Proximités commerciales
Jack Self s'entretient avec Samuel Ross, designer et directeur de A-COLD-WALL*, sur la manière dont le design commercial crée des communs contemporains
- JS
- Quand la Tate Modern a ouvert en 2000, l’univers de la mode était très élitiste, très restreint, alors que le monde de l’art était considéré comme un vecteur fondamental de la culture. Mais je crois que les choses se sont inversées dans les dix dernières années. Je ne pense pas que quiconque aujourd’hui se tourne vers les artistes pour déterminer l’avenir de la société et de la culture de la même façon que l’on s’en remet aux designers, en particulier les designers de mode et de produits. Le design commercial est-il devenu le moteur de la culture contemporaine?
- SR
- Dans le contexte du capitalisme tardif, à un moment où la postmodernité s’affirme un peu plus, il me semble que le rythme de la conception commerciale assure à qui la pratique une meilleure structure afin de prévoir, planifier et élaborer une stratégie plus complexe pour intégrer des aspects narratifs dans les instruments marchands. Donc, dans une certaine mesure, je dirais oui. Je crois également qu’une génération de professionnels diplômés des écoles de design dans la dernière décennie a encore été formée dans la philosophie de Superstudio et de Lella et Massimo Vignelli. Cette mouvance de créateurs italiens radicaux qui a dominé le paysage du design des années 1960 et 1970 ne disposait pas d’un soutien financier ou d’un capital suffisant pour pouvoir concrétiser certaines de ses idées. Tandis qu’aujourd’hui, n’importe quelle société à responsabilité limitée (SARL) ou à vocation multiple peut être créée du jour au lendemain. Ce carrefour entre autonomie entrepreneuriale et formation en design et pratique artistique a presque évolué vers une forme d’hyperbole. Et cette possibilité donne à l’artiste, qu’il prenne les traits de l’architecte, du créateur de mode ou du concepteur industriel, beaucoup plus de latitude et de contrôle dans l’expression de sa radicalité. Parce que la culture du design actuelle se caractérise par son pluralisme. Peu importe que le design se décline en majuscule ou en minuscule, c’est beaucoup plus diversifié que cela.
- JS
- Le succès commercial est-il un facteur d’égalité? Le design est-il plus inclusif et démocratique aujourd’hui?
- SR
- Il est de très loin beaucoup plus démocratique qu’il ne l’a été au cours des dix ou quinze dernières années. Si on regarde à qui le design s’adresse, il est remarquable de constater à quel point un objectif plus large ou anamorphique le rend accessible à plus de monde, améliorant ainsi le rapport qu’ont les gens avec le design et ce qu’il a à offrir. Le design est-il plus diversifié aujourd’hui? Eh bien, le Design Council britannique a publié ses constatations et ses rapports pour l’année fiscale 2023 et l’année civile 2022. Et pour ce qui est de l’inclusion et de la diversité, certaines des statistiques publiées étaient aussi saisissantes que choquantes. Il reste visiblement pas mal de travail à faire sur le terrain de la diversité. Espérer une égalité absolue n’est pas réaliste, parce que ce n’est pas ainsi que les pays postcoloniaux sont structurés. Mais il est encore possible de reconnaître davantage le design dans sa diversité dans ses multiples formes. Et je crois vraiment que nous sommes sur la bonne voie. Prenez par exemple les nominations pour le Hublot Design Prize : jusqu’à tout récemment, à peu près personne ne connaissait le nom des importants designers industriels et graphiques de couleur passés par le système d’art ou de design britannique au cours des 25 ou 30 dernières années. Il y a encore beaucoup de changement à faire, mais Internet contribue à démocratiser énormément pour atteindre une vraie diversité en matière de culture du design.
- JS
- On parle souvent de la satisfaction qu’il y a à acheter et posséder, mais qu’en est-il de la satisfaction et de la fierté à réaliser et vendre un produit?
- SR
- Cette question me ramène à de nombreuses discussions que j’ai eues avec des collègues et des amis proches ces derniers mois, à propos de la confusion qui peut exister entre le designer et le consommateur, que je considère problématique. Je crois que nombre de designers se retrouvent pris à se comporter en consommateurs de luxe. Et ils deviennent bien sûr des intermédiaires pour de grands conglomérats.
Il y a, selon moi, une corrélation entre le consommateur de luxe et l’utilisation qu’on fait de ce personnage, presque réduit à la fonction de porte-parole pour filtrer et faire entrer de nouveaux groupes démographiques vers le Commerce de détail et l’achat. Cette tendance contraste avec le rôle traditionnel du designer, lequel affiche une certaine neutralité vis-à-vis de ses créations plutôt que de trop dévier sur le terrain de la consommation. Personne n’est exempt de défaut, mais il s’agit d’une évolution récente majeure : un designer est-il avant tout concepteur, ou désormais consommateur de produits de luxe? Si l’on veut parler de la période qui s’ouvre pour la mode et l’influence, il faut commencer par dresser un portrait plus cohérent de l’état des choses. - JS
- Ce que vous évoquez à propos du fait que les designers sont attirés par LVMH, Kering ou autres multinationales du luxe m’amène à me poser la question de l’importance que vous accordez à l’indépendance en tant que designer.
- SR
- Je vois l’expression créative comme une liberté. Et, historiquement, c’est une liberté qui aurait toujours dû sous-tendre le fait d’être et de produire, mais tel n’a pas été systématiquement le cas. Il suffit de penser aux systèmes féodaux de l’époque Edo, ou à la période précédant la Révolution française, deux contextes où l’égalité des chances en matière d’expression créative n’allait pas nécessairement de soi. On peut aussi évoquer en Europe l’accès au parchemin, et donc à l’écriture, réservé à certaines catégories de la population. Je ne suis pas en train de prétendre que ces luttes historiques se situent sur le même plan que la situation d’être lié par une entente de confidentialité et de ne pouvoir, disons, concevoir une chaise parce que vous n’êtes payé que pour faire des chaussures ou que c’est une obligation contractuelle.
Cette idée de fabrication, d’élaboration et de conception – pouvoir partir d’une pensée abstraite et de la matérialiser en expression physique – est bien plus puissante que tout système transactionnel. C’est intrinsèquement ce qui fait ne nous des humains. Donc, pour moi, liberté et indépendance sont synonymes, et je ne vois pas comment on pourrait les séparer.
- JS
- Votre activité commerciale est-elle sous-tendue par des finalités sociales?
- SR
- Je dirais que oui. Je vois beaucoup plus de positif dans la décentralisation et les échanges de potentialités et d’influence, ainsi que dans la mise en commun d’intentions similaires, plutôt que de rester assis sur ses lauriers. Si l’occasion vous a été donnée de connaître une forme ou une autre de succès commercial, la moindre des choses est d’y associer celles et ceux qui ont été parties prenantes dans votre parcours vers cette réussite. Cela peut prendre la forme de politiques d’embauche, de programmes de bourses, de conseils consultatifs et de dons innovants, ou encore de créations de communautés créatives. Parfois, cela se produit en donnant du temps aux gens et en étant honnête.
Parfois, mon rôle est simplement de clarifier ce qu’il faut faire pour accéder à un système, ou de préparer quelqu’un à intégrer une industrie ou un poste donné. L’univers du design peut s’avérer tellement mercantile – qu’on pense d’abord à l’achat, puis aussi à la transformation et ensuite à son adaptabilité – que le dissocier de la dimension sociale ne semble tout simplement pas justifiable d’un point de vue moral. C’est ma façon de voir les choses… Certaines personnes ne pensent que croissance, bénéfices, et c’est correct… Tout n’est pas forcément bien ou mal; mais personnellement, je crois vraiment aux causes justes. C’est sans doute poétique ou romantique, mais je crois aux causes justes. - JS
- Quelle est l’importance de l’espace physique de vente au détail pour vos objectifs?
- SR
- L’espace physique, l’espace marchand, l’espace liminal, occupent la même fonction que la cour intérieure dans la Venise de la Renaissance. C’est là où toutes les personnes, tous les milieux, toutes les démographies et toutes les communautés s’assemblent et se mêlent. Ces lieux offrent des possibilités de cohésion au sein d’une population.
Et je pense que cette proximité peut être incarnée et projetée par le biais du design des espaces commerciaux, en raison des fluctuations interrelationnelles à l’œuvre dans ces structures physiques. Pendant les périodes de confinement et de postconfinement, les médias sociaux ont induit une notion de saturation immédiate (pour le consommateur), laquelle doit être transposée dans l’espace physique pour attirer le public et un nouveau bassin de clientèle. Par saturation immédiate, j’entends la relation que nous avons avec le format 4 x 5, le 300 ppp, les attentes en 1080 pi, les attentes en termes de qualité d’image; ce niveau d’interrelation avec la couleur, l’ombre portée et l’intensité doit se traduire dans l’espace physique, pour parler de ce que le commerce de détail peut concrètement apporter à l’heure actuelle. On doit prendre en compte la température, l’éclairage, la circulation de l’air, la façade, la rugosité et l’agencement des matériaux, la réverbération sonore. Les espaces commerciaux ont un réel potentiel de devenir des centres d’éducation. C’est une perspective qui m’obsède.
Vente finale a été conçu par Fredi Fischli et Niels Olsen. L’exposition est actuellement présentée dans nos Vitrines et Salle octogonale jusqu’au 12 février 2023.