Paysages éphémères
Lara Almarcegui en conversation avec Stefano Graziani et Bas Princen
Cette histoire orale a été filmée par Jonas Spriestersbach en octobre 2022 à Montréal. Elle fait partie du projet du CCA Les vies des documents—La photographie en tant que projet, une réflexion ouverte sur la façon dont les pratiques passées et contemporaines de création d’images servent d’outils critiques pour lire notre environnement bâti et concevoir le monde d’aujourd’hui.
- LA
- En arrivant dans une nouvelle ville, je repère les différentes zones vides ou abandonnées – les friches – qui pourraient m’aider à mieux comprendre les lieux. Je ne sais pas comment localiser ou identifier à l’avance les terrains en friche d’une ville. Je commence donc par me munir d’une bonne carte et je prends rendez-vous avec des responsables municipaux ou des spécialistes qui sont en mesure de me renseigner sur les différents secteurs de la région. Lorsque je visite un site, j’arrive avec des informations sur sa géographie, sa politique et son développement. Ensuite, j’adopte une approche esthétique.
Ici, à Montréal, nous avons déjà rencontré des responsables municipaux pour discuter de différents secteurs intéressants, soit une vingtaine de sites possibles pour mon projet. Certaines zones sont en attente de classification, tandis que d’autres sont sur le point d’être démolies ou en cours de développement. - BP
- La définition des friches diffère-t-elle d’une ville à l’autre?
- LA
- Je considère que la définition d’une friche est une question ouverte – elle peut varier grandement selon la ville ou le lieu. À Montréal, les citoyens revendiquent souvent des espaces privés comme étant des friches, ce qui n’est pas courant dans d’autres endroits. Étant donné que l’engagement et l’opinion civiques peuvent façonner cette définition, il me faut apprendre à connaître les enjeux qui lui sont propres, lieu par lieu.
À travers différentes villes, je m’intéresse aux sites dans lesquels le développement est sur le point de se produire et où un espace sera redéfini selon des critères de conception. Un grand nombre de mes travaux s’opposent aux politiques de construction ou aux aménagements paysagers. Tel était mon point de départ en tant que jeune artiste qui a vécu parmi la frénésie du développement immobilier en Espagne. J’étais curieuse de comprendre la structure indéterminée des terrains en friche. En regardant de plus près ces sites, on découvre les décisions et les intérêts divers qui motivent les projets de construction. Je n’ai pas de catégorie fixe pour les friches, elles s’adaptent à la géographie d’un site et à ses réglementations, ainsi qu’à la politique d’un lieu.
Guides to the Wastelands [Guides des friches]
Vie du projet
2006
Livre d’artiste : Guia de Terrenos Baldios de São Paulo. Guide to The Wastelands of São Paolo
Réalisé dans le cadre de la 27e Biennale de Sao Paulo : Como Viver Junto, Sao Paolo, Brésil
7 octobre – 17 décembre 2006
2007
Livre d’artiste : Guide to Al Khan: An Empty City in the Village of Sharjah
Réalisé dans le cadre de la 8e Biennale de Sharjah : Still Life. Art, Ecology, and the Politics of Change, Sharjah, ÉAU
4 avril – 4 juin 2007
2008
Livre d’artiste : Bilboko itsasadarreko ere muen gida.
Guide to the Wastelands Along the Bilbao River Estuary
Produit dans le cadre de l’exposition à la Sala Rekalde de Bilbao, Espagne
17 avril – 21 mai 2008
2009
Livre d’artiste : Guide to the Wastelands of the Lea Valley,
12 Empty Spaces Await the London Olympics
Produit dans le cadre de l’exposition Radical Nature à la Barbican Art Gallery, Londres, R-U
19 juin – 18 octobre 2009
2010
Livre d’artiste : Guide to the Wastelands of Flushing River, Queens, New York City
Commandé pour une exposition individuelle à la Ludlow 38 Gallery, New York, É-U
15 avril – 15 mai 2010
2011
Livre d’artiste : Guida alle aree abbandonate del fiume Tevere.
Guide to the Wastelands of the River Tevere
Produit dans le cadre d’une exposition à la Fondazione Pastificio Cerere, Rome, Italie
10 novembre 2011 – 7 janvier 2012
2012
Livre d’artiste : Vacant Buildings in the Hotel District, Beirut
Présenté lors de la Beirut Experience au Beirut Art Centre, Beyrouth, Liban
12 octobre – 19 novembre 2011
Présenté à la Villa Bernasconi, Lancy, Suisse
20 avril – 10 juin 2012
2013
Livre d’artiste : Guida di Sacca San Mattia, l’isola abbandonata di Murano, Venezia.
Guide to Sacca San Mattia, the Abandoned Island of Murano, Venice
Réalisé dans le cadre de la 55e Biennale de Venise : Le palais encyclopédique, Venise, Italie
1er juin – 24 novembre 2013
2017
Livre d’artiste : L’île de la Chèvre, un site à l’abandon dans la Vallée de la Chimie.
A Site in Chemical Valley in the Process of Being Abandoned
Réalisé dans le cadre de la 14e Biennale de Lyon : Mondes flottants, Lyon, France
20 septembre 2017 – 7 janvier 2018
2018
Livre d’artiste : Die Kiesgruben von Basel. The Gravel Pits of Basel
Produit dans le cadre d’Art Basel, Bâle, Suisse
11 juin – 17 juin 2018
2021
Livre d’artiste : Les friches Rio Tinto à L’Estaque, Marseille.
Des terrains en attente de développement. Land Awaiting Development
Présenté au FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur, Marseille, France
16 octobre 2021 – 16 janvier 2022
2023
Livre d’artiste : La carrière Francon / The Francon Quarry, Montréal
Produit dans le cadre de l’exposition Les vies des documents — La photographie en tant que projet au CCA, Montréal, Canada, et acquis pour la Collection CCA
2 mai 2023 – 3 mars 2024
- SG
- Votre travail consiste également à préserver la zone dans l’état où vous l’avez trouvée. Vous considérez-vous comme une militante contre l’aménagement du territoire?
- LA
- D’une certaine manière, il s’agit d’une action politique. D’autre part, mes projets portent sur l’inutilité. Le terrain en friche est vide. Il a peut-être une valeur économique, ou bien une entreprise a acquis la parcelle et envisage un projet, un aménagement ou une fonction pour celui-ci. L’état physique du site reste ouvert, libre.
- BP
- Quelle est l’œuvre selon vous?
- LA
- L’œuvre est le lieu. Il ne s’agit pas d’un concept, mais d’un lieu réel, existant. C’est une friche, préservée dans le cadre d’un projet qui peut être visité sans que les gens sachent qu’une artiste se trouve derrière tout cela. Je me contente de documenter les friches et de regarder.
J’essaye de préserver des terrains vagues en persuadant des promoteurs et des responsables politiques, mais lorsque j’échoue, je passe à un autre endroit. Dire qu’un lieu est important, inviter les gens à le découvrir, c’est aussi un geste de préservation, bien que moins durable que sa protection physique. Souvent, je choisis des terrains en friche qui sont sur le point d’être développés ou de disparaître. - SG
- Votre œuvre porte donc sur des paysages éphémères. Dans ce sens, c’est un travail très mélancolique.
- LA
- Oui, il y a un aspect très mélancolique, et en cela, ce n’est pas un projet militant.
- BP
- Considérez-vous la friche comme une ruine de la nature?
- LA
- Les terrains vagues et les ruines sont similaires dans la mesure où ils n’obéissent pas à un programme prédéterminé. Pour moi, une ruine désigne une architecture reprise par la nature. Je considère les ruines comme étant ancrées dans le passé et la mémoire, tandis que les friches sont beaucoup plus liées au présent et à l’avenir. Elles désignent un moment de vide et d’ouverture du possible.
- BP
- Et que se passe-t-il lorsque la friche devient art? – pParce qu’elle devient incontestablement une œuvre d’art à travers votre travail.?
- LA
- Ce fut un problème dans mes premiers projets, j’avais l’impression de concevoir trop de choses. Puis j’ai fréquenté d’autres architectes paysagistes qui travaillaient sur des friches et je me suis rendu compte que je donnais à ces espaces plus d’ampleur et d’une manière différente que les architectes paysagistes. Quand je dis que je ne fais rien, je n’interviens absolument pas.
- BP
- En tant que photographes, notre travail n’altère pas non plus le paysage.
- LA
- Quand je regarde des photographies, il me manque souvent un peu d’informations sur le paysage. Je suppose que cela déclenche un processus de recherche pour trouver des réponses sur un lieu. Que va-t-il lui arriver? C’est l’une des raisons pour réaliser des guides sur les friches. J’ai l’occasion de parler de contenu vide. Il est essentiel de donner une perspective sur le présent et l’avenir du site. Ce que je choisis d’écrire change aussi selon la ville et la friche. Lorsque l’on observe ces lieux de plus près, on découvre des problématiques complexes dont les gens ne discutent pas.
- BP
- La photographie documente ce que nous pouvons voir. Elle ne peut pas documenter l’échelle ou la sensation d’un paysage. Elle ne peut représenter que ce que nous voyons avec nos yeux. Comment abordez-vous la photographie dans votre travail?
- LA
- Il me faut photographier moi-même le terrain en friche. À travers mon travail, j’apprends à connaître en profondeur un lieu, et les photographies documentent ainsi ma vision. Mon approche photographique des friches adopte un point de vue considéré comme incorrect en matière de photographie : 80 pourcent de la composition se concentre sur le sol. Je parle de ce qui se trouve sur le sol et je documente l’exploration de mon regard à travers un paysage. J’ai alors besoin d’un texte d’accompagnement pour fournir un contexte à la photographie.
- SG
- Vous visitez ces lieux et prenez des photos et des documents, et vous organisez également des visites guidées des friches. Considérez-vous la photographie comme la documentation d’une performance?
- LA
- Dans les guides sur les terrains en friche, la photographie permet de documenter les lieux existants et de prendre connaissance des sites dans l’instant présent. Elle n’est pas performative ou le document d’une performance, et elle est différente de la documentation d’une œuvre d’art. C’est un instrument qui nous aide à réfléchir à l’endroit où nous sommes, ce qui me semble essentiel.