Une contredanse pour quatre couples
Frances Richard déstructure le Quadrille de Gordon Matta-Clark
En 1973, Gordon Matta-Clark rédige des notes et réalise des maquettes de mise en page pour un livre d’artiste intitulé Quadrille. Tenant plus de l’opuscule ou de l’in-folio que du livre à proprement parler, la publication jamais terminée — du moins dans la version en dépôt aux archives du CCA — ne comprend que deux pages, et présente quatre groupes de photographies et quatre phrases aux accents poétiques servant de légendes. Chacun des ensembles photographiques, groupés deux à deux, représente une coupe « anarchitecturale », extraite de deux projets plus importants.
Le premier est Bronx Floors (pluriel), une série de découpages illégaux dans des murs et des planchers d’immeubles résidentiels à New York, que Matta-Clark réalise en 1971 et 1972. Quadrille présente un découpage intitulé Threshole et un que Matta-Clark appelle Bronx Floor (singulier); dans d’autres contextes, cette pièce a pour nom Boston Road Floor Hole. Le second projet est A W-Hole House, premier traitement d’un bâtiment dans son intégralité réalisé par Matta-Clark. Il l’effectue plus tôt en 1973, sur un site qui lui est octroyé à Gènes, en Italie; Quadrille documente ses deux parties, Rooftop Atrium et Datum Cut. Chaque série d’images en noir et blanc comprend des plans d’ambiance extérieurs et intérieurs, des plans avec et sans personnages, ainsi que des ensembles de plans/contre-plans où un découpage donné est vu sous de multiples angles.
Matta-Clark, bien qu’au début de sa carrière, a déjà compris que des photographies isolées ne peuvent rendre compte pleinement de ce qu’il appelle ses « destructions » de bâtiments, avec leurs points de vue kaléidoscopiques, leurs allusions ironiques aux ordres architecturaux et le défi kinesthésique lancé aux visiteurs. Ainsi que le suggère la syntaxe visuelle de Quadrille, il se sert du film comme moyen d’immortaliser des performances, et en 1974, avec Splitting, il commence à filmer ses découpages en cours de réalisation. Ces films, toutefois, ne sont pas comparatifs. Quadrille constitue une rare œuvre documentaire dans laquelle Matta-Clark réunit deux projets de découpage. Quadrille est également remarquable pour la place centrale qu’elle donne aux mots de Matta-Clark. Les calembours sont au centre de son jeu sur le langage; ainsi Threshole, où il ouvre un seuil comme une trappe sur le trou qui se forme par conséquent; ou A W-Hole House, où la « complétude » comprend un trait d’union, créant un vide lexical. Dans Quadrille, ces trous verbaux/spatiaux riment. « Quadrille » est en elle-même un jeu de mots à plusieurs strates. Outre la référence à la formule quatre (images) x quatre (découpages) x quatre (phrase), un quadrille est une contredanse pour quatre couples (Matta-Clark a déjà comparé un bâtiment découpé à un partenaire de danse); le papier quadrillé, ou papier réglé, sert pour l’élaboration de diagrammes (une blague d’initié pour l’architecte).
Des traits d’esprit compressés comme celui-ci sont omniprésents dans les titres de Matta-Clark, mais les légendes-phrases de Quadrille intensifient l’interrelation matériaux/linguistique. Les quatre prases de Matta-Clark constituent un mini-récit sur l’introduction par effraction :
A) THE SUSPENSE OF CUTTING RIGID PARTS FREE OF THE WHOLE [le suspense de découper et d’ôter des parties rigides de l’ensemble]; B) OPENING UP VIEWS THROUGH THE UNVISIBLE [ouvrir des vues à travers le non- visible]; C) DESTRUCTURAL PUNCTUATION CENTERING ON CRITICAL POINTS OF STRESS [ponctuation destructurelle centrée sur les points de contrainte critiques] ; D) THE WHOLE HOUSE WORKS TO RECEIVE ITS INTRUDER [la maison tout entière travaille à accueillir son intrus].
Découpage, ouverture et centrage, la maison devient théâtre. Le suspense est dramatique mais bien réel, alors que des morceaux de lattes ou de maçonnerie sont hissés sur un palan. Strictement géométriques et architectoniquement libres, les vues qui en résultent révèlent le « non-visible ». Contrainte et ponctuation se lisent maintenant comme propriétés langagières, comme faits d’ingénierie. La maison travaille, elle assume sa tâche et est fonctionnelle pour recevoir « son » intrus, son partenaire de crime. Ensemble, ils « déstructurent » la complétude en quelque chose de nouveau.
Frances Richard, chercheure en résidence 2009-2010, a récemment publié ses recherches entreprises au CCA dans Places Journal et dans son livre, Gordon Matta-Clark : Physical Poetics.