Quasi documentaire
Jeff Wall en conversation avec Stefano Graziani et Bas Princen
Cette histoire orale a été filmée par Jonas Spriestersbach en décembre 2022 à l’atelier de Jeff Wall à Vancouver. Elle fait partie du projet du CCA Les vies des documents—la photographie en tant que projet, une réflexion ouverte sur la façon dont les pratiques passées et contemporaines de création d’images servent d’outils critiques pour lire notre environnement bâti et concevoir le monde d’aujourd’hui.
- SG
- Comment votre photographie du vignoble d’Herzog & de Meuron à Napa s’est-elle retrouvée dans la Collection du CCA?
- JW
- Cette photo a été commandée par le CCA en 1996 ou 1997. Le Centre s’intéressait à l’architecture de ce vignoble et a pensé que je pouvais faire quelque chose d’intéressant. Bien que l’on imagine souvent que mon travail implique un processus élaboré et artificiel, ma démarche pour ce projet a été très simple. Je me suis rendu à Napa équipé de mon appareil photo 8 × 10, j’ai repéré le lieu idéal pour le cliché et j’ai photographié le site pendant deux ou trois jours. J’ai préféré y aller l’hiver, parce qu’il me semblait que les vignes seraient plus remarquables sans feuillage – afin de mieux voir la disposition des cultures et la géométrie de leur perspective. Comme à mon habitude, j’ai cherché à obtenir une image qui synthétise quelque chose de la relation entre le bâtiment et la terre, le vin et les saisons.
Je n’avais pas prévu de laisser le cercle apparent dans la version définitive du cliché. Quelques années auparavant, j’ai photographié une synagogue à Los Angeles et je me suis rendu compte que la composition était bien meilleure en laissant apparaître le cercle de l’image, afin de souligner la relation entre la géométrie des bâtiments rectangulaires et la courbure de l’objectif de l’appareil photo. Pareillement avec le domaine viticole de Yountville, la linéarité du bâtiment et la perspective du vignoble produisaient un beau contraste avec le motif circulaire. - SG
- L’image donne l’impression que vous avez photographié depuis un endroit où l’architecture semble disparaitre pour se transformer en une image du paysage.
- JW
- Peut-être, oui, mais je savais que le tirage serait suffisamment grand pour que le bâtiment soit bien visible et net lorsque l’on se trouve devant. Je tiens à ce que mes images aient la taille adéquate pour chaque sujet. En arpentant la parcelle du vignoble, la vue devenait de plus en plus intéressante à mesure que je m’éloignais du bâtiment; elle se révélait à travers la perspective en retrait des rangées de vignes. Le décor m’a contraint à prendre du recul.
Dominus Winery, Yountville, Napa Valley, California, United States, 1999
Vie du projet
1998 – 1999
Engagé par le CCA dans le cadre de l’exposition Herzog & de Meuron : archéologie de l’imaginaire, Wall visite d’abord le site durant l’été 1998 et y retourne en février 1999 pour prendre la photographie en hiver
2000
Acquisition par le CCA, Montréal, Canada, d’une épreuve argentique à la gélatine (PH2000:0649), don de la Seagram Chateau & Estate Wines Company, propriétaire du domaine de Dominus Winery. En a été tiré une édition de 3, les deux autres étant propriété de la collection Helga de Alvear, de Madrid, Espagne, et d’une collection particulière aux É-U
2001
Exposition : Jeff Wall
Organisée à la Galleria Helga de Alvear, Madrid, Espagne
18 janvier – 2 mars 2001
2001
Exposition : Minimalismos
Exposition collective organisée par le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, Madrid, Espagne
10 juin – 8 octobre 2001
2002
Exposition : Herzog & de Meuron : archéologie de l’imaginaire
Organisée par le CCA, Montréal, Canada
23 octobre 2002 – 6 avril 2003
2002
Publication : Herzog & de Meuron: Natural History / Herzog & de Meuron : histoire naturelle / Herzog & de Meuron : Naturgeschichte
Publiée par Lars Müller Publishers, Zurich, Suisse, sous la direction de Philip Ursprung
2004
Publication : Pictures of Architecture – Architecture of Pictures: A Conversation between Jacques Herzog and Jeff Wall, moderated by Philip Ursprung
Publiée par Springer, Vienne, Autriche
- SG
- Dans votre atelier se trouve une reproduction d’une photographie de Dan Graham, avec qui vous avez travaillé et dont certaines œuvres seront également présentées dans notre exposition. Comment décririez-vous son approche photographique, par rapport à la vôtre?
- JW
- Je ne peux pas penser à d’autres artistes dont le travail diffère autant du mien. Dan considérait la photographie comme un passe-temps, une activité parmi d’autres. L’aspect technique ne l’intéressait pas beaucoup. Pour lui, la photographie était plutôt une affaire de notation – il utilisait l’appareil pour prendre des notes mentales sur d’autres projets. Je pense qu’il avait une idée assez précise de ce qu’il cherchait à faire, et il avait une façon intéressante de voir les choses. Il faut une personnalité singulière et un certain sens de soi pour percevoir les choses d’une manière inhabituelle – ce qui était son cas. Son œuvre prouve aussi qu’il n’est pas nécessaire de faire preuve d’une maîtrise experte pour réussir en photographie, puisque même sans une grande habileté en la matière, il n’en ressentait ni l’envie ni le besoin.
- BP
- Vos œuvres sont étroitement liées à leur site et à la ville de Vancouver. Vous promenez-vous pour finalement remarquer des choses encore plus intéressantes en retournant aux mêmes endroits ? Souvent, ce qui prend forme presque à mon insu est plus intéressant que le sujet qui m’avait initialement interpellé.
- JW
- Je ne débute pas nécessairement un projet en me rendant physiquement à un endroit précis. Je peux trouver un point de départ en lisant ou en me souvenant de quelque chose. Par exemple, je viens de terminer la photographie d’une femme qui tombe de son cheval, un sujet qui m’a été recommandé il y a trente ans par une personne qui a été témoin d’une telle scène et qui pensait que ce serait un motif intéressant pour une image. J’avais oublié cette suggestion, et puis elle m’est revenue à l’esprit comme par enchantement. Je n’ai pas eu besoin de me rendre quelque part pour trouver le déclic, en revanche, j’ai dû me déplacer une fois l’idée décidée, là où je pouvais trouver des chevaux. Parfois, je pars aussi à la chasse aux photos. À l’instar d’autres photographes, je me promène souvent à la recherche de possibilités, mais il est finalement rare que je prenne quoi que ce soit en photo. La plupart du temps, je préfère attendre que les choses viennent à moi.
- SG
- Vos photos peuvent être classées selon plusieurs catégories : le documentaire, le quasi documentaire, le cinématographique. Le documentaire caractérise-t-il votre travail à certains moments de votre carrière, ou a-t-il toujours fait partie de votre démarche?
- JW
- Je ne pense pas que mon utilisation du mode documentaire obéisse à un quelconque cycle défini. Toute inflexion de ce que l’on appelle le mode documentaire, aussi minime soit-elle, devient une forme de cinématographie. Ainsi, le quasi documentaire est cinématographique parce qu’il n’est pas entièrement documentaire. Lorsque j’ai fait cette distinction dans le premier catalogue raisonné publié sur mon travail il y a quinze ans, certaines personnes ont affirmé que je mélangeais les genres. Une analyse que j’ai rejetée, car mon travail a attiré l’attention du public dans les années 1980 en raison de l’importance accordée à l’artificialité, plus grande que ce qui était jugé souhaitable ou même possible auparavant. L’une des idées fausses de l’époque prétendait que je faisais quelque chose de totalement différent en photographie. Bien sûr, mon travail était différent, mais je n’ai jamais cherché à critiquer la photographie « classique ». J’avais seulement l’impression que certaines dimensions de la technologie et du médium n’étaient pas explorées, telles que la couleur, l’échelle et le potentiel de développement d’un nouveau pictorialisme axé sur l’image plutôt que sur le sujet ou le contexte social. J’y percevais un espace pour la fabrication d’images et je considérais cette approche comme un élargissement du documentaire, et non pas en opposition à celui-ci.
Je n’ai jamais trouvé intéressant d’opposer une façon de faire de l’art à une autre, en supposant qu’une démarche soit intrinsèquement supérieure à une autre – ce type d’analyse me paraît toujours être une façon restrictive d’aborder une forme artistique. C’est pourquoi je n’ai jamais renoncé à faire du reportage quand ça me convenait. J’aime que mes images se fondent entre diverses catégories fondamentales de la photographie. Pour moi, le tableau forme la base de ce processus, il permet de troubler les anciennes règles photographiques et de conjuguer les possibilités liées à l’artifice et au reportage.