Flirter avec la satisfaction

Entretien de Samir Bantal avec Jack Self sur la quête de sens du consommateur dans les environnements commerciaux contemporains

JS
Le capitalisme mondial est fondé sur le consumérisme. Il est au cœur de tout ce que nous faisons. Compte tenu de cette réalité, comment pensez-vous que nous devrions comprendre le commerce de détail? Comme une civilisation? Une culture?
SB
Je crois que le consumérisme a toujours fait partie de la civilisation humaine, et a même permis le développement de la civilisation et de la culture. Je dirais aussi que la culture a, de tous temps, flirté avec le consumérisme, et sans doute que le consumérisme lui-même est aussi un modèle culturel. Mais aujourd’hui, nous essayons de donner du sens au commerce de détail et à la consommation. Magasiner a longtemps été considéré sous l’angle de l’expérience, mais il me semble que cet aspect s’estompe à mesure que l’on s’intéresse davantage au sens et à la communauté.
JS
Qu’entendez-vous par la création de sens?
SB
Les fondements de la société ont radicalement changé. Un élément aussi central que la religion, par exemple, a presque été remplacé par d’autres croyances. Mais nous sommes en perpétuelle recherche de sens, ou de compréhension et de définition du sens dans notre quotidien. Le consumérisme n’est qu’un moyen parmi d’autres pour l’explorer.
JS
Virgil Abloh a déclaré, dans une anecdote célèbre, que la première planche que vous lui aviez envoyée pour Off-White Miami posait cette question : « Magasiner est-il nécessaire? ». Alors, qu’en est-il?
SB
C’est une question à laquelle les architectes impliqués dans des projets commerciaux tentent constamment de répondre. Le magasinage a toujours été indissociable de la vie moderne, depuis l’époque où l’on échangeait des biens contre d’autres biens et puis, plus tard, contre de l’argent. Magasiner est désormais un catalyseur d’une forme de culture de la rapidité. Dans la société actuelle dévouée au numérique, je suis persuadé que cela prendra une importance encore plus grande qu’on ne le pense. Ce dont Virgil et moi avons discuté lors des étapes initiales du projet, c’est que je le voyais non pas uniquement comme un créateur de mode ou un architecte, mais comme un phénomène culturel. Le projet Off-White Miami a été conçu comme un lieu de rassemblement qui pourrait répondre au rythme culturel de la ville, plutôt que de fonctionner comme un simple lieu de vente de produits. Ainsi, dire « créons un magasin » paraissait hors sujet ou restrictif en quelque sorte, parce que cela aurait signifié faire fi de toutes les autres facettes de la personnalité de Virgil. Il me semblait plus intéressant de voir si les boutiques pourraient évoluer et se transformer en un événement culturel populaire. Le magasin colette, à Paris, incarnait ce genre d’attrait pour la culture de la jeunesse, en France et ailleurs. Elle a mis en relation des personnes influentes des États-Unis et d’Asie, et les a réunis dans ce marché aux idées.
JS
Vous évoquez la vitesse de la culture et cherchez à anticiper cette rapidité en design. L’architecture devrait-elle s’efforcer de suivre cette accélération de la culture?
SB
L’architecture évolue lentement, alors que le cycle de vie des habitudes d’achat se renouvelle assez rapidement. Il y a une décennie, un concept pouvait durer cinq ans. Aujourd’hui, il ne peut résister au rythme des mutations de la culture populaire. Nous pouvons constater ce glissement dans l’univers de la mode: là où existaient des séquences bien déterminées de présentation, avec les défilés de mode, et de communication avec la clientèle, il suffit de voir aujourd’hui comment Virgil utilise les médias sociaux comme plateforme de diffusion en continu, pas seulement un moyen pour vendre des produits. L’architecture peut sans nul doute s’inspirer de ces différentes méthodes de communication. Mais pour la boutique Off-White de Miami, la réflexion que Virgil et moi avons eue est qu’il était plus intéressant de concevoir un espace ouvert, une sorte de centre de « satisfaction » à la Amazon, où l’intérieur change en fonction des saisons et de l’évolution des besoins. La culture peut littéralement s’inviter à l’intérieur et la vitrine se retirer pour laisser la rue pénétrer lentement dans le commerce. L’idée est d’envisager quelque chose qui se définisse en réalité plus par l’instabilité que par la stabilité. La culture est instable.

Virgil Abloh avec AMO, Off-White Flagship Store Miami, 2018. © OMA

JS
Vous évoquez l’idée d’un centre de « satisfaction ». Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’être satisfait?
SB
Je me suis penché sur la définition de « satisfaction » lorsque nous travaillions sur le projet, et nous l’avions défini comme la concrétisation de quelque chose désiré, promis ou annoncé. Nous vivons à une époque intéressante dans laquelle, schématiquement, les trois éléments de la satisfaction – l’élément désiré, promis et annoncé – échappent à notre contrôle, parce que notre empreinte escomptée ou notre monde de rêve nous sont relayés par les médias sociaux. Et ce mécanisme est plus rapide pour prévoir et nous dire ce que nous voulons sans même que nous le sachions encore.

L’idée de satisfaction, à travers laquelle vous projetez ces idées et ces désirs, s’inverse en quelque sorte pour vous expliquer à quoi ils ressemblent.
JS
J’aimerais vous entendre sur les tendances, qui se succèdent à un rythme toujours plus effréné. Les années 1980 étaient « à la mode » quand j’avais une vingtaine d’années, et il me semble que peu importe le moment où l’on se trouve, les tendances remettent au goût du jour ce qui se passait il y a vingt ou vingt-cinq ans. Peut-être est-ce parce qu’actuellement, ce sont des personnes qui ont la quarantaine qui sont aux commandes et affirment : « Vous savez ce qui était cool? Moi dans ma vingtaine ». Mais le retour en force des années 1980 au début des années 2000 est passé par le filtre de la techno française, et diverses strates d’interprétation s’y sont déposées, pour finalement en faire une forme de pastiche de l’époque d’origine. Alors que lorsque je regarde des adolescents s’habiller aujourd’hui dans le style début 2000, il est clair qu’ils peuvent consulter les images sur Internet de ce que Christina Aguilera portait en 2002. Et ils le recréent à la perfection. Il semble que l’interprétation n’entre pas en ligne de compte. Moins d’interprétation, plus d’appropriation. La bonne chose, qui fait surface au bon moment dans le bon contexte, voilà qui est finalement plus important que sa nouveauté. Et je me demande donc si l’avenir du magasinage rime vraiment avec nouveauté.
SB
Il me semble que la quête de sens résonne plus chez le consommateur que la nouveauté. Lorsque nous avons entamé nos recherches sur la campagne chez AMO il y a quelques années, nous avons fait appel à la division IA de Google, parce que nous pensions qu’ils seraient en mesure de prévoir comment le monde allait évoluer.

Au cours de nos échanges, ils ont affirmé que le genre, jusqu’alors invariablement considéré comme binaire, s’apparentait en fait aujourd’hui à un vecteur. Et on voit bien cette fluidité dans les marques, qui illustre cette quête de sens. Pourquoi devrais-je me limiter à un seul type de principe, de marque ou de produit, si je peux le constituer moi-même?

Virgil Abloh avec AMO, Off-White Flagship Store Miami, 2018. © OMA

SB
J’ai transposé cette nouvelle logique à un projet portant sur l’avenir de l’habitation. Dans les années 1950, il n’y avait aucun doute quant à la clientèle cible en matière de logement : l’archétype de la famille nucléaire, composée d’un père, d’une mère et de deux enfants – idéalement, un garçon et une fille. Voilà quels étaient les consommateurs standard, presque leur image idéalisée. Si l’on avance dans le temps jusqu’à maintenant, ces consommateurs ressemblent davantage à une œuvre d’Isa Genzken, où l’on voit tous ces personnages dont on ne peut vraiment définir le genre ou l’âge.

La recherche de sens aujourd’hui est un pastiche, un collage de désirs différents. Et il arrive parfois que ces désirs soient antagonistes, mais ça ne semble pas poser problème. Les jeunes générations pourraient probablement soutenir qu’il y a un sens à l’idée de durabilité au sein d’une société de consommation.
JS
Évoquer l’apocalypse du commerce de détail, c’est prendre acte de sa désuétude. Si ce secteur disparaît, que devront faire les architectes ensuite?
SB
La première partie de cette question est de savoir si le commerce de détail va disparaître. Je crois que c’est une possibilité dans sa forme actuelle, mais ce que nous avons appris ces deux dernières années et demie, avec la pandémie, c’est que la vente au détail en ligne s’est développée, et que les gens s’y sont habitués très rapidement. Réaliser cette entrevue sous forme de visioconférence est quelque chose que nous aurions hésité à faire voici trois ans. Aujourd’hui, rien de plus normal.

Je ne crois pas que le commerce de détail disparaîtra vraiment, mais il évoluera vers quelque chose de différent, où les limites deviendront plus floues. Et nous observons déjà comment l’activité marchande s’infiltre dans les arts, la science, dans d’autres domaines comme l’industrie du jeu. Il existe un écosystème numérique complet extérieur à l’idée physique que nous nous faisons du commerce.

Pour moi, la vente au détail imprégnera subtilement les secteurs où elle est déjà présente mais la représentation physique d’une boutique où vous avez une porte par laquelle vous entrez, où il y a un comptoir et où vous commandez quelque chose, alors oui, cette forme de commerce de détail pourrait être appelée à disparaître. À moins qu’elle n’arrive à redistribuer les cartes et formuler ces idées dans une toute autre optique. Quand Amazon a commencé, personne ne se serait attendu à ce que l’entreprise investisse dans des espaces hors ligne, physiques. Et c’est pourtant ce qui se produit de plus en plus et à grande échelle.

Vente finale a été conçu par Fredi Fischli et Niels Olsen. L’exposition est actuellement présentée dans nos Vitrines et Salle octogonale jusqu’au 12 février 2023.

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