Regard colonial, partie 1 : des images aux lieux
Jonas Henderson et Emma Martin analysent les photographies du réseau DEW de la collection du CCA
Derrière chaque photographie se cache une histoire. Bien que leur portée puisse varier, toutes les images donnent un aperçu de leurs sujets et de leurs photographes. La façon dont elles sont cadrées, les personnes incluses ou non dans l’image, etc. laissent entrevoir un contexte plus large. Telle est l’hypothèse qui nous a servi de guide pour commencer nos recherches; ce projet est fondé sur les histoires que racontent les photographies, et sur la manière dont le voyage initié pour révéler cette histoire peut en dire autant sur ces photographies que l’histoire elle-même. Cette première partie de notre article portant sur les photographies du réseau DEW de la collection du CCA poursuit un double objectif : raconter l’histoire des photographies et celle de notre voyage à la recherche d’une histoire du regard colonial.
La collection du CCA comprend quarante-deux photographies qui, d’après les indications de l’inventaire jusqu’à récemment, montrent quelques stations du réseau d’alerte avancé (DEW). Les sujets exacts de ces photographies (c’est-à-dire les stations qu’elles représentent) étaient restés inconnus jusqu’ici, et le CCA ne possédait aucune information sur l’emplacement des stations ni sur leur(s) photographe(s). Dans leur état actuel, ces photographies n’offrent que peu ou pas d’aide à qui voudrait en savoir plus sur le réseau DEW; sans contexte, ce ne sont que des images en noir et blanc de bâtiments d’apparence inhabituelle situés dans la toundra arctique. L’objectif de notre recherche était de percer certains des mystères qui se cachent derrière ces photographies, tout en soulignant la manière dont elles illustrent la colonisation qui a résulté du réseau DEW, et comment elles renseignent sur le regard que les Qallunaat (non-Inuits) portent sur le Nord. Cependant, avant de pallier le manque d’informations sur ces photographies, il fallait commencer notre recherche en étudiant l’histoire, l’héritage et l’avenir du réseau DEW, afin de mieux comprendre le contexte de ces photos.
Tout d’abord, il convient de noter que cette recherche s’est déroulée dans une perspective méridionale et que de nombreuses sources utilisées étaient intrinsèquement coloniales : la plupart des documents historiques sur le réseau DEW ont été rédigés par des colons et contiennent généralement peu de détails sur les Inuits. Il faut également noter que plusieurs citations de ces sources coloniales utilisent le terme « Esquimau ». Bien qu’il soit considéré à juste titre comme inapproprié aujourd’hui, nous avons choisi de laisser ce terme dans les citations originales, car nous pensons qu’il reflète les attitudes méridionales envers l’Arctique et les Inuits à l’époque où elles ont été écrites. Outre les sources coloniales, nous avons aussi tenté de consulter les voix inuites aussi souvent que possible au cours de nos recherches, et nous pensons que nos résultats sont précieux, car ils mettent en lumière le processus de construction du regard colonial, notamment en ce qui concerne la dépossession des terres inuites dans l’Arctique. Par ailleurs, nous tenons à reconnaître que cet article aborde des sujets sensibles tels que la violence coloniale, les pensionnats et les traumatismes intergénérationnels. Nous espérons qu’en dépit de ces composantes, cette recherche pourra servir de tremplin en informant les Qallunaat sur l’héritage du réseau DEW, en plus de fournir un contexte à des objets de la collection du CCA. Notre espoir est qu’en contextualisant correctement ces objets, ce projet puisse contribuer à ce processus continu qu’est la réconciliation.
Un autre élément contextuel important est notre position en tant que chercheurs ou chercheuses, écrivains ou écrivaines, entreprenant ce travail. L’existence de Jonas résulte d’un amalgame de situations ironiques : étant Inuit, Danois, Anglais et Français, il est à la fois un descendant des colonisateurs et des colonisés; à la fois autochtone et occidental; Inuit, mais élevé dans l’une des régions les plus chaudes du pays. Emma est une Anishinaabe kwe de la Première nation des Chippewas de Kettle et Stoney Point. Au cours de son voyage, elle s’enracine dans le respect et l’humilité en suivant le chemin des enseignements des sept grands-pères. Ces détails confèrent de la transparence à la perspective dans laquelle cette recherche et cette rédaction ont été effectuées : la première partie a été écrite par un homme qui s’identifie comme Inuit; elle a aussi été écrite par quelqu’un qui a grandi dans le Sud et qui a été influencé par son double héritage occidental et autochtone. La seconde partie a été rédigée par une femme recourant à la photographie pour dénoncer les situations de racisme systémique afin de créer des opportunités de changement qui permettront la coexistence des humains en équilibre avec la Terre Mère. Nous espérons que, comme pour les photographies, l’inclusion du contexte augmentera la valeur de ce texte en tant qu’outil de diffusion des connaissances. Nous sommes convaincus que notre rôle est de continuer à faire la différence – jusqu’à ce que la différence n’ait plus d’importance.
La construction du réseau DEW était une entreprise essentiellement américaine, les Canadiens – inquiets des questions de souveraineté dans l’Arctique canadien – s’efforçant par tous les moyens de faire croire qu’ils étaient des partenaires égaux des États-Unis dans ce projet1. Le projet consistait en 63 stations radar, réparties en Alaska, au Canada, au Groenland et en Islande, et était conçu pour alerter les forces méridionales de la présence de bombardiers soviétiques survolant la mer Arctique. Si le projet était colossal et ambitieux, il est devenu quasiment obsolète peu après l’achèvement de sa construction au début des années 1950. En 1988, les stations radar opérationnelles restantes ont été réorganisées au sein du Système d’alerte du Nord (NWS), et plusieurs stations du réseau DEW ont tout simplement été abandonnées, laissant sur place une traînée tristement célèbre de déchets toxiques dont le nettoyage a coûté plusieurs centaines de millions de dollars2.
Les puissances nord-américaines craignant à nouveau une agression russe, des appels ont été lancés en faveur de la création d’un réseau DEW pour le XXIe siècle. Toutefois, grâce aux progrès de la technologie radar et aux améliorations apportées aux systèmes OTH (over-the-horizon), qui permettent d’obtenir des systèmes radar de bien plus longue portée, la possibilité que le nouveau réseau DEW soit construit beaucoup plus au sud et ait donc potentiellement un impact moindre sur la vie arctique que l’original apparaît3. Cette fois, on serait en mesure de satisfaire le besoin de défense continentale tout en respectant la souveraineté des Inuits dans l’Arctique.
Pour en revenir aux photographies, un simple coup d’œil sur le verso de leurs copies physiques a permis de résoudre certains des mystères qui les entourent. Quelques-unes portaient des notes manuscrites telles que « Mon ancien site », ce qui laissait supposer l’existence de liens personnels avec les photographies; d’autres portaient le logo de la Federal Electric Corporation (FEC), le maître d’œuvre de l’exploitation du réseau DEW4. Les estampilles de la FEC s’avéraient particulièrement intéressantes pour nous, car elles livraient un indice sur la raison d’être des photographies : ces images étaient toutes prises de manière impersonnelle et montraient la station avec peu ou pas de personnes, en se concentrant plutôt sur la situation et le matériel. Cela va à l’encontre de nombreuses autres images de stations du réseau DEW repérées lors de nos recherches, qui montraient souvent des groupes de personnes et la vie quotidienne des employés5. Le style impersonnel des photographies conservées au CCA, associé aux estampilles du FEC, permet de penser qu’elles ont servi à documenter le travail effectué par le FEC. Si tel était effectivement le cas, l’accent mis sur le matériel – le site lui-même – serait alors clairement le signe d’une indifférence coloniale à l’égard du bien-être des Inuits touchés par le site.
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Adam Lajeunesse, « The Distant Early Warning Line and the Canadian Battle for Public Perception », Canadian Military Journal (été 2007): 51–59, http://www.journal.forces.gc.ca/vo8/no2/lajeunes-eng.asp. ↩
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Myra J. Hird, « The DEW Line and Canada’s Arctic Waste: Legacy and Futurity », The Northern Review, no. 42 (juin 2016): 23–45, https://doi.org/10.22584/nr42.2016.003. ↩
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David Pugliese, « Canada Plans New $1-Billion Radar to Protect North American Cities », Ottawa Citizen, 25 avril 2022, https://ottawacitizen.com/news/local-news/canada-plans-new-1-billion-radar-to-protect-north-american-cities. ↩
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Paul Kelley, « A Brief Introduction », The DewLine, 2010, http://lswilson.dewlineadventures.com/a-brief-introduction/. ↩
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Voir par exemple la collection privée de Bill Conde, « Galleries by Wconde », PBase, consulté le 14 septembre 2022, https://www.pbase.com/wconde. ↩
Quant à la localisation des sites capturés dans les photographies, cela s’est essentiellement résolu en recherchant des images existantes de stations connues du réseau DEW et en les croisant avec celles de la collection du CCA. Ce fut un processus fastidieux qui impliquait la comparaison des paysages environnants des sites, ainsi que les structures des stations elles-mêmes. Dès lors que nos conclusions nous semblaient fiables, nous avons contacté un passionné du réseau DEW et ancien DEW Liner (surnom que les employés du réseau DEW utilisent pour eux-mêmes) pour nous aider à confirmer les emplacements1. Ce processus nous a permis de découvrir que certaines images ne représentaient pas du tout le réseau DEW, mais plutôt des stations de télécommunication de la défunte compagnie de téléphone BC Tel.
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Brian Jeffrey, « DEWLine Adventures »,The DEWLine, consulté le 1er septembre 2022, https://www.dewlineadventures.com/. ↩
Après avoir identifié les stations photographiées, nous avons entrepris d’examiner leurs impacts sur les communautés voisines, un enjeu qui sera abordé en détail dans la deuxième partie de l’article. Pour ce faire, nous avons principalement étudié l’histoire de ces communautés en rapport avec les stations voisines, et nous avons cartographié les stations en indiquant leur lien avec les communautés inuites modernes. Beaucoup de ces stations ont été érigées à proximité de sites inuits importants, bouleversant ainsi les modes de vie traditionnels des Inuits. Il est difficile d’évaluer dans quelle mesure cette perturbation était intentionnelle. Certains documents décrivent en détail les efforts déployés pour avoir un contact minimal avec les Inuits, indiquant que « tout contact avec les Esquimaux, autre que ceux dont l’utilisation dans un aspect quelconque du projet est approuvée, doit être évité, sauf en cas d’urgence »1. Si une telle citation illustre le fait que les graves dommages causés aux modes de vie traditionnels des Inuits n’étaient pas un objectif explicite du réseau DEW, elle offre aussi un contraste avec des déclarations telles que : « Dans le cas où les installations requises pour le système devraient empiéter ou perturber des établissements esquimaux, des lieux de sépulture, des terrains de chasse, etc. passés ou présents, les États-Unis seront responsables du déplacement de l’établissement, du lieu de sépulture, etc. vers un endroit acceptable pour le ministère des Affaires du Nord et des Ressources nationales. »2 Ce passage montre que les gouvernements canadien et américain n’hésitaient pas à faire fi de la vie des Inuits s’ils estimaient que les préoccupations de la communauté les gênaient, ce qui reflète une attitude désinvolte à l’égard de l’importance du patrimoine culturel inuit. Il n’a pas non plus été question d’une quelconque négociation entre les Inuits et les Qallunaat, privant ainsi les Inuits du droit d’avoir leur mot à dire sur la manière dont ils seraient affectés par le projet. Cette attitude a entraîné la profanation de plusieurs sites funéraires et a endommagé le patrimoine de nombreux groupes inuits. Si la violence du colonialisme n’a pas été un objectif explicitement déclaré du réseau DEW, elle constitue néanmoins son plus grand héritage.
Ces photographies viennent éclairer les attitudes coloniales des Qallunaat envers le Nord pendant l’exploitation du réseau DEW. De nature technique, elles reflètent la manière froide et matérialiste dont les Qallunaat percevaient l’Arctique. Le système de classement des photographies adopté à l’origine reflète les vues du Sud sur le Nord : le manque d’information ou de contexte qui entoure les images illustre un manque de curiosité envers leurs sujets. Il est peut-être dans le meilleur intérêt d’institutions telles que le CCA de s’assurer que les photographies soient accompagnées d’un contexte approprié avant d’être admises dans leurs collections, afin de sauvegarder leur utilisation, pour les chercheurs autochtones en particulier, comme accompagnement des conteurs d’histoires; pas seulement des images, mais des lieux faits par et pour les Inuits. En fin de compte, ces photographies précédemment décontextualisées représentent une idée de l’Arctique comme une terra nullius, attendant patiemment que les Qallunaat apportent la « civilisation » dans ce paysage glacial. Il s’agit là, bien entendu, d’une vision erronée de la situation qui, comme nous le verrons dans la deuxième partie de cet article, a causé un tort considérable aux personnes les plus touchées par le réseau DEW.
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« Exchange of Notes Between Canada and the United States of America Governing the Establishment of a Distant Early Warning System in Canadian Territory », 5 mai 1955, Gouvernement du Canada, Traités, https://www.treaty-accord.gc.ca/text-texte.aspx?id=101010 ↩
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Department of State Bulletin, vol. 33, 1955, 24. ↩
Jonas Henderson est boursier du programme Inuit Futures 2022-2023 et Emma Martin participe au programme de stage de l’Association des directeurs de musées d’art (AAMD).