Donner vie aux projets
Une sélection de lettres d’Amancio Williams, introduites par Claudia Shmidt
Les lettres d’Amancio Williams font partie de son projet architectural, et suivre le cours de sa correspondance permet de comprendre son principal dilemme : donner vie à ce projet.
Dès le début de sa trajectoire comme architecte (il a obtenu son diplôme en 1941 à l’université de Buenos Aires), il a tissé un réseau international de contacts avec deux objectifs : présenter ses projets et tenter de les faire construire. Alors qu’il se concentrait sur la diffusion massive de ses conceptions architecturales dans des journaux et des magazines afin de gagner en notoriété et en soutien politique, il demandait à ses collègues, dans les lettres qu’il leur adressait, de lui assurer un financement, avec la justification résolue de la réalisation de ses théories.
Williams était convaincu que l’architecture devait contribuer à transformer la culture urbaine et conduire l’humanité vers un nouveau mode de vie : écologique, durable et en harmonie avec la nature. En tant que moderniste, sa conviction que le pouvoir politique et économique a le devoir de construire un monde meilleur pour l’ensemble de l’humanité le tient en haleine. Et une certaine confiance naïve dans ses rapports avec ses collègues architectes l’a systématiquement déçu.
Buenos Aires, le 18 février 1948
M. Jean Prouvé
Nancy
Cher ami:
Je me souviens toujours avec beaucoup de sympathie de vous et de toute votre famille, qui me rappelait, en Europe, les nôtres, et de l’agréable journée que j’ai passé à Nancy. J’espère pouvoir vous envoyer bientôt des aliments, car j’ai obtenu l’autorisation de le faire de façon autrement simple et rapide que par colis.
J’attends toujours les deux calculs de prix que vous deviez me faire, grosso modo, l’un pour l’édifice à structure suspendue, l’autre pour le logis. La réalisation du premier, une fois établi (à peu près) le coût, deviendrait plus facile. Elle pourrait être immédiatement négociée. Quant au logis, si le coût est raisonnable pour ici et sa construction et son envoi sûrs, je vous en ferai la commande.
Je viens de recevoir une lettre datée du 11 janvier de M. Marcel Spire, qui se dit votre ami, où il me propose d’installer en Argentine des ateliers travaillant comme licenciés de la Société de Nancy. Je voudrais connaître votre opinion sur ce monsieur. L’idée est très bonne. Je trouve très convénient d’installer dans notre pays des ateliers pouvant offrir des œuvres de haute qualité, construites presque entièrement en métal, pour être montées et vendues à l’État ou à des particuliers.
En matière de construction, il y a ici une demande fabuleuse, qui s’ajoute à un très grand manque de matériel et de main d’œuvre qui en sont la conséquence, et une industrie de la construction pas assez organisée pour faire face à des problèmes modernes. À leur tour, les institutions privées ou nationales ne se trouvent pas non plus en condition ni de préparer les plans ni de coordonner l’action pour arriver à leur réalisation. À cause de cela, une société qui peut projeter, construire et monter quelques types différents d’œuvres, pourrait faire de grosses affaires.
On pourrait peut-être arriver à obtenir l’appui du gouvernement argentin pour former une société mixte entre le gouvernement et des intérêts privés. Il conviendrait que les capitaux privées fussent apportés de la France. Sans doute on trouverait aussi des capitaux argentins, mais je ne pourrais pas aider en ce sens, car je suis très peu lié à des capitalistes, et d’ailleurs trop occupé. Mais je pourrais beaucoup aider à la formation d’une société comme la proposée et aussi travailler à obtenir l’appui de l’État.
Le ministère de Santé publique, dont j’ai été le conseiller, serait un client immédiat. En principe, on m’a commandé l’étude pour résoudre, apr des procédés constructifs de notre époque, une grande quantité d’unités hospitalières de 50 à 100 lits. Je compte envisager une partie d’entre elles en béton armé et une autre en construction métallique. Dans le cas d’une installation rapides des ateliers en question, ceux-ci pourraient être à la base de ces constructions.
Il serait indispensable d’apporter de la France, en outre des capitaux, les machines, des techniciens capables et honnêtes et quelques ouvrier spécialisés.
Les prix de la construction courante haussent chaque jour. On peut calculer maintenant $400 le m2 pour des constructions sans qualité et $600 pour des meilleures.
Si l’affaire d’installer ces ateliers vous intéresse, faites-en un plan et communiquez-le moi.
Je vous prie de bien saluer M. Spire de ma part et de lui communiquer cette lettre, qui est la réponse à la sienne. Je suis à sa disposition pour tout ce dont il voudra bien me charger.
Mes souvenirs [salutations] à votre charmante famille. Très amicalement,
A W
Architect Richard Neutra
2300 Silverlake Boulevard
Los Angeles, California
4 octobre 1954
Cher M. Neutra:
Il y a longtemps que je voulais vous écrire, mais je ne voulais pas vous déranger. Personnellement, j’ai non seulement une grande estime pour vous mais aussi une grande admiration pour votre travail, et bien que nous ne nous soyons vus que quelques heures dans notre vie, je crois que vous aussi vous avez de l’estime pour moi. Des choses non dites mais ressenties me le font croire.
J’espère vous voir lors d’un voyage aux États-Unis que j’envisage de faire un jour. Je pourrais alors vous voir calmement et vous demander conseil sur beaucoup de choses, car vous êtes l’une des rares personnes à pouvoir en donner un bon grâce à sa sagesse et à son expérience. Je me trouve en train de faire un effort énorme de la manière que je sais être la bonne, et jusqu’à présent j’ai une situation terriblement difficile dans mon pays, où je n’ai pratiquement rien pu construire.
En attendant de vous rencontrer, je voudrais vous demander un conseil à propos de ma Salle de spectacle visuel et sonore dans l’espace, que vous connaissez déjà, je pense, et qui n’est pas seulement une création architecturale, mais une découverte en matière d’acoustique, une solution totale et définitive aux problèmes d’acoustique dans une salle fermée.
Buenos Aires a aujourd’hui la possibilité de construire une grande salle de concert. Il y a un grand besoin, et ma salle le comblerait complètement. Des revues et des magazines mènent une campagne de presse pour soutenir mon travail, les autorités argentines se sont montrées intéressées et j’ai un léger espoir de voir l’œuvre réalisée. Mais la lutte ne fait que commencer et j’ai besoin de tous les soutiens possibles pour gagner.
En Argentine, le soutien étranger compte beaucoup. Je vous demande donc votre avis sur les points suivants qui s’y rapportent.
1– Existe-t-il aux Etats-Unis ou en Europe une institution de grande importante à laquelle je pourrais présenter ma salle de concert pour qu’elle l’étudie? Je sais qu’autrefois, les gens communiquaient leurs travaux de recherche et leurs résultats à des institutions comme la Sorbonne, l’Institut français ou autres. Est-ce possible aujourd’hui? Faut-il une recommandation pour cela? (Mon travail en acoustique est principalement une découverte, basée sur la recherche scientifique).
2– Considérez-vous possible la construction de ma salle de concert aux Etats-Unis ou dans tout autre pays étranger? Il y a quelque temps, j’ai consulté à ce sujet une institution américaine qui m’a répondu que la seule chance d’y parvenir était d’y intéresser M. Nelson Rockefeller. Je m’interroge à ce sujet. Qu’en pensez-vous ?
3– Ma salle de concert a été publiée dans des journaux et revues du monde entier, mais bien sûr dans des revues d’architecture, d’art ou de technique. J’ai maintenant besoin, et c’est plus utile pour le moment, qu’elle soit publiée dans des journaux et magazines populaires, largement diffusés. Y a-t-il une possibilité de le faire aux États-Unis? Comment faire pour l’obtenir?
4– Tout soutien étranger serait d’une grande aide. Quel pourrait être ce soutien selon vous? Quel type de soutien individuel pourriez-vous m’apporter dans le cas où vous seriez en mesure et désireux de le faire?
5– En conséquence du dernier point, toute nouvelle concernant ma salle et venant de l’étranger serait très utile si elle était publiée dans les journaux argentins. Le fait que mon travail soit présenté à une institution, qu’il soit examiné par une commission municipale ou qu’il soit commenté par des personnes importantes, fournirait suffisamment de matériel pour quelques lignes d’information. Pouvez-vous me suggérer un moyen d’obtenir ces informations?
Je suis vraiment désolé de vous importuner avec toutes ces questions. Je le fais parce que la construction de ma salle de concert signifierait une victoire de l’architecture moderne et je suis convaincu que vous serez prêt à m’aider à la remporter. Veuillez me pardonner de vous avoir dérangé. Je vous remercierai toujours pour tout ce que vous ferez pour mon travail.
Très cordialement,
A W
M. Max Bill
Hochschule für Gestaltung
Bahnhofstrasse 1. Ulm
4 octobre 1954
Cher Max Bill :
Je vous écris pour vous demander conseil au sujet de plusieurs problèmes en rapport à une possible construction de ma “Salle de concerts et de spectacles plastiques”.
Nous nous trouvons en face de la seule chance de réaliser ce projet. La presse argentine est en train de mener une intense campagne de diffusion de cette œuvre et les autorités ont été intéressées.
Il est très important d’obtenir autant d’appui qu’il sera possible. L’appui étranger sous n’importe quelle forme peut être décisif.
Je vous dérange donc pour vous prier de répondre aux questions qui suivent, de manière à m’orienter vers la meilleure manière d’agir pour imposer mon œuvre.
1– Est-ce que vous connaissez, en France ou ailleurs, une institution de grande importance, à laquelle mes travaux sur acoustique puissent être présentés ou communiqués? Je crois que cela se faisait autrefois à la Sorbonne ou à l’Institut, est-ce que cela se fait encore? Est-il nécessaire, pour cela, d’avoir des influences? Je vous rappelle, en rapport à cette présentation, que cette salle de concerts signifie une découverte et pas seulement une création artistique.
2– Considérez-vous possible la réalisation de ma salle en France ou ailleurs? Il y a quelque temps je consultais là-dessus la Fondation S. Guggenheim: on me répondit que la seule chance était d’intéresser M. Nelson Rockefeller. Cela me semble peu vraisemblable. Qu’en dites-vous?
3– Cette salle a été publiée dans des revues et des livres spécialisés de tout le monde. Mais je crois plus efficaces, en ce moment, les journaux et revues non spécialisés, de grande diffusion. Quelles possibilités existent-elles quant à cela? Que me conseillez-vous pour obtenir des publications de ce genre en France ou ailleurs?
4– L’appui étranger peut être un fort atout dans mon jeu. Quel pourrait être cet appui, à votre idée? Quel appui individuel pourriez-vous me donner dans le cas de pouvoir et bien vouloir le faire?
5– Conséquemment au point qui précède, des nouvelles venant de l’étranger publiées dans des journaux argentins seraient fort efficaces. N’importe quelle petite note qui annonçât que ma salle avait intéressé telle institution, ou avait été présentée à telle autre, en fait, quoi que ce fut qui put fournir l’occasion d’une courte publication. Comment puis-je arriver a obtenir cela?
Je vous estime énormément pour votre œuvre et je crois aussi que votre expérience à la lutte peut beaucoup aider à la victoire du mouvement moderne. C’est là ma seule excuse pour vous déranger.
Je profite de cette occasion pour vous saluer très amicalement ainsi que Tomás Maldonado et sa femme.
Je vous souhaite à tous la plus grande réussite à Ulm.
Bien à vous
A W
M. Arch. Oscar Niemeyer
N.O.V.A.C.A.P.
Brasilia
Brésil
Cher ami,
Je suis rentré à Buenos Aires émerveillé et enthousiasmé par ton pays, Brasilia, et par la qualité de ton travail. Le voyage au Brésil m’a fait beaucoup de bien et a été pour moi comme une injection de vitamines. Il est évident que la vie y a un “tempo” de modernité. Le Brésil a un symptôme de sagesse, en tant que nation : le respect des grandes œuvres du passé et le soutien de ses créateurs et de leurs nouvelles œuvres.
J’ai beaucoup aimé ton travail. Le palais de l’Alborada est plein de beauté, de raffinement et de charme. Dès que les photos couleur que j’ai laissées à développer à Rio arriveront, je ferai des articles sur Brasilia.
Le jour de mon arrivée à Buenos Aires, Cecilio Morales, le numéro 2 de l’OEA, un brillant économiste moderne, un vieil ami et, pendant de nombreuses années, un conseiller économique dans mes études de planification, est également arrivé pour un voyage en Amérique du Sud. J’ai pu parler assez longuement avec lui du sujet qui nous préoccupe et dont nous avons discuté, toi et moi, à Rio en 1956 et maintenant lors de mon récent voyage : « la nécessité d’une organisation pour protéger la création d’œuvres nouvelles ». Morales a des idées claires à ce sujet et au cours des trois conversations nous avons pu apprécier certains points que je vais détailler ci-dessous et qui sont en fait le fruit de ce qui a été discuté entre nous trois :
1– Cette organisation devrait être panaméricaine, les pays d’Amérique latine ayant le même statut et la même influence que ceux d’Amérique du Nord. Des dispositions doivent être prises pour permettre au potentiel imaginatif et créatif de l’Amérique latine de se manifester.
Il n’est pas souhaitable que cette organisation ait un caractère mondial en raison de la dispersion qu’elle entraînerait.
2– Cette organisation doit avoir pour but de protéger la création d’œuvres nouvelles, et pour cela il est important qu’elle ne soit pas une société de plus où l’on pose des problèmes abstraits ou où l’on élabore des théories. Ce ne doit pas être un type d’O.N.U. ou d’O.E.A., ni un C.I.A.M. de plus. Il doit s’agir d’une société capable de mettre en mouvement de nouvelles créations. Cette société devra avoir les moyens de pouvoir réaliser des exemples remarquables, de grandes œuvres exemplaires qui serviront d’expérience et de laboratoire pour notre nouvelle époque et où les grandes découvertes et les nouvelles idées pourront être mises en pratique. Cette société devra rendre possible les « Tests » dont nous avons besoin aujourd’hui pour la vie humaine et pour le développement pacifique de l’humanité, et elle devra combler le vide qui se fait sentir dans cette seconde moitié du XXe siècle, époque à laquelle on arrive avec beaucoup de théorie et sans l’expérience du travail accompli et de la pratique de cette théorie. De même qu’en ce moment l’humanité consacre des sommes et des efforts fabuleux à des « essais » de fusées et que cela est fait principalement à des fins guerrières par les pays qui détiennent aujourd’hui la puissance, il est logique d’admettre que l’Amérique devrait s’unir pour faire un effort équivalent afin d’apporter l’harmonie, le bien-être et la beauté à l’humanité. Je note ici que Le Corbusier, dont l’opinion est si influente, est l’un de ceux qui prônent la nécessité de l’exemple, et je note aussi que Brasilia a le caractère d’un effort remarquable.
3– Cette organisation devra prendre la forme d’une grande banque, ou du moins elle aura en son sein une grande banque qui pourra mettre en mouvement et financer ou permettre d’amorcer le financement de ces travaux dont nos pays américains ont tant besoin. Nous croyons fermement que c’est le seul moyen pour ces pays d’atteindre un véritable stade de développement par des travaux propres, exempts de spéculation, d’affairisme et de déformation.
4– Une telle organisation peut mettre l’Amérique sur la bonne voie et surtout être l’étincelle qui sortira les pays d’Amérique latine de leur stagnation et de leurs difficultés.
Morales s’est envolé le 11 octobre pour Rio, où il avait l’intention de rester une semaine. Il avait l’intention de te voir et je ne sais pas s’il l’a fait. Si tu veux lui écrire, son adresse est la suivante :
Dr. Cecilio Morales
Organisation des États américains
Washington D.C.
U.S.A.
Tu peux aussi m’écrire. Qu’en penses-tu de tout cela?
Avant de partir, Morales a déjeuné chez lui avec le chargé d’affaires brésilien et trois autres fonctionnaires de l’ambassade et nous leur avons présenté l’idée, qu’ils ont jugée bonne. Fragoso, l’ambassadeur brésilien, est revenu récemment à Buenos Aires, il m’a invité à déjeuner avec lui et nous avons parlé de cette idée, qui est proche de l’opération panaméricaine.
Quant à l’ambassade d’Argentine à Brasilia, j’ai réussi à empêcher les fonctionnaires du ministère des travaux publics d’intervenir et, pour le moment, de la planifier eux mêmes. Itamaratí a fait des démarches pour que je la construise et Fragoso a fait des démarches similaires auprès du ministère des Affaires étrangères.
Je crois que le facteur décisif serait une demande formelle, par écrit, des architectes qui ont créé Brasilia, au gouvernement argentin, demandant que, pour préserver la qualité de leur travail, l’ambassade argentine soit construite par l’architecte argentin qui a le plus d’affinités avec elle. Ta signature suffirait, mais celle de Lúcio Costa serait également souhaitable et efficace.
En vous demandant cela, je ne le fais pas pour mon seul intérêt personnel, mais pour le bien de Brasilia, de mon pays et du mouvement moderne.
Je te serai très reconnaissant de ton action.
Amitiés
M. Prof. Kenneth Frampton
c/o Institute of architecture and urban studies
8 West 40th Street
New York, New York 10018
États-Unis
Buenos Aires, 21 juin 1979
Cher M. Frampton :
Reginald Malcolmson m’a beaucoup écrit sur vous, votre enthousiasme et votre idée d’aide à mon travail. C’est pourquoi je vous écris comme à un ami.
Le 2 juin 1979, je vous ai envoyé par avion une enveloppe contenant 7 Días, Clarín, Convicción et le magazine Arquitectura publié par l’association des architectes de l’Uruguay. Aujourd’hui, je joins La Nación du 6 juin 1979, qui est le meilleur article sur les “Dessins visionnaires d’architecture et de planification”. La Nación a respecté mon texte, c’est un journal comme Clarín de l’ordre de 600 000 exemplaires quotidiens.
Je travaille dur sur “La ville dont l’humanité a besoin”, thème qui fait référence à l’habitat humain et à la nécessité d’un changement rapide. Jusqu’à la fin de 1978, je considère que plus de 10 millions d’exemplaires avaient été publiés en Uruguay et en Argentine sur ce thème. Conséquence : le public commence à être informé de la nécessité de ce changement.
J’ai besoin d’aide, Frampton. Pourquoi ne pas prendre contact avec Reginald Malcolmson et George Collins à ce sujet? J’aimerais également commencer à publier des articles à ce sujet dans des journaux et des magazines aux États-Unis.
Mes sincères salutations,
AW
Cet article est publié dans le cadre de Sans nostalgie : Amancio Williams revu par Claudia Shmidt. La petite introduction est extraite de la conférence de Claudia Shmidt lors du vernissage de l’exposition.