La photographie en tant que projet
Une conversation entre Stefano Graziani et Bas Princen
La conversation suivante s’est tenue en janvier 2023, durant des discussions de recherche des commissaires de Les vies des documents - La photographie en tant que projet, à l’affiche dans nos salles principales du 3 mai 2023 au 3 mars 2024.
- SG
- Notre réflexion autour d’une exposition sur la photographie a débuté à la suite du Programme de recherche multidisciplinaire L’architecture et/pour la photographie organisé par le CCA en 2015. Notre participation à cette recherche collaborative entre des personnes à la fois issues des domaines de la recherche et de la pratique nous a incités à examiner de plus près les fonds de photographies conservés au CCA. Cette vaste collection se concentre sur l’architecture et l’environnement bâti. Toutefois, nous avions été particulièrement étonnés de découvrir que de nombreuses œuvres ne se rapportaient pas à l’architecture au sens strict du terme.
Notre découverte a immédiatement élargi notre perception de la photographie d’architecture au-delà de l’usage de photographies de bâtiments comme outil de transmission de la vision d’un architecte. Nous avons plutôt commencé à réfléchir à la manière plus intentionnelle, subjective ou conceptuelle avec laquelle les photographes usent de leurs appareils photo, afin d’observer et de documenter le monde qu’ils perçoivent à travers leur objectif. Nous voulions examiner cette question dans une perspective historique et contemporaine, afin d’identifier de potentielles nouvelles orientations à la fois pour la discipline et pour la collection du CCA. - BP
- Nous avons constaté que les projets photographiques collectionnés par le CCA sont des documents qui témoignent de la façon dont les photographes abordent la réalité pour exprimer des idées visuelles distinctes entretenant un rapport plus ou moins étroit avec l’environnement bâti. Plutôt que d’utiliser des mots ou de formuler une proposition de conception, comme c’est le cas pour les projets d’architecture, les photographes présentent leurs idées visuelles à travers le cadrage et l’organisation volontaires d’images. Comment se fait le choix et la combinaison des images dans le cadre d’un projet? Comment leur mode de présentation – dans les pages d’un livre, d’un album, sous forme de fanzines ou de cartes postales, accrochées sur un mur, etc. – influe-t-il sur notre manière d’appréhender le discours?
- BP
- En tant que photographes ayant étudié la collection du CCA et y ayant contribuée, il nous a semblé essentiel de revenir sur le moment où le CCA a commencé à remettre en question la définition de la « photographie d’architecture », en rassemblant des œuvres datant de la fin des années 1960 jusqu’aux années 1980. Celles-ci expérimentaient avec des approches plus directes ou plus conceptuelles de la photographie, adoptant dans tous les cas un point de vue non sensationnaliste de la réalité.
- SG
- Au fil de nos nombreuses visites dans la collection du CCA, nous avons étudié des photographies allant du XIXe siècle à aujourd’hui, pour finalement décider de concentrer nos recherches sur des projets datant des années 1960 et 1970, notamment ceux de Lewis Baltz, Bernd et Hilla Becher, Douglas Huebler, Jan Groover, Marianne Wex, Thomas Struth, Sol LeWitt et Bruce Nauman, parmi d’autres. C’était une période durant laquelle la photographie est devenue plus autonome et s’est démocratisée en tant que médium artistique. Prenons par exemple Graham, qui se considérait comme un photographe amateur bien qu’il ait réalisé plusieurs projets photographiques significatifs, ou les livres de LeWitt, où l’importance de communiquer un concept surpassait celle de la qualité des images, lesquelles étaient plutôt amateures. Ce fut un moment décisif dans l’histoire de la photographie. Ces artistes passent d’une approche journalistique à une approche plus conceptuelle du médium, photographiant tout, de la lumière frappant un mur, aux objets de leur atelier. Chaque photographe a défini ses propres règles pour le médium avec une exécution presque mécanique de ses idées. C’est un moment où les artistes ont pu se sentir libres d’enregistrer la réalité telle quelle et reconnaître la valeur intrinsèque de ces images. La photographie n’était plus contrainte de commenter des contextes ou des événements sociaux; elle pouvait au contraire exprimer une manière plus personnelle et artistique de regarder le monde.
- SG
- L’une des préoccupations centrales ayant motivé notre sélection de projets issus de la collection du CCA et d’ailleurs était de représenter la diversité de définitions et de remises en question qui existent autour de la notion du documentaire en photographie. Le documentaire, tel qu’il est souvent compris, peut apparaître comme un moyen pour un auteur de se cacher, d’essayer de reproduire une image du monde en photographiant les choses « telles qu’elles sont » – après tout, l’intérêt de la photographie est qu’elle reproduit ce qui se trouve devant nous, ce qui est à la fois simple et complexe. Au contraire, nous voulions repenser le documentaire non pas comme une lentille objective, mais bien comme un format qui intègre la vision subjective du photographe par rapport à son expérience du monde, ce qu’il voit et ce qu’il décide de photographier.
- BP
- L’une des particularités de la collection de photographies du CCA réside dans sa tendance à rassembler la documentation la plus exhaustive d’un projet, qui bien souvent ne correspond pas à l’œuvre finale : séries de tirages, livres, albums de photos et, parfois, du matériel supplémentaire tel que des notes de recherche, des maquettes de livres et des tirages contact. La collection de photographies obéit ainsi à la méthode suivie par le CCA en matière d’acquisition d’archives complètes auprès des cabinets d’architectes. Tout ce qui entre au CCA devient, d’une certaine manière, un outil de recherche, permettant aux membres du public comme à nous de se plonger toujours davantage dans les projets.
- BP
- L’idée d’utiliser la photographie comme outil de recherche est théoriquement séduisante, mais elle demeure ambiguë en pratique. Il est habituel de parler d’architecture en termes de projets – propositions de financement et de conception, visites de sites et rapports de chantier, dessins et modèles – mais ce n’est pas nécessairement le cas en ce qui concerne la manière dont nous comprenons ou parlons de la photographie aujourd’hui. C’est un aspect qui nous a semblé complexe en tant que photographes assumant le rôle de curateurs, dans la mesure où nous étions tiraillés entre le choix du statut de l’objet à privilégier. Il ne s’agit pas de négliger la qualité esthétique des photographies, mais elles ne doivent toutefois pas revêtir un caractère sacré. Nous souhaitions tenir compte des intentions et des idées des personnes qui les ont créées, qui ne correspondent pas toujours à la manière dont les œuvres sont présentées dans les collections ou par les spécialistes. Nous tenions à examiner comment les objets continuent à soulever des questions des années après leur création, même si elles ne correspondent pas à celles initialement imaginées par l’artiste.
Notre hypothèse de la photographie en tant que projet a nécessité d’explorer des approches, processus et méthodologies de photographes à différentes étapes de leur démarche, de la conception à la production, ainsi que d’examiner la manière dont leurs projets étaient présentés puis reproduits. D’une certaine manière, nous avons essayé d’adopter la méthodologie de la collection du CCA pour notre démarche curatoriale, en exposant les projets photographiques de la manière la plus complète possible, de sorte que le public puisse apprécier les objets tout en stimulant la réflexion sur ce qu’il voit et à partir de ce qu’il voit. - SG
- Il était essentiel de comprendre comment les photographes et les artistes peuvent participer à redéfinir les limites de l’architecture à travers des réflexions visuelles sur les voies à suivre pour les villes et les paysages de demain. Les artistes qui ont fait l’objet de nos recherches et que nous avons appris à connaître partagent un intérêt pour la représentation de leur environnement ou du monde urbain globalisé d’une manière qui leur semble familière. Cette apparente proximité avec leur sujet leur permet à la fois d’en formuler une critique tout en saisissant les subtilités de ces milieux. Retracer les positions personnelles des artistes sur les environnements bâtis nous a également permis d’élargir notre définition du paysage. Comme pour le documentaire, les artistes définissent le paysage de multiples façons : en tant que construction sociale, environnement bâti, espace aquatique ou encore en relation avec la production alimentaire, autant d’aspects divers du monde que nous partageons
- SG {:.intv)
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- Pour mieux comprendre comment les artistes conçoivent la nature évolutive de leur travail, nous avons visité des ateliers dans différentes régions du monde et rencontré Lara Almarcegui à Montréal, Jeff Wall à Vancouver, Guido Guidi et Stefano Boeri en Italie, Annette Kelm, Susanne Kriemann, Armin Linke et Thomas Struth en Allemagne, Marianne Mueller en Suisse, Aglaia Konrad en Belgique, ainsi que Naoya Hatakeyama, Takashi Homma et Tokuko Ushioda au Japon. Nous avons également discuté en ligne avec Roni Horn, Ari Marcopoulos et Richard Misrach.
- BP
- Dans un premier temps, nous souhaitions visiter les ateliers et les archives de ces artistes, pour comprendre les modes de fonctionnement de leurs archives et ce qui a été inclus ou laissé de côté dans leurs œuvres. En suivant la vie des projets que ces artistes nous ont présentés, notre intention n’était pas de nous immiscer dans leur histoire, mais plutôt de faire entendre la complexité de leur développement.
Au fil de ces visites, nous avons pu retracer plus clairement les méthodologies de recherche uniques des artistes, c’est-à-dire leurs façons distinctes de travailler, d’effectuer des recherches et de réfléchir à leurs travaux. Étonnamment, nous avons appris que de nombreux projets que nous considérions comme achevés – dont certains font partie de la collection du CCA – sont en fait toujours en cours, ils évoluent parallèlement à la vie de la personne qui les réalise, changent et se développent en fonction du temps et de l’expérience. Les artistes ont fréquemment partagé des documents inédits ou permettant de clarifier une approche antérieure vis-à-vis de projets existants. Il était également important pour nous de permettre aux photographes d’ajouter de nouvelles œuvres à leur travail, pour veiller à ce que les institutions encouragent des pratiques de collection qui permettent aux projets d’évoluer et de se poursuivre.
- SG
- L’un des aspects les plus surprenants des visites d’atelier a été de constater le nombre d’images alternatives qui auraient pu faire partie d’un projet. Nous étions toujours stupéfaits lorsque les artistes commençaient à ouvrir les cartons de leurs archives et à étaler les documents sur la table. Pourquoi inclure certains éléments et en laisser d’autres de côté?
Le fait de parler à des artistes en activité nous a permis de dépasser un grand nombre de nos idées préconçues sur les travaux sélectionnés. Dans la collection du CCA, lorsque nous avons effectué des recherches sur certains de ces projets, ils nous ont été présentés disposés sur des chariots, puis renvoyés dans les archives ; le processus de recherche était ainsi clair et accessible. Notre perception des œuvres était superbe – il est toujours agréable de se faire une certaine idée d’un projet et de sa signification. Cette aura qui entourait chaque œuvre avant nos visites a immédiatement disparu en discutant avec les artistes pour laisser place à de nouvelles conceptions sur le propos et le raisonnement de l’œuvre.
Bien que je sois plutôt aguerri à l’exercice de la sélection, je ne parvenais pas toujours à comprendre la logique des choix de la personne rencontrée sans ses explications. C’est une chose que nous avons rapidement apprise au cours de nos visites d’atelier – l’aspect photographique de chaque projet est personnel, lié à l’expérience de l’artiste qui l’a réalisé. Bien souvent, elle obéit à un sentiment intuitif quant au rôle et au caractère de la photographie au sein d’un travail. Si ce sentiment se retrouve dans une image, elle fonctionne ; dans le cas contraire, l’image peut être visuellement intéressante ou jolie, sans pour autant avoir sa place dans l’œuvre.