Paris : entre pratiques collectives et recherche de spatialités queer en ville
Bui Quy Son et Paul-Antoine Lucas d’Exutoire discutent avec Mahé Cordier-Jouanne et Jean Makhlouta des approches et méthodes queer et de la notion de décentrement en architecture
Paris, 9h45, un matin frisquet de printemps
Nous sortons du métro à Porte de Bagnolet en périphérie est de Paris avant de prendre un bus direction Romainville. À 10h, nous arrivons devant le portail de « la Garompola » où l’inscription sur la sonnette indique : « Mr. et Mme. Garompolo ». Mahé et Jean arrivent cinq minutes plus tard. Nous commençons l’enregistrement autour de la table du jardin de la maison associative, au soleil, assis sur des chaises dépareillées.
Curieux les uns des autres, nous avons échangé la journée entière sur notre ambition partagée de remettre en question les pratiques dominantes en architecture. Au travers de leurs parcours, Jean et Mahé ont été particulièrement marqués par leurs voyages respectifs, la découverte d’autres disciplines et la rencontre d’autrui. Se retrouver face à l’altérité a fait naître le besoin, pour chacun d’eux, de décentrer leur regard et leur pratique, et de penser des manières autres de pratiquer, que ce soit collectivement ou par la recherche.
Entre Romainville et le jardin Paul Didier dans le 17ème arrondissement, nous discutons des formes diverses de spatialité et de sociabilité queer, de l’entre-soi et des mobilités qui s’immiscent dans le quotidien de la vie urbaine.
- PAL
- Bonjour Jean et Mahé. Qui êtes-vous et qu’est-ce qui vous a amenés à Paris?
- JM
- Je suis Jean, architecte et doctorant en géographie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, associé au laboratoire Géographie-cités. Je suis libanais, né à Beyrouth. J’ai vécu au Liban jusqu’à mes 18 ans, puis je suis venu à Paris. C’est un parcours migratoire qui est assez classique, compte tenu des rapports postcoloniaux entre la France et le Liban.
- MCJ
- Je m’appelle Mahé. J’ai fait des études d’architecture plus ou moins à Paris, mais je les ai pas mal étalées dans le temps : je suis allé un an en Italie, puis au Canada. En ce moment, je travaille en freelance pour différentes structures. À côté, je pratique au sein de l’association IHCRA (l’envers de l’ARCHI) qu’on a fondée avec des ami·e·s il y a quatre ans. On était quatre à la base, puis en septembre 2021, on a ouvert l’association à de nouveaux membres, et aujourd’hui on est une quinzaine. On prend le temps de trouver une manière de se gérer et de s’organiser, sachant qu’on n’est pas tou·te·s habitué·e·s au milieu associatif. On invente une collectivité qu’on essaie de définir ensemble. Pour l’instant, on fait principalement des workshops et des conférences dans des écoles d’art ou d’architecture. On profite aussi d’avoir cette maison qu’on appelle « la Garompola » où nous sommes actuellement pour y faire des ateliers. À côté de cela, je suis aussi tatoueur depuis un peu plus de deux ans.
- BQS
- Qu’est-ce qui a déclenché votre intérêt pour le queer en architecture?
- JM
- J’ai fait un échange Erasmus à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. J’y ai suivi un cours de gender studies (études de genre) où l’on étudiait les rapports de genre en société à travers la peinture des anges dans l’art chrétien. Le cours m’a beaucoup plu mais il traitait de l’espace de manière assez abstraite. On y évoquait des villes comme Berlin, Paris, New York où il y a eu des expériences queer, des manifestations, des destructions, des constructions, et où des personnes queer se sont approprié des espaces. Mais on ne parlait jamais de lieux physiques, ou d’espaces en tant que ressources pour favoriser ou contraindre ces pratiques transgressives aux normes, qu’elles soient sociales, législatives ou autres.
Je suis ensuite rentré à Paris, et j’ai décidé de travailler sur ce sujet pour mon premier exercice de recherche. J’essayais de comprendre si, en tant qu’architecte, je pouvais avoir un regard instructif sur la manière dont les corps non standards ou non normatifs pourraient nous apprendre de nouvelles choses sur l’espace. À partir de là, j’ai choisi de me concentrer sur l’espace domestique parce que j’étais fasciné par l’habitat. J’ai constaté que pas mal de mes réflexions étaient intimement connectées aux recherches nord-américaines ou anglophones sur les croisements entre théories queer, théories féministes et espace. Depuis, je continue ma recherche sur cette thématique, en changeant d’angles, d’approches et de méthodes. - MCJ
- Pour moi, ça vient plus d’une pratique militante féministe et queer que j’avais depuis longtemps en parallèle des études. Auparavant, je les envisageais comme deux mondes séparés, mais ça a changé après mon expérience au Canada où j’ai rencontré la communauté queer de Tiohtià:ke/Mooniyang/Montréal. À chacun son voyage initiatique! Quand je suis rentré, j’ai essayé de me concentrer sur ce lien entre le queer et l’architecture, mais à ce moment-là en France c’était difficile de trouver des allié·e·s qui comprenaient en quoi il y avait un vrai sujet en architecture.
On a passé pas mal de temps ensemble avec Jean parce qu’on était les seuls étudiants de notre école à évoquer le queer dans l’architecture pour nos mémoires de recherche. On avance mieux et plus efficacement quand on peut se parler entre personnes intéressées et informées. Pendant nos études on nous a beaucoup dit : « Les gender studies, c’est de la sociologie, ça n’a rien à faire en école d’architecture. » J’ai donc choisi de me pencher sur comment extraire de la théorie queer une méthodologie, une démarche, des outils, en ayant toujours à l’esprit ce besoin de mise en pratique et d’expérimentation. - JM
- On arrive actuellement à un point où l’on ne sait plus faire la différence entre sociologie urbaine, étude urbaine, géographie urbaine, architecture et urbanisme. Je pense que la question légitime à laquelle on est confronté dès le début est : « À quoi et à qui est-ce que cela est utile? »
- MCJ
- On nous demande aussi : « Qu’est-ce qu’une architecture queer? Est-ce que c’est tordu? rose? »
- BQS
- Cela montre une vision assez étroite de l’architecture et de ce à quoi servent les architectes. On a eu les mêmes difficultés en commençant Safe Space, notre projet de recherche informel et activiste mené en 2020-2021 avec Armelle Breuil sur les questions de discrimination et de représentation en architecture. On a passé un an à argumenter et justifier la légitimité de ces recherches en architecture, autrement dit à introduire le sujet. Maintenant, la question que tout le monde nous pose, c’est : « Qu’est-ce que vous allez en faire? Comment faire une architecture qui va à l’encontre de la discrimination sociale et raciale? »
- JM
- On peut tenter d’y répondre. De toute façon, je pense que l’architecture est exclusive dans la manière dont elle se conçoit; elle exclut certains accès et comportements. Je pense que partir du fait que l’architecture est, en quelque sorte, une violence, permettrait aussi d’écarter un idéal de vouloir créer l’espace où tout le monde se sentirait bien. J’ai toujours défendu l’idée qu’il y ait des approches queer et féministes, c’est-à-dire des approches qui cherchent à déconstruire des mécanismes de rapports sociaux, de pouvoir et de domination qui se concrétisent dans l’espace, afin d’en finir avec le mythe que l’espace serait neutre et universel.
Est-ce qu’un espace queer est un espace à part entière? Non, je ne pense pas que le queer devrait exister dans un lieu et non pas dans un autre; je pense que le queer se manifeste un peu partout autour de nous. En tout cas, je fais attention à ne pas tomber dans l’impasse où le queer deviendrait cette nouvelle catégorie qui chercherait à se démarquer des autres. Pour moi, le queer, c’est quelque chose qui permettrait d’articuler plusieurs de ces aspects-là pour justement en faire une approche ou une méthode, comme Mahé disait avant. Comment penser nos villes par rapport à des vies marginales ou invisibles?
- BQS
- Éloignons-nous un peu de l’idéologie pour s’ancrer dans cet espace physique à Romainville, et Paris en général. Pensez-vous que Paris vous inspire? Est-ce un lieu qui vous influence et qui influence votre pratique?
- MCJ
- Cette maison collective n’est pas exclusivement queer, seulement certains évènements qui s’y déroulent sont en non-mixités variées. Néanmoins, le fait d’avoir cet espace-là pour travailler me procure une certaine tranquillité. Il y a eu un moment où j’étais sans logement fixe, sans stabilité et épuisé, j’avais besoin d’un espace d’entre-soi et de rechargement pour pouvoir être plus investi dans ma pratique. Au niveau de l’association, après plusieurs réunions virtuelles ou dans des petits appartements, on a vite réalisé l’importance d’avoir un lieu pour se retrouver, s’organiser et travailler ensemble. Je me rends compte que ce qui m’intéresse le plus en ce moment, c’est de travailler en collectif. Sur plus ou moins dix ans, le fait d’avoir passé beaucoup de temps à Paris m’a permis de développer des réseaux ici. Tous les membres actifs d’IHCRA sont dans les environs, avec leurs propres réseaux, cette proximité est nécessaire pour que ça fonctionne.
- JM
- Paris influence beaucoup mon travail. Le fait que ce soit une ville où il y a beaucoup de choses qui convergent et d’humains qui transitent me donne accès à des informations probablement plus facilement ou plus rapidement qu’ailleurs. Je pense aussi que mon ancrage géographique à Paris joue un rôle important dans la manière dont je vois les choses, avec un regard très occidental. J’ai mis un peu de temps pour prendre du recul.
Pour ma thèse, je travaille sur Beyrouth. C’est un changement d’approche et de paradigme qui me permet de penser les choses différemment, et de me distancier de la littérature gay et lesbienne existante qui est très occidentale. Je pense que c’est là où j’ai constaté que le queer était partout, et que c’est à nous de « faire des connections » : même s’il n’y a pas eu d’études queer abondantes réalisées à Beyrouth, il existe quand même des recherches sur la transgression ou sur l’informel qui permettent de mieux comprendre comment les gens naviguent au quotidien à travers des normes, qui sont différentes de celles de Paris.
- PAL
- Comment décririez-vous votre pratique?
- JM
- J’essaie de comprendre comment les villes sont perçues et vécues depuis des points de vue marginalisés, car ils n’ont pas été intégrés dans le savoir urbain. La pratique, selon moi, c’est aussi décentrer le regard.
- MCJ
- En ce moment, je mets de côté la recherche académique et je m’investis dans des initiatives collectives et pédagogiques, principalement avec l’association IHCRA. Nous réfléchissons ensemble en faisant des ateliers et en échangeant. Le fait de faire des actions collectivement constitue une forme de recherche et de pratique qui me correspond. Même dans la manière de s’organiser, il y a des choses à réinventer.
- JM
- Je questionne beaucoup les milieux dans lesquels j’ai grandi et je circule, ainsi que les modèles économiques dont je suis dépendant à cause de notre monde actuel et de sa structure. En tant qu’enseignant, je ne donne pas de cours spécifiquement sur le queer ou le féminisme mais sur l’immigration, les cartographies et l’analyse urbaine, que l’on appelle le diagnostic territorial. Cependant, je considère que la manière dont je traite les sujets est très queer et féministe, portée sur le genre, les questions raciales, les rapports sociaux et leur lien avec l’espace. Je pense aussi que c’est un questionnement constant et parfois épuisant, mais qui se diffuse à plusieurs échelles de ma pratique.
- PAL
- Est-ce que tu pourrais appeler cela une pratique queer de l’enseignement?
- JM
- Complètement.
- MCJ
- Tout à fait. C’est toujours très gratifiant quand les étudiant·e·s te disent : « On est très heureux·se·s d’avoir eu ces exemples-là assez tôt dans le cursus, parce que ça ne nous fait pas envisager le reste de nos études de la même manière. »
- JM
- Je suis architecte, oui, mais je suis surtout un curieux de l’espace. Je me retrouve à puiser dans plusieurs disciplines spatiales pour construire un positionnement critique de l’urbain. À cet égard, la question du titre d’architecte est intéressante. Une enseignante m’a dit un jour : « Je suis architecte de formation. Je suis architecte, mais je suis croyante et pas pratiquante. » Je trouve ça assez intéressant conceptuellement. Cela pose la question : c’est quoi pratiquer?
- PAL
- Ton sujet de thèse aborde la question des logiques de mobilités et de spatialités queer dans la ville. Pourrais-tu nous en dire plus?
- JM
- Ce qui m’intéresse surtout, c’est de comprendre quelles sont les mobilités forcées pour que les gens puissent accéder à des lieux, à des quartiers ou à des villes, où iels se sentent à l’aise de s’exprimer ou de confronter leurs différences aux autres. Dans le périmètre d’une ville, les spatialités queer ne sont pas liées aux quartiers de résidence; elles sont plutôt activées par des mobilités et permettent aux personnes queer d’avoir des lieux de sociabilité privilégiés. Pourquoi la mobilité? Parce que cela peut connecter plusieurs lieux et créer une logique à part entière dans une ville. Je m’intéresse aussi à ce qui se passe pendant la mobilité : ce sont des moments de visibilité dans un déplacement quotidien qui transgressent des codes et créent des spatialités éphémères, qui font que cette manifestation queer existe ailleurs que dans des lieux restreints.
- PAL
- Qu’en est-il de Beyrouth, le lieu de ta recherche?
- JM
- À Beyrouth, contrairement aux logiques occidentales, européennes ou nord-américaines, il n’y a pas de périmètres de concentration territoriaux. Ce sont plutôt des lieux diffus qui sont activés ponctuellement et connectés par la mobilité. J’ai remarqué que la plupart du temps, pour transgresser les normes de genre et de sexualité, on sort de notre quartier et de nos contraintes sociales et familiales afin de gagner en anonymat, pour un certain temps. Un lieu peut être queer pendant un soir, mais pendant la journée être un simple café. C’est pour cela que j’ai l’impression que la mobilité a un potentiel assez riche quand il s’agit de comprendre les espaces en articulation et non en séparation. On dit souvent que les quartiers et les villages gays sont une manifestation transgressive dans la ville. Je pense qu’il y en a aussi d’autres.
- PAL
- Comment voyez-vous votre pratique évoluer dans un futur proche et lointain?
- MCJ
- Je me demande souvent si ce que je fais est vraiment utile. Mais oui, c’est utile! C’est ce que tu disais quand tu parlais de la dichotomie croyant-pratiquant. Le problème c’est que je reste un fervent croyant en l’architecture. Certes, sa pratique est toujours à questionner, mais c’est un domaine passionnant qui m’intéresse énormément et au sein duquel je veux continuer à créer.
- PAL
- Donc, quel futur pour cette pratique? Est-ce que tu vas passer de croyant à pratiquant? Quelle est ton ambition?
- MCJ
- Pour l’instant j’ai du mal à faire des plans sur le long terme. J’aime beaucoup discuter collectivement et voir les opportunités qui se forment par des rencontres. J’aime m’investir dans des lieux et dans différents groupes de personnes; c’est dans ces moments-là que naît une multitude d’initiatives. Après, sous quelle forme? C’est encore à construire. La grande difficulté, c’est d’acquérir une stabilité financière, mais cela est nécessaire pour continuer à m’investir dans notre association tout en continuant une activité plurielle. En ce moment, ma pratique est orientée vers une volonté de faire ensemble et vers des dynamiques coopératives, collaboratives et transparentes .
- JM
- C’est peut-être ça au final, le futur queer. Ce sont des connexions qui peuvent exister et qui peuvent avoir lieu, comme là, maintenant. C’est ce qui paraît le plus durable, que ce soit dans le domaine de la pratique, de la recherche ou du social.
Cet article est le dernier d’une série de trois articles rédigés par Exutoire et intitulés « Pratiques queer en architecture : nouvelles perspectives à Stockholm, Bruxelles et Paris ».