extérieur. De plus, ces porches canalisent les deux courants d’air dominants. Les fenêtres, en plus, sont équipées d’un dispositif de persiennes en forme d’anneaux, afin de capter ces courants d’air lorsqu’ils passent». Dans « Gordon Memorial College, Khartoum, scheme for redevelopment », Builder, no 1–11 (1946), p. 36, 38. ↩
Peu après l’indépendance du Soudan vis-à-vis des Britanniques en 1956, une cohorte d’urbanistes et d’architectes, dont Moneim Mustafa, a voulu marquer cette transition par une nouvelle planification et des révisions stylistiques. Parmi ceux-ci, Doxiadis Associates a entrepris le plan d’urbanisme du grand Khartoum en 1959 et collaboré avec le bureau de Moneim Mustafa, Technocon, à un second plan pour 1990. L’architecte Doxiadis, dont la carrière allait devenir prolifique, considérait Khartoum comme la première ville à avoir accepté son idée de « Dynopolis ». Dans ses conférences au et sur le Soudan, Doxiadis a prôné le zèle développementaliste d’une théorie de la modernisation de type wébérien comme appel à l’indépendance1. Moneim Mustafa a partagé une partie de l’enthousiasme de l’époque. Il a décrit son projet non réalisé pour le Collège des beaux-arts et des arts appliqués2 comme « un instrument essentiel au développement économique et au changement social […] et un centre culturel où le public peut rencontrer le personnel et les étudiants pour discuter, échanger des idées et évaluer des contributions créatives et inventives à la lumière des réalités et des potentialités futures [du Soudan]3 ». Moneim Mustafa a reconnu « la flexibilité et l’extensibilité » comme les principaux principes de planification de l’aménagement4 et ébauché des projets alternatifs comme les modèles monocentriques, polycentriques, en damier et linéaires5. Les installations du campus étaient disposées sur des crêtes de façon à pouvoir agrandir les ateliers d’art de 50 %, et les résidences étudiantes, de 200 %6.
L’agence Doxiadis Associates a proposé des changements importants au plan d’urbanisme colonial de Khartoum, sans toutefois exposer les politiques racistes et militaristes à son origine. Tout au long de sa carrière, Doxiadis a diagnostiqué les problèmes des villes du monde comme des défis dus à l’industrialisation, mais sans reconnaître la colonisation comme un fardeau historique supplémentaire sur les anciennes cités coloniales. Sans la nommer, l’équipe Doxiadis a identifié la grille du général britannique Kitchener comme étant la source des problèmes de colonisation des terres. L’agence a présenté un dossier pour le plan directeur de la région du grand Khartoum dans lequel elle proposait de combiner la ville coloniale de Khartoum avec Khartoum Nord et Omdurman. Pour les besoins du présent article, il convient de noter qu’elle a suggéré d’ajouter de nouveaux réseaux de transport, de construire cinq artères et deux nouveaux ponts (qui ont été réalisés par le bureau de Moneim Mustafa, Technocon, des années plus tard), et de déplacer l’aéroport au nord de Khartoum (ce qui n’a jamais eu lieu, à part un projet avorté auquel Moneim Mustafa a collaboré avec les architectes italiens Paolo Portoghesi et Vittorio Gigliotti en 19737).
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Pour en savoir plus sur Doxiadis et le Soudan, voir Esra Akcan, Abolish Human Bans : Intertwined Histories of Architecture, Montréal, Centre Canadien d’Architecture, 2022. ↩
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Le College comprenait des départements d’histoire et études générales, design de base, dessin, poterie, sculpture, design industriel, textile, peinture, graphisme, calligraphie et impression, avec concentrations futures sur les kilims et matériaux, gravure, orfèvrerie, costume et habillage, et production de design textile. ↩
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Abdel Moneim Mustafa, Ayoub et Omer Salim, « College of Fine and Applied Art, Khartoum Polytechnic Sudan », Rapports 1 et 2. J’ai localisé ces documents dans ce qui reste de l’agence de Mustafa à Khartoum. Collection de l’autrice. Citation : Rapport 1, p. 1. ↩
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Il qualifiait la planification du campus d’urbanisme d’« une petite ville », Mustafa, Ayoub et Salim, Rapport 1, p. 2. ↩
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« Flexibilité et extensibilité : Étant donné que le développement peut impliquer un changement d’utilisation, une modification des installations existantes ou une extension, ces aménagements appropriés doivent permettre : a. La flexibilité qui signifie que le PLAN peut accepter des changements. b. L’extensibilité, qui signifie que le PLAN doit permettre les rajouts nécessaires et les expansions futures. » « Les principaux modèles de planification courants sont monocentrique, polycentrique, à damier et linéaire. Le défi est de choisir celui qui répond le mieux aux principes de planification de base énoncés, tout en tenant compte de l’analyse et des exigences du site. En général, il semble que le modèle linéaire qui produit une forte relation entre les installations centrales et les départements d’enseignement, tout en permettant une expansion raisonnable des deux fonctions, est l’hypothèse de développement la plus appropriée qui guidera l’évolution et définira finalement l’environnement physique. » Mustafa, Ayoub et Salim, Rapport 1, p. 26–27. Parmi les schémas alternatifs de croissance, Mustafa a opté pour l’extension linéaire comme étant « l’hypothèse de développement la plus appropriée qui guidera l’évolution et définira finalement l’environnement physique ». ↩
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Mustafa, Ayoub et Salim, Rapport 2, p. 1–2. ↩
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Christian Norberg-Schulz, « Locus : opera di Paolo Portoghesi e Vittorio Gigliotti », Controspazio, vol. 7, no 4 (décembre 1975), p. 40–79. Schulz ne mentionne pas l’agence de Mustafa, mais on peut trouver les dessins dans ses archives. ↩
La situation de Doxiadis par rapport aux luttes postcoloniales soudanaises, et par extension à Moneim Mustafa, est assez complexe. La communauté grecque du Soudan comptait environ 7000 personnes à son arrivée, après avoir connu une croissance exponentielle pendant la colonisation ottomane et britannique, en raison du commerce et du trafic d’esclaves, ainsi que des échanges de populations gréco-turques1. De nombreux constructeurs d’origine grecque de l’Empire ottoman avaient travaillé à la construction d’immeubles et de structures importants2, et certains Grecs nés à Khartoum, comme Georges Stefanidis, ont conçu les premiers bâtiments publics modernistes dans les lieux prestigieux de la ville. Doxiadis a continué à utiliser de tels liens pour amener le gouvernement soudanais à mettre ses plans en œuvre3. De plus, des documents d’archives montrent que l’architecte était étroitement associé aux politiques américaines de soft power, et en communication avec l’ambassade des États-Unis au Soudan, à laquelle il envoyait des rapports sur le pays ainsi que sur le Pakistan et le Liban4. L’American Aid a fourni des fonds et une assistance pour un grand nombre des principaux bâtiments publics de Khartoum, tels que les constructions emblématiques de l’architecte gréco-autrichien Petermuller, dont la carrière productive au pays a duré dix ans. L’American Aid a également financé le Service des travaux publics qui a employé Moneim Mustafa après son retour du Royaume-Uni, où il avait reçu une bourse pour étudier l’architecture5.
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Antonios Chaldeos, « Sudanese toponyms related to Greek entrepreneurial activity », Dotawo: A Journal of Nubian Studies, vol. 4, article 4 (2017), p. 183–195; G.P. Makris et Endre Stiansen, « Angelo Capato: A Greek Trader in the Sudan », Sudan Studies, no 21 (avril 1998), p. 10-19; « Greeks in Sudan » https://en.wikipedia.org/wiki/Greeks_in_Sudan consulté le 31/01/2021. ↩
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Evangelia Georgitsoyanni, « Greek Masons in Africa: the case of Karpathian Masons of Sudan », Journal of Hellenic Diaspora, vol. 29, no 1 (2003), p. 115–127. ↩
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Il a envoyé des lettres à MM. Conromichalos et Antachopoulos au Soudan. Archives Doxiadis. ↩
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Doxiadis à Stephen Dorsey, conseiller à l’ambassade américaine au Soudan, 11.9.59 (C-OA 120); Doxiadis à Stephen Dorsey, conseiller à l’ambassade américaine au Soudan, 12.10.1959 (C-OA 128), Correspondance soudanaise, C-OA 28-441. Circulaires administratives, A-OA 1-4 1959–1962, 24827, vol. 6. Archives Doxiadis, Athènes. ↩
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Moneim Mustafa a commencé par étudier le génie à l’université de Khartoum, où il n’y avait pas de département d’architecture. Il a reçu une bourse pour continuer sa formation au R-U. Entrevue avec des associés d’Abdol Moneim Mustafa (Technocon), Yahya Muhammasalieh et le professeur Abu Bakir Abdulrahab, 22 décembre 2019. ↩
Les professionnels de Khartoum mentionnent souvent Petermuller et Moneim Mustafa ensemble, car ces architectes partageaient de nombreuses sensibilités esthétiques et fonctionnalistes. Tous deux ont traduit vérandas et dispositifs de protection contre le soleil en un nouveau langage architectural moderne, adoptant en cela les courants internationaux de leur époque. Dans sa conception de maisons privées, Petermuller a placé les bâtiments dans des espaces ouverts et dessiné de grandes vérandas, à la manière des architectes coloniaux, mais avec des colonnes en béton armé mises en évidence et des poutres étendues plutôt que les colonnades classiques de la période précédente. La carrière de Moneim Mustafa qui compte, entre autres, de nombreuses maisons privées, est jalonnée d’un riche ensemble de variations sur les vérandas, terrasses et brise-soleil, le tout exprimé dans des cadres modulaires en béton armé. Ces résidences constituent un réseau d’espaces ouverts, couverts, munis d’écrans et fermés pour la régulation climatique des différentes activités, dont des terrasses à aire ouverte pour dormir la nuit et des lieux ombragés pour la journée. Moneim Mustafa a utilisé les vérandas à la fois comme des espaces de vie rattachés aux espaces intérieurs et comme des voies de circulation faisant partie de l’aménagement des jardins. La maison Mahmood Abdelrahim à Khartoum intègre de hauts murs sur rue qui créent une cour à l’arrière du bâtiment, à l’image des résidences d’Omdurman; pour sa part, la maison Bedridi Suleyman à Khartoum Nord est un objet autoportant dans un vaste jardin non muré. La résidence Mansour Khalid crée une relation hybride avec la rue, en raison de sa véranda surélevée, à partir de laquelle on peut voir au-delà de la haute cloison du jardin. Les arbres sciemment plantés à l’extérieur des parois massives de la maison Double d’Omdurman protègent celle-ci de la surchauffe et offrent un lieu de rencontre ombragé et pavé sur la voie publique. Dans ses projets de logements collectifs moins onéreux, Mustafa s’est assuré de prévoir une véranda dans chaque unité, peu importe la modestie des moyens. L’ensemble complet de dessins pour le « Neighborhood Design » (conception de quartier) avec des perspectives de maisons types dotées de vérandas est maintenant numérisé avec l’aide du CCA.
Ces applications ont également été mises en pratique dans les bâtiments publics. Dans le laboratoire de chimie de la Faculté des sciences de l’université de Khartoum, Petermuller a surélevé l’ensemble de la structure à étages afin de créer un endroit de rencontre pour les étudiants. Aujourd’hui, la zone fonctionne comme un lieu public ombragé ainsi que comme un passage qui relie certaines parties du campus. Les vérandas remarquables de ce bâtiment, avec treillis en bois inclinés, protègent les murs du soleil et régulent les aires de circulation linéaire et verticale grâce à d’impressionnantes ombres sur les surfaces. L’élément de façade le plus caractéristique, la véranda en plein air, qui sert à la fois de brise-soleil et d’espace de transition et de socialisation, s’est répétée au cours de cette période. Dans la faculté d’architecture, conçue en quatre phases par des membres du corps enseignant, un réseau de circulation extérieur protégé combine les espaces programmatiques et les différents niveaux en reliant également les bâtiments entre eux.
Mais une qualité significative différencie Moneim Mustafa de ses prédécesseurs et confrères, et montre sa participation corrective dans la compétence de l’« architecture tropicale ». Cette caractéristique ressort au mieux dans la comparaison entre les designs de campus de Petermuller et de Moneim Mustafa. Dans l’École supérieure des métiers de Khartoum (aujourd’hui le campus sud de l’université du Soudan), le premier a fait siennes les hypothèses des planificateurs coloniaux britanniques sur la nécessité de grands espaces ouverts entre les bâtiments qui généreraient des flux de vent et une ventilation, et a donc proposé un plan de situation composé de blocs modernistes autoportants comme une solution appropriée. Le discours sur l’« architecture tropicale », avec ses antécédents britanniques, a subi quelques transformations, mais continuait à influencer les architectes à Khartoum. Vers la moitié du XXe siècle, de nouvelles conceptions médicales ont remplacé les vues coloniales sur la transmission des maladies. Précédemment, McLean avait suggéré la ségrégation raciale pour contenir les épidémies, ce qui n’était plus une théorie viable, mais le savoir-faire de l’« architecture tropicale » a néanmoins persisté. Selon les mots de Jiat-Hwee Chang, « l’existence dans les tropiques n’était plus une question de vie ou de mort [pour les Britanniques]. C’était plus une question de confort [corporel] thermique1 ». Dans les pages des Colonial Building Notes (dont le nom a changé pour Overseas Building Notes en 1958), ainsi que dans le programme d’« architecture tropicale » de l’école AA de Londres fondée par le Colonial Office, ce domaine d’apprentissage est devenu une discipline de techniques de contrôle du climat testées scientifiquement2. Les étudiants soudanais étaient accueillis3 et leurs exemples étudiés dans ces lieux4.
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Jiat-Hwee Chang, A Genealogy of Tropical Architecture: Colonial Networks, Nature and Technoscience, Londres, New York, Routledge, 2016, p. 185. ↩
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. Pour en savoir plus sur l’AA et l’architecture tropicale, voir Vandana Baweja, « Otto Koenigsberger and the Tropicalization of British Architectural Culture », dans Duanfang Lu (dir.), Third World Modernism: Architecture, Development and Identity, New York, Routledge, 2011, p. 236–254. ↩
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Des étudiants soudanais étaient aussi formés à l’AA, dont Adil Mustafa Ahmad, disciple de Moneim Mustafa, qui s’est inscrit à l’école pour s’instruire auprès d’Otto Koeningsberger. ↩
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Un exemple est l’article d’Y.A. Mukhar qui affirmait certifier scientifiquement l’efficacité du système de double toiture dans le concept de campus de Petermuller. Y.A. Mukhar, « Roofs in Hot Dry Climates with Special Reference to Northern Sudan », Overseas Building Notes, no 182 (octobre 1978), p. 1–15. ↩
Cependant, la place du Soudan dans le domaine de l’« architecture tropicale » reposait sur une erreur de catégorisation fondamentale. Les colonisateurs britanniques considéraient toutes leurs colonies comme des terres tropicales dans un cadre global qui s’étendait de la Libye à la Malaisie, de l’Arabie saoudite à Hong Kong. Une carte publiée dans un numéro de 1955 des Colonial Building Notes expose les effets persistants de cette épistémologie coloniale et désigne la zone tropicale par rapport aux frontières géopolitiques, plutôt que par rapport aux lignes de Mercator. L’ensemble du continent africain et les pays d’Asie de l’Ouest, d’Asie et d’Amérique du Sud y étaient reconnus comme des zones tropicales, même s’ils étaient situés à la même latitude que certains États européens et d’Amérique du Nord1.
Moneim Mustafa a corrigé la nomenclature britannique en indiquant que Khartoum était dotée d’un climat « tropical chaud et sec », et en mettant en outre en garde contre les « fortes tempêtes de poussière qui réduisent la vision et créent des conditions de travail désagréables ». Dans son rapport pour le Collège des beaux-arts et des arts appliqués, il ajoutait : « De telles conditions météorologiques exigent un maximum d’efforts pour améliorer le microclimat du site. Les bâtiments doivent être orientés dans l’axe est-ouest. Ils devraient être regroupés autour de cours de pelouses vertes et d’arbres touffus. Les terrains ouverts et les champs devraient être plantés et verdis pour réduire l’éblouissement du soleil. Les liaisons non couvertes entre les bâtiments doivent être aussi courtes que possible2. » Alors que Petermuller a conçu de nombreux espaces en plein air entre les immeubles, Moneim Mustafa a veillé à éviter les allées non couvertes dans un réseau serré de structures. Son plan de situation s’appuyait sur le tissu urbain traditionnel précolonial d’Omdurman, ainsi que sur les données techniques de la discipline de l’« architecture tropicale ». Sur la base de diagrammes de relations programmatiques, il a conçu des cours et des vérandas partagées entre les différents départements d’art, ce qui favoriserait en outre les dialogues interdisciplinaires. Les résidences étudiantes devaient offrir 50 % de possibilités de couchage en plein air sous forme de terrasses et de vérandas, et l’aménagement paysager, jouer un rôle essentiel dans la création du microclimat, l’ombrage des voitures et l’attribution d’identités différentes aux cours.
Mustafa a continué à tirer parti du savoir-faire technique qu’il avait obtenu grâce à la discipline de l’« architecture tropicale ». Il a utilisé des diagrammes solaires, dessiné des coupes du contrôle du soleil et du vent, et expliqué que les préoccupations climatiques « menaient à un aménagement par sections », assurant une lumière du nord pour les ateliers et l’éclairage indirect du sud qui ne pénétrait dans le bâtiment qu’à travers une zone de passage ombragée. La toiture en dalles de béton favorisait la ventilation avec ce qu’il appelait un système parasol et des refroidisseurs de désert3.
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Colonial Building Notes, no 32 (septembre 1955), p. 7. ↩
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« … a conduit à un développement transversal est-ouest et fournissant une lumière du nord comme source principale, complétée par une lumière du sud provenant d’une zone de passage très ombragée. Toutes les fenêtres sont totalement protégées des rayons directs du soleil par les plafonds et les murs latéraux. La forme en coupe utilise des fermes identiques reposant sur des dalles de béton, ce qui permet de placer, dans un système de toiture en forme de parasol, de simples refroidisseurs de désert qui, à leur tour, aident mécaniquement à la ventilation des espaces de toiture. » Abdel Moneim Mustafa, Ayoub et Omer Salim, « College of Fine and Applied Art, Khartoum Polytechnic Sudan », Rapport 1, p. 8. Collection de l’autrice. ↩
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Mustafa, Ayoub et Salim, Rapport 2, p. 2. ↩
Que pouvons-nous conclure de l’histoire de la véranda dans le cadre des bâtiments de Moneim Mustafa? Comme nous l’avons vu, la véranda était un dispositif architectural colonial britannique utilisé à des fins de refroidissement et de confort des Occidentaux dans les climats tropicaux perçus. Bien sûr, il n’y a rien de fondamentalement colonial dans la régulation passive du climat en architecture. En fait, les constructeurs et architectes locaux avaient déjà conçu un grand nombre de ces techniques depuis des siècles et ont continué à les améliorer après l’indépendance. Moneim Mustafa lui-même intégrait des normes précoloniales de fabrication d’espaces quand il créait des cours et des mastabas. Ce qui est remarquable dans l’histoire de la véranda au Soudan, c’est que ses connotations coloniales ont été transformées après l’indépendance du pays. C’est peut-être en raison de ses utilisations créatives par les architectes, pour lesquelles ceux-ci ont eu recours au savoir-faire technique et à l’amélioration des diagrammes solaires dans le domaine de l’« architecture tropicale » dans les pays des ex-colonisateurs.
Est-ce que Moneim Mustafa a échoué à décoloniser le Soudan, dans le sens où l’entend Mignolo, en utilisant et nommant les espaces selon la terminologie coloniale, et en faisant usage du savoir-faire associé aux institutions d’enseignement des colonisateurs? Lorsque j’ai présenté Moneim Mustafa aux réseaux d’histoire de l’architecture européens et nord-américains en avril 2021, j’ai rencontré une résistance et une banalisation allant dans ce sens. Les commentaires laissaient entendre qu’il n’en faisait pas assez pour rester en dehors d’un système économique mondial reposant sur un développement inégal, ou qu’il était trop ouvert aux influences extérieures, ce qui suscitait des réactions négatives. Il va sans dire que Moneim Mustafa vivait et travaillait dans un réseau d’échange financier mondial qui maintenait les lignes coloniales, et dans un ordre mondial géopolitique qui plantait les graines de nouvelles injustices.
L’officier militaire islamiste Omer Al-Bashir arrive au pouvoir en 1989 comme une indication de ce qu’on pourrait qualifier de devise du retour de bâton. Le Soudan a été le cadre de deux guerres civiles qui ont abouti au génocide du Darfour et à la séparation en deux pays. L’agglomération de Khartoum est périodiquement affectée par des inondations soudaines et des installations de réfugiés, ainsi que par le mauvais positionnement de l’aéroport et des chemins de fer. Il est important de se souvenir que certains de ces problèmes avaient été annoncés par la génération de Moneim Mustafa et de ses collaborateurs. Après l’ascension d’Al-Bashir, Moneim Mustafa n’a plus obtenu de commandes publiques et a fini par quitter le Soudan. Ses bâtiments symboliques comme la maison de Mansour Khalid ont été occupés par les autorités militaires. La lutte des forces démocratiques contre les diktats de l’armée fait toujours rage. Dans ce contexte, nous devons trouver des explications qui établissent une distance critique d’avec à la fois la colonisation externe et la répression interne.
C’est pourquoi, lors de ma présentation d’avril 2021, j’ai proposé la redistribution comme façon différente de réduire les tensions dans des contextes postcoloniaux. Contre la vision standard de la décolonisation comme « rejet de la domination étrangère et formation de l’État-nation », Adom Getachew, par exemple, présente le travail d’un ensemble d’intellectuels noirs anglophones comme celui d’un nouvel universalisme plus équitable qui optait pour l’autodétermination afin de défaire la domination des empires mondiaux, mais pas au détriment de l’éthique cosmopolite1. Associé à des formations politiques plus larges, dont le mouvement des non-alignés qui cherchait à constituer un ordre mondial post-impérial par la solidarité afro-asiatique, ce type de combat anticolonial visait à construire les conditions d’une non-domination généralisée pour un ordre international égalitaire, mais toujours interconnecté. Moneim Mustafa a vécu pendant la transition au Soudan du régime colonial au régime national, où de nombreux professionnels étaient reliés entre eux par un réseau qui touchait non seulement les architectes coloniaux britanniques, mais aussi les derniers bâtisseurs ethniquement grecs de l’Empire ottoman, dont la génération suivante faisait désormais partie de l’American Aid de la période de la Guerre froide. Plutôt que de refuser ou d’accepter aveuglément l’héritage colonial ou le développementalisme américain, Moneim Mustafa a rationnellement choisi les techniques efficaces de régulation du climat propres au savoir-faire impérial et les a intégrés à ses propres projets de construction destinés à être habités par les nouveaux citoyens soudanais. Il a aussi opté délibérément pour abandonner ces techniques dans ses concepts d’urbanisme, quand il a évalué leur dysfonctionnalité du point de vue du contrôle climatique, et s’est appuyé sur les morphologies d’habitat traditionnelles.
Cette liberté de choisir, selon moi, devrait être appelée indépendance, ou interdépendance autodéterminée, qui redistribue la richesse matérielle et symbolique produite pendant la colonisation parmi les citoyens nouvellement autonomes, plutôt que de la rejeter au nom de la décolonisation. Je suggère donc de théoriser la position architecturale de Moneim Mustafa comme une justice redistributive afin de gommer certaines des inégalités coloniales pendant la transition suivant la colonisation. Voilà qui, je l’espère, apporte une juste reconnaissance aux travaux d’un architecte de talent.
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Adom Getachew, Worldmaking After Empire: The Rise and Fall of Self-Determination, Princeton, Oxford, Princeton University Press, 2019. ↩
Cet essai a été présenté à la rencontre annuelle de la Society of Architectural Historians (SAH) en avril 2021 dans le cadre du panel « Building Non-Alignment » dirigé par Vladimir Kulic et Amit Srivastava. Comme cet exposé a favorisé la communication avec le CCA, j’ai conservé les principaux arguments de l’article non publié en tant que document historique, mais j’ai ajouté des passages relatifs aux dessins numérisés et des questions suite à ma présentation à la SAH. Cette recherche en cours fait partie d’un livre qui explore le rôle de l’architecture dans la guérison des sociétés après les conflits et les catastrophes en examinant les bâtiments et les espaces en relation avec la justice transitionnelle et la transition énergétique.