Archives exhaustives sans faille

Marianne Mueller sur les index, le catalogage et la poétique visuelle des comparaisons inattendues

Cet essai visuel fait partie d’une série mettant en lumière les commandes et les conversations générées par l’exposition Les vies des documents - La photographie en tant que projet. Les commissaires Stefano Graziani et Bas Princen ont demandé à Marianne Mueller de revisiter ses vastes archives et d’ajouter un nouveau chapitre, STONES, à son projet STAIRS ETC. Quelques images de ses archives sont reproduites ici, accompagnées de ses réflexions sur la collecte d’images et de titres, la sérialité et les rencontres photographiques avec le monde.

Des index de l’archive de Marianne Mueller. Photographie par Mathieu Gagnon © CCA

J’ai toujours aimé collectionner des titres potentiels, des fragments de chansons, de poèmes, de publicités, de manuels. Je suis particulièrement sensible à la sonorité ou à l’apparence des mots, que j’écris sur de petites notes avant de les archiver dans une boîte dans mon atelier, en tant que futurs titres potentiels. Étant donné que je ne décide d’un titre qu’une fois l’œuvre terminée, j’en ai accumulé beaucoup d’excellents qui attendent leur tour. On pourrait donc dire que je suis davantage tournée vers la découverte et la collecte d’images et d’idées que vers l’indexation.

Cependant, l’indexation et l’archivage sont nécessaires afin d’obtenir ou de conserver une vue d’ensemble de mon travail, qui résulte à 90% de mes rencontres avec le monde. Ma pratique est similaire à un courant de conscience, un engagement constant avec le monde sans finalité déterminée. À partir de la vaste collection d’images obtenue, les index deviennent indispensables lorsque je travaille sur un projet spécifique; j’y cherche parfois un motif particulier et je me rends compte qu’il me manque quelque chose, une chose qui ne fait pas encore partie de mes archives existantes. Par exemple, je travaille actuellement sur un livre consacré aux pierres. Je me suis aperçue que j’avais beaucoup d’images de la région de l’Himalaya et du Japon, mais pratiquement aucune de Suisse. J’ai donc commencé à faire des recherches sur les décorations de jardin et à me promener dans des lotissements récemment construits et des carrefours pour « compléter » ma sélection d’images.

Ma manière de regarder avec mon appareil photo ne vise pas à produire un inventaire encyclopédique du monde. Je m’enliserais désespérément dans cet objectif, je suis donc bien plus intéressée par les notions de narration visuelle, de comparaison et de curiosité. Je m’intéresse aux moments de ressemblance inhabituelle, aux similitudes inattendues que l’on peut déceler au fil du temps, entre des contextes culturels et des espaces divers. Je ne crois pas que l’expérience du monde puisse être organisée en séries.

Stefano Graziani, Photograph du projet de Marianne Mueller STAIRS ETC (2014), 2023. © Stefano Graziani

Lorsque je travaille sur un projet, je sélectionne des images ou des tirages uniques dans mes archives analogiques, organises chronologiquement par enveloppes contenant tous les tirages d’une même pellicule, agrafés ensemble et classés dans de grandes boîtes. Bien que The Seamless Archive of Everything soit un titre trop vague pour un livre, je trouve que cette expression décrit parfaitement ce que l’on peut trouver dans les boîtes et les enveloppes de mes archives : un amalgame de surplus, de flous, de hasards et de souvenirs. Mes livres naissent de ces « archives exhaustives sans faille », qui rassemblent tous les livres ou essais visuels qui résultent et résulteront de mes archives.

Mes livres se matérialisent sous différentes formes, mais partagent tous des caractéristiques communes en termes de logique associative et d’histoire non linéaire, à la manière de la bande sonore d’un film. Ils rassemblent des significations entre les images. Une photographie isolée ne m’intéresse pas, mais plutôt la tension qui existe entre plusieurs d’entre elles. D’une part, je cherche à combiner des images avec des motifs variés qui s’apparentent à des analogies visuelles. Dans d’autres cas, je compare des motifs identiques, comme des jambes dans mon livre Leg, ou des escaliers, des piliers, des colonnes dans STAIRS ETC. Ces comparaisons ou paires peuvent être décrites comme « identiques, mais différentes », d’où le titre original de STAIRS ETC, (Actual Likeness [similitudes réelles].

Ma façon de travailler pourrait être qualifiée de projet de vie dans le sens où elle ne me survivra pas : l’ensemble des archives, des milliers de petits tirages conservés dans des enveloppes et des boîtes, vont être jetés une fois que je ne serai plus là pour en faire quelque chose. Peut-être que cela arrivera lorsque j’aurais achevé le livre sur lequel je travaille actuellement. On verra si quelque chose de nouveau se présente, mais comme je ne suis pas intéressée par l’exhaustivité, je ne travaille pas selon un plan défini. Je fonctionne surtout par curiosité, et non pour atteindre un objectif précis. En vieillissant, mes archives prennent de l’ampleur et il est de plus en plus fastidieux de les parcourir.

Marianne Mueller, STONES (2023). Photographie par Mathieu Gagnon © CCA

Selon moi, le concept de « nature » est artificiel. Il m’est impossible de traduire la nature, quelle qu’elle soit, d’une manière qui lui rende justice. Alors, bien sûr, je pourrais utiliser mes méthodes habituelles de combinaison et de comparaison, mais je tomberais vite dans un exercice formel et ennuyeux. J’ai essayé avec des photographies d’arbres : on peut les organiser selon une longue chaîne de références, mais le résultat ressemble toujours à un catalogue de plantes, un document utile plutôt qu’à un voyage visuel qui stimule l’esprit. Par ailleurs, je ne souhaite pas aborder des sujets tels que le changement climatique ou la domination de l’humain sur l’environnement par le biais d’images « naturelles », même si ces sujets m’intéressent personnellement. Je préfère aborder ce que je trouve sans l’imposer dans une sorte d’ordre idéologique ou symbolique. Mes photographies sont le fruit de l’observation, de la narration visuelle et de la poésie.

Mon intérêt pour les pierres n’est donc pas lié à la « nature ». Je les trouve fascinantes, ce sont des sculptures en soi ; elles se fragmentent du grand au petit et existaient bien avant que l’être humain ne fabrique des objets. J’ai commencé à examiner la façon dont les pierres sont utilisées à des fins particulières qui ne font pas référence à des concepts naturels et j’ai trouvé beaucoup de choses pertinentes dans mes archives : des pierres peintes, des blocs erratiques, du mobilier urbain, des brise-vues de jardin, des pierres de dévotion, des pierres placées sur des chantiers de construction, des pierres décoratives ou encore des pierres qui font l’objet d’échanges internationaux.

Mon regard photographique s’apparente plus à une danse contact avec les fragments du monde que je rencontre. J’embrasse ce que je trouve plutôt que d’essayer de faire adhérer mes découvertes à une structure quelconque.

Bas Princen, Photographie du projet de Marianne Mueller STONES (2023), 2023. © Bas Princen

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