À l'horizon
Gilles Delalex et Yves Moreau de Studio Muoto offrent une relecture des archives d'Amancio Williams
La conversation suivante s’est tenue durant la résidence au CCA de Studio Muoto du 31 octobre au 5 novembre 2022. Leur lecture des archives d’Amancio Williams est présentée dans notre salle octogonale du 22 juin au 17 septembre 2023.
- GD
- Nous avons essayé de nous concentrer davantage sur les documents d’Amancio Williams que sur les projets tel qu’on les connaissait, c’est-à-dire, d’avoir un regard plutôt intuitif pour découvrir la représentation d’idées auxquelles on n’était pas préparés. Quand on a commencé nos recherches dans les projets de Williams, celui qui nous a le plus marqué, parce qu’il était certainement à la fois précurseur et manifeste, c’est le projet d’aéroport. C’est un projet qui est três documenté. On voit qu’il y a mis beaucoup d’énergie, et il arrive très tôt dans sa carrière. Puis, comme beaucoup de ses projets, il dure moins d’un an, mais sera repris plus tard.
- YM
- On voit qu’il y a une production graphique où il redessine ses propres dessins : il recommence, il rajoute une couche, il retravaille, et tout cela sur une très grande période.
- GD
- Oui, ce sont des projets qui évoluent dans le temps. L’aéroport touche à beaucoup de thèmes en même temps. On voit bien que dans ses arguments, il s’agissait d’un choix très réaliste et fonctionnel que d’installer l’aéroport sur la rivière parce qu’il y a très peu de fond. L’eau est facilement récupérable et cela n’empêche pas la ville ni l’aéroport lui-même de se développer. Donc cela part d’un regard plutôt d’ingénieur, mais il y a évidemment une certaine poésie dans sa proposition d’atterrir et de décoller depuis une rivière. C’est un ingénieur qui a un regard peut-être assez spirituel sur le paysage, des arguments explicites sur sa volonté de ne pas toucher la terre originelle ni le paysage pour les laisser comme une sorte de création magique, divine. Et c’était son argument pour expliquer pourquoi il était intéressant de surélever les bâtiments, de les maintenir hors de terre, de les poser sur des pilotis, puis de mettre l’aéroport au-dessus de l’eau. L’infrastructure n’est pas juste une chose fonctionnelle; c’est un vaisseau, un outil, un moyen de faire « avancer » la civilisation humaine.
- YM
- Sa formation d’ingénieur était vraiment un point de départ essentiel dans tous ses projets. Quand il décide de mettre l’aéroport sur des pilotis, c’est parce qu’il s’est rendu compte que les fonds marins n’étaient pas aptes, ou n’avaient pas la capacité à faire une île.
- GD
- Ce qui est intéressant c’est d’observer que le sujet du dessin est concentré sur des éléments structurels.
- YM
- Mais il y a aussi tout ce rapport au sol et au sous-sol. Parce dans son travail de coupe, qu’il s’agisse de ce projet ou d’autres, tous les éléments qui s’élèvent du sol demeurent tout de même ancrés dans le sol. Donc il y a ce travail de fondation, de coupe, de quelque chose qui émerge du sol et qui s’élève vers le ciel.
- GD
- Le rapport au sol était l’un de nos premiers points de réflexion, et plus largement son lien avec la géographie, le territoire, la ville. Nous nous sommes demandé quel était son regard. Clairement, son passé d’aviateur nous a amené à nous dire qu’il regardait le monde d’en haut, depuis son avion. Cette perspective lui a toujours donné un regard assez distant. Nous avons d’ailleurs retrouvé un certain nombre de photos prises depuis l’avion. Son travail entremêle sans aucun doute les deux regards, de haut en bas, et de bas en haut.
- YM
- Il avait également une fascination pour certains ouvrages d’art, comme les ponts. On fait donc l’analogie entre ses passions pour l’aviation et ces ouvrages d’art, avec les projets qu’il commence à dessiner dès 1945, donc très tôt dans sa carrière.
- GD
- On a remarqué que ses projets étaient extrêmement précurseurs. La coupe de l’aéroport se retrouve dans plusieurs projets, avec l’idée de soulever le sol, de recréer un horizon artificiel qui est un nouveau support pour ce qu’il nomme l’humanité. Aujourd’hui, on parlerait peut-être plus de communauté, mais je pense qu’à l’époque, cela s’adressait au monde entier. L’idée de refabriquer un sol pour se donner de nouvelles conditions, pour regarder le futur, pour regarder l’avenir, pour se projeter à nouveau, voir loin. On sent qu’il y a toujours beaucoup de distance dans son regard. Il avait un regard très précis sur la géographie, sur les notions de côte, de découpage, de limite entre la terre et l’eau.
- YM
- La ville fait d’ailleurs partie de la terre. Il ne fait pas la distinction entre ce qu’il appelle « la pampa », la ville puis la côte, qui devient alors une limite entre ce qui est terre et ce qui est mer.
- GD
- Le contexte géographique de l’Amérique du Sud a beaucoup marqué l’approche de Williams. Je ne pense pas que ses projets auraient pu exister en Europe parce qu’ils engagent des échelles de territoires très larges à chaque fois. Le paysage américain est présent dans tous les projets et l’horizon est une figure que l’on retrouve partout. Que ce soit une usine, un hôpital ou un aéroport, il y a toujours cette prédominance de l’horizon : celui de la terre originelle et le nouvel horizon que lui-même crée par-dessus pour s’en détacher. Nous comprenons que pour rentrer en dialogue avec le territoire existant, son approche était de ne pas se confondre avec lui, mais de s’en détacher. Il fallait créer de l’altérité et c’est cette altérité qui permettait de créer un dialogue, une position assez différente de celle qu’on retrouve aujourd’hui dans la pensée écologique.
- YM
- Ce qui est intéressant est qu’il a retranscrit cette horizontalité dans la taille des documents que l’on a découvert dans les archives du CCA. On déroule des coupes et des façades qui font trois, quatre mètres de long. Donc il y a vraiment une volonté de représenter cette horizontalité en grand, de passer du temps à les faire. Ces dessins doivent être importants dans sa démarche.
- GD
- En fait, ce qui est intéressant dans l’expérience de l’avion, du fait de voir la terre du dessus, c’est une certaine dimension écologique qui résonne quand même avec des questions qu’on retrouve aujourd’hui : faut-il atterrir ou décoller? Faut-il fusionner avec les éléments naturels ou prendre de la distance? J’ai le sentiment qu’il pose la question d’une certaine manière, même si on sent qu’il plaiderait plutôt pour l’idée de prendre de la distance. C’est notamment visible avec le dessin de la coupe de l’aéroport avec ses piliers et son étage intermédiaire comme suspendu : l’idée de ne pas toucher le sol, de s’en détacher, comme la pointe d’une danseuse de ballet.
- YM
- L’eau coule en-dessous, les bateaux circulent, il n’y a aucune interruption du flux maritime.
- GD
- Ce qui est intéressant c’est qu’à chaque fois, même dans les architectures qui suivront, elle est perçue comme un chemin. L’architecture mène quelque part. Quand il conçoit des bâtiments-ponts, c’est l’idée d’aller d’un lieu vers un autre, il y a une continuité qui est de l’ordre du cheminement, et non du contenant. L’architecture n’est pas faite pour mettre des choses dedans, mais elle est faite pour le mouvement, pour aller quelque part.
Je pense que Buenos Aires est un terrain d’expérimentation, mais qui porte une valeur universelle pour lui. On sent qu’il se donne pour mission d’apporter l’esprit moderne en Amérique du Sud à travers l’infrastructure. C’est en ça qu’il y a quelque chose d’assez spirituel dans son travail. Il prend comme point de départ une situation, une technique, et le projet le mène toujours ailleurs. Disons que la technique, ce n’est pas le but, c’est le moyen.
Il parle de technique noble et de liberté. En gros, la technique apporte la liberté. Il y a un autre projet fascinant : celui d’une église en forme de croix, située au même endroit que l’aéroport. Le visiteur rentre directement dans la croix de 200 mètres de haut, qui offre des vues incroyables. On retrouve un parallèle intéressant avec les vues de l’avion, car on y voit l’église d’en haut. Comme si on la contournait, comme si on était dans l’espace. C’est une architecture spirituelle, mais aussi une infrastructure de grande échelle, pour s’élever. C’est un édifice pensé avec un grand axe, comme celui de l’aéroport qui était horizontal, mais qui, dans ce cas-ci, est renversé; tout d’un coup, l’axe qui relie la terre à l’eau relie désormais l’eau au ciel. Il questionne ainsi notre rapport au monde céleste, en entremêlant deux mondes séparés, faisant coexister la modernité avec la pensée magique.
On en revient à son point de vue de pilote, qui est particulièrement distant et élevé, et sa volonté de partager ce regard. Il invite tout le monde à connaître la même expérience que lui et à voir la terre d’en-haut. - YM
- Sa fascination pour produire de grands documents est impressionnante. Il a notamment réalisé une coupe verticale extrêmement détaillée, de quasiment deux mètres de haut, révélant toute la technicité de son projet. Je pense qu’il les dessinait comme s’il voulait les construire, même s’ils ne l’ont finalement jamais été.
- GD
- Ces dessins ne sont pas du tout utopiques parce qu’ils ont vocation à être construits quand il les dessine. Ils sont faits pour prolonger le présent, et s’inscrivent dans son époque. Dans ses écrits, il parle quand même régulièrement de cette nécessité de chercher et de trouver l’esprit de son époque, d’essayer de le saisir. Ce sont des projets réalistes, mais qui ont simplement d’immenses ambitions.