Du fait de sa simple existence, le commerce de détail est civique et politique

Entretien de Jack Self avec Hilary Sample sur la façon dont les architectes peuvent répondre aux nouvelles dynamiques urbaines du commerce en détail

JS
À quand l’architecture du commerce de détail? On a tendance à penser les boutiques comme des intérieurs ou des objets aboutis. Mais, bien sûr, une fois le magasin terminé, on doit l’animer, le faire fonctionner et l’entretenir, ce qui requiert un nombre important de personnes. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si la finalité de la conception d’un tel lieu est de créer cette image, ou s’il s’agit plutôt de définir une approche systémique quant aux modalités d’évolution et de développement d’un espace au fil du temps.
HS
Lorsque l’on fait l’expérience d’un espace de commerce de détail, il faudrait peut-être commencer par se demander comment il a vu le jour. En d’autres termes, quel est l’ensemble des circonstances qui entourent sa création? Je veux savoir comment ce magasin a été conçu en fonction des questions de zonage et de réglementations. Installée à New York, j’ai pu constater à quel point la ville a évolué sous l’effet d’un ensemble de législations et de politiques qui ne sont pas directement liés au commerce de détail tel qu’il est vécu aujourd’hui, mais qui influent toujours sur les échanges quotidiens de l’achat et de la vente de marchandises. Je pense aux quartiers, plus précisément à ceux à grande densité de logements plutôt qu’aux zones commerciales à fort achalandage.

Il me semble qu’avant de pouvoir poser la question « à partir de quand peut-on parler d’architecture du commerce de détail? », il est important de comprendre où et quand la vente au détail commence vraiment à s’installer dans la ville, et comment elle apparaît au quotidien. Certes, le phénomène se produit avec des dimensions et des intentions variées, mais qui toutes viennent perturber notre perception normalisée quant à la façon dont la ville a été organisée. Et aux États-Unis, les architectes ne détiennent pas ce type d’autorité ou de pouvoir.
JS
Vous affirmez que les architectes en général ne sont pas responsables du développement d’une ville de cette manière. Pouvez-vous préciser votre pensée, car ceux qui ne sont pas architectes ne sont probablement pas conscients des limites de notre rôle?
HS
Si l’on revient à votre question initiale, à savoir à partir de quand il est possible de parler d’architecture du commerce de détail, il est nécessaire d’examiner plus étroitement la notion d’aménagement de la ville avant la présence d’espaces de vente au détail. Et c’est dans une large mesure un rôle qui n’est pas dévolu aux architectes, mais aux urbanistes, décideurs politiques, avocats et, plus largement, au système juridique. Les villes se sont développées dans une grande proportion autour d’activités comme l’industrie lourde et les réseaux de transport, les espaces de vie étant aménagés ailleurs. Les quartiers où les gens vivent n’ont la plupart du temps été considérés que comme une préoccupation secondaire. Au sein de ces quartiers, un ensemble supplémentaire de contraintes réglementaires et de zonage détermine à quel endroit les commerces de détail peuvent ou ne peuvent pas s’implanter. Il est important de distinguer les différents types d’espaces commerciaux et de savoir pour qui ils sont conçus et construits : des épiceries aux cliniques, en passant par les magasins de luxe.

On a de temps à autre, dans un quartier, du moins à New York, ce qu’on appelle une superposition commerciale, c’est-à-dire un dessin présentant une variété de motifs en lignes hachurées sur une carte pour indiquer où des espaces commerciaux peuvent être construits dans un quartier résidentiel. Donc, en tant qu’architectes, nous héritons d’un ensemble complet d’éléments prédéterminés sur lesquels, dans la plupart des cas, nous n’avons aucun contrôle et à la conception desquels nous n’avons pas participé. Ce qui arrive par la suite est une adaptation directe aux exigences de ces règles et politiques. Parfois, nous parvenons à revisiter ou à contourner ces processus et à créer quelques ouvertures ou des revendications publiques sur nos implications dans la vie quotidienne et nos interventions en matière de commerce de détail. Il s’agit fondamentalement d’une question d’équité et de la manière dont le commerce de détail façonne les quartiers. L’idée est de mettre en place des processus tangibles capables d’appuyer le changement et le développement à petite échelle. Aujourd’hui, ces considérations doivent tenir compte de la façon dont les villes se sont transformées dans le contexte de la pandémie de COVID, qui a mis en évidence les vulnérabilités des villes et a entraîné des taux d’inoccupation jamais vus auparavant en matière d’espaces marchands.

Les images et les légendes publiées ici sont extraites du livre de Michael Meredith et Hilary Sample Vacant Spaces NY, publié par Actar, basé sur des recherches développées par MOS avec des étudiants de l’école d’architecture de l’université de Princeton.

« Ce projet a commencé par une promenade dans notre quartier, où nous avons remarqué des vitrines vides. Une fois que nous les avons vues, elles étaient partout. Elles nous ont suivis, apparaissant discrètement partout dans la ville de New York. La plupart d’entre elles ne présentaient aucun signe, aucun “à louer”, aucun “prochainement”. Habituellement vides, parfois poussiéreux, parfois avec du papier brun recouvrant la vitre. Aujourd’hui, l’inoccupation n’a fait qu’augmenter. Dans la ville la plus dense des États-Unis. Pendant une crise du logement. Pendant une pandémie. La quantité d’espaces vacants n’est qu’une supposition. Elle n’est que partiellement documentée. Elle se cache à la vue de tous. » Image © MOS Architects

JS
Quel est l’objectif de la vente au détail?
HS
Ces deux, voire trois dernières années ont mis à mal notre perception de ce que l’on entend généralement par commerce de détail et ont cristallisé les idées sur ce qu’il doit être et ce qu’il doit faire. On a pu facilement constater que, durant la pandémie, les petits quartiers, notamment les zones les moins favorisées, s’en remettaient beaucoup aux magasins et aux services locaux. Cela témoigne de la résilience des quartiers, mais aussi des pressions subies par les propriétaires de commerces et les résidents. Les vitrines sont les lignes de vie des communautés, et l’impact de la pandémie sur le commerce de détail a été rendu évident dans l’espace par la surpopulation et les longues files d’attente sur les trottoirs en raison de la séparation obligatoire de 6 pieds. Les gens attendaient pendant des heures pour faire leurs courses.

Même avant la pandémie, beaucoup de ces milieux de vie locaux ne bénéficiaient que d’un soutien gouvernemental ou financier très limité; ils doivent dans une large mesure s’en sortir seuls. Et pourtant, les zones commerciales d’ordinaire très fréquentées ont été désertées, avec la fermeture durable des grandes surfaces. D’autres types de services ont aussi mis la clé sous la porte assez rapidement.

Voir tous les salons de beauté et de manucure fermés à cause de la pandémie, où seule restait la tuyauterie pendant que les propriétaires nettoyaient les équipements et les meubles, m’a beaucoup impressionnée. Ils étaient vides, mais en y jetant un œil, on apercevait les tuyaux de cuivre. Cela m’a rappelé l’effondrement du marché immobilier en 2008 aux États-Unis, quand les gens découpaient le métal des maisons pour le vendre. À New York, ces vitrines étaient encore en place, et on pouvait contempler les traces d’une ancienne vie marchande qui n’existait plus.
JS
Dans le commerce de détail contemporain, les services sont-ils plus importants que les produits?
HS
Le déplacement de l’expérience d’achats importants vers le commerce en ligne a eu un impact sur la ville dans son ensemble et a radicalement changé la façon de faire partie d’un quartier ou de se déplacer dans des zones commerciales. Nous avons actuellement une occasion de repenser ce que ces espaces peuvent être, mais, faute de réinventer et réécrire radicalement les lois et codes qui régissent le zonage, la ville continuera à être limitée dans ses possibilités par ces derniers, de même que les résidents et les propriétaires de magasins. Les services sont d’une importance cruciale.

Il nous faut penser au caractère public des espaces de vente au détail et à cette fine démarcation que constitue la vitrine entre le trottoir et un intérieur privé, qui n’est certainement pas la propriété du commerçant.

Les villes se sont historiquement structurées autour des enjeux sanitaires et, à leur tour, elles produisent leurs propres formes d’inégalité et d’équité. L’un des changements que j’ai récemment constatés est que de plus en plus d’espaces laissés vacants durant la pandémie se sont transformés pour être consacrés à la santé ou à ses dérivés. Là où l’on voyait des cafés ouvrir dans les quartiers d’artistes, ce sont plutôt aujourd’hui des comptoirs à jus et des boutiques de sport. Pour moi, l’effet direct de la pandémie semble évident.

Ces évolutions dans le commerce de détail traduisent également le potentiel de consommation durable d’une certaine catégorie socioéconomique : qui peut s’offrir un verre de jus à 9 dollars? Sans doute qu’en tant que société, nous sommes plus soucieux de notre santé en cette presque post-pandémie. En même temps, les quartiers plus pauvres abritent souvent des résidents aux prises avec des problèmes de santé chroniques, et disposant de moins de ressources pour mener une vie plus saine. On observe dans ces milieux des tendances récurrentes dans l’implantation des commerces, avec par exemple des enseignes de restauration rapide situées à proximité immédiate d’une pharmacie. On peut donc se demander ce qui vient en premier : des soins de santé médiocres, ou le fait d’être entouré par la malbouffe. C’est une situation décourageante, et quand vous la considérez comme un phénomène à l’échelle urbaine, difficile de détourner le regard. Il faudrait tirer la sonnette d’alarme quant aux services essentiels dans les quartiers par rapport à ce qui est effectivement fourni.

Je ne peux m’empêcher de penser au texte d’Adolf Loos sur le plombier et la manière dont il décrit l’invention du terme « installateur » le concernant puisqu’il installe la tuyauterie (mais il installe en fait autre chose, une forme de service, l’acheminement de l’eau à la baignoire). Que se passera-t-il lorsque nous n’aurons plus besoin de services supplémentaires (ce qu’il demandait dans son texte) mais au contraire, de moins de services? Nous devons faire plus attention à l’endroit et au moment où ces services sont offerts, penser en termes de conservation plutôt que d’installation, ou penser à l’installation de choses telles que des réfrigérateurs communs, que l’on trouve sur les trottoirs plutôt qu’à l’intérieur des bâtiments.
JS
D’un côté, capitalisme et consumérisme n’ont de cesse de vendre toujours plus. De l’autre, nous vivons une époque où nous sommes conscients qu’il est urgent de réduire notre consommation. Quelle est la logique économique qui prédomine en matière de commerce de détail aujourd’hui? Devrions-nous rechercher de nouvelles façons de consommer moins par nos achats au détail?
HS
Je crois que le défi de la réduction de la consommation et de la production de biens nous ouvre des perspectives quant à nos modes de travail et de conception. Pour moi, les contraintes sont utiles au designer. En diminuant certaines choses, peut-être que d’autres options, auxquelles nous n’avions pas pensé, s’offriront à nous.

Vous ne savez pas comment fonctionnera un espace une fois que vous l’aurez conçu. On ne peut pas tout prévoir. Il y a un très beau texte écrit par Álvaro Siza, intitulé « Viver uma casa », vivre une maison. Il y explique la manière dont il a conçu toutes ses demeures, mais explique qu’il n’a pas imaginé comment on y vivrait. Il ne peut deviner comment quelqu’un fumerait une cigarette quelque part dans cet espace, ou comment une personne y cuisinera ses repas. En tant que designers, nous sommes limités dès le départ. Nous ne pouvons tout prévoir. Nous ne pouvons modéliser chaque mouvement ou échange dans l’espace. Le designer pourrait donc s’engager de manière critique dans une réflexion sur la façon dont le commerce de détail pourrait être plus ouvert à la différence, en s’éloignant de sa conception comme une typologie fixe.
JS
Dans votre activité, vous concevez souvent l’objet et son cadre. Traditionnellement, on pourrait dire que votre rôle est des plus conséquents dans l’élaboration du programme. Mais dans quelle mesure les designers devraient-ils penser des systèmes et le contexte des choses, autant que de concevoir des objets? Les architectes devraient-ils dessiner l’espace commercial, ou simplement créer les règles qui régissent les expériences du commerce de détail?
HS
Peut-être aucun des deux? J’espère que, dans notre travail, on puisse concilier les deux. Il est crucial de comprendre l’environnement dans lequel nous œuvrons et pour qui. On perçoit souvent l’architecture, en particulier dans le domaine du détail et de la collaboration d’OMA avec de grands noms de la mode, sous l’angle du luxe, et donc son corollaire de critères, de budgets et d’attentes. Quand vous pensez design en termes de quartier à petite échelle, c’est un tout autre ensemble de contraintes qui émerge. Et c’est sans compter que ces environnements sont encadrés et définis par de multiples règlements, codes et politiques qui sont profondément imparfaits.

Il est à mon avis important que nous, architectes, comprenions bien les contextes dans lesquels nous intervenons. Cela me ramène à votre question précédente sur l’idée des architectes au service du public. Et je crois qu’il est essentiel, en particulier à l’heure actuelle, de raviver le débat sur ce rôle des architectes vis-à-vis du public. Parce que le commerce de détail est dans l’ensemble considéré, tout comme l’est la conception architecturale, comme un domaine exclusif.

« Nous considérons ces immenses espaces commerciaux vides comme comparables aux lofts laissés par la désindustrialisation du Lower Manhattan à la fin des années 1950 et au début des années 1960. À cette époque, l’industrie légère, comme les entrepôts de plastique, les installations de recyclage de papier et les ateliers de confection, a quitté SoHo pour s’installer ailleurs dans la ville ou a tout simplement cessé ses activités. La fabrication a changé. Les espaces industriels vacants se sont transformés en espaces de travail peu coûteux. Toujours zonés pour un usage industriel, ces lofts étaient d’abord illégaux. Mais des groupes communautaires se sont rapidement formés et se sont battus avec succès pour obtenir des changements de règlement. Parfois, les solutions aux problèmes sont déjà là, autour de nous, si nous repensons nos hypothèses, si nous imaginons d’autres possibilités et si nous nous organisons. » Image © MOS Architects

JS
Les espaces de vente au détail sont-ils par essence civiques et politiques? Offrent-ils un potentiel pour façonner la sphère publique? Quelles sont les obligations de l’architecte à cet égard?
HS
Fondamentalement, tout dépend de la manière dont les espaces commerciaux se manifestent dans les villes et les quartiers. Les architectes peuvent être partie prenante de certains processus, mais pour ce qui est de modifier les codes ou les lois qui imposent les dimensions d’un magasin, ils ne joueront aucun rôle moteur. Ce ne sont pas les architectes qui payent pour ces espaces.

Le rôle de l’architecte aux États-Unis est limité. Cela étant, fort de ses connaissances sur les réalités d’une ville et de sa gouvernance, l’architecte peut sans nul doute éclairer son client du commerce détail quant aux diverses restrictions et possibilités. Il n’y a pas de réel obstacle à la réinvention du fonctionnement des espaces commerciaux pour peu que l’on saisisse bien, d’abord et avant tout, les cadres qui déterminent pourquoi et où de telles entités sont présentes dans la ville, et à quelle échelle. Il est essentiel de prendre en compte la manière dont ces espaces existent pour avoir une perspective plus large sur les questions de logement, par exemple en pensant à ceux qui vivent au-dessus de magasins ou d’appartements de gardiens dans des zones commerciales ou industrielles; ces espaces commerciaux créent directement des espaces civiques. Du fait de sa simple existence, le commerce de détail est civique et politique.
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