Projets et propos
Une discussion entre Toyo Ito, Makoto Ueda, Koji Ichikawa, Maki Onishi et Yuki Hyakuda
Le 5 juin 2023, à l’agence de Toyo Ito à Tokyo, Makoto Ueda, Koji Ichikawa (animateur), Maki Onishi et Yuki Hyakuda (o+h) se sont réunis avec Toyo Ito pour réfléchir aux projets qu’ils ont examinés. Cette conversation a eu lieu après les trois lectures d’une sélection d’objets des archives.
- KI
- Pouvez-vous commencer par nous raconter ce qui vous a amené à donner vos archives au CCA?
- TI
- J’ai visité le CCA il y a de nombreuses années pour l’un des événements « Any » et j’ai été frappé par la nature exceptionnelle de cette institution. Les Archives nationales d’architecture moderne au Japon manquent d’espace pour entreposer les maquettes, et donc, quand on y fait don de matériel, il est dispersé. Cela me dérange. J’en ai parlé avec tout le monde à mon agence et nous en sommes venus à la conclusion que donner les archives au CCA était la meilleure solution dans une perspective d’accès futur pour le public, de disponibilité pour prêts, etc. Le don actuel porte sur du matériel des années 1970 et 1980, mais j’aimerais tôt ou tard élargir la donation à l’ensemble, jusqu’à nos travaux les plus récents.
- KI
- À cette occasion, nous avons tous examiné du matériel, essentiellement sous forme papier, lié à diverses œuvres dans les archives, et je voudrais avoir les commentaires des uns et des autres à ce sujet.
- MO(o+h)
- Nous [o+h] nous sommes intéressés aux dessins pour la Maison à Koganei (1979), dont nous avons eu la chance de nous voir confier la restauration.
- YH(o+h)
- Le plan d’ensemble paraît extrêmement fonctionnel, mais, une fois sur place, vous plongez dans une expérience séquentielle qui commence dès que vous ouvrez la porte d’entrée, et impossible de dire, juste en regardant les dessins tels que construits, comment Ito-san est parvenu à cela. Nous avons appris que quand la progression de cette expérience était un aspect central de l’architecture, il concevait des plans et élévations pour l’étudier.
- MO(o+h)
- Plusieurs des éléments dans l’ossature en acier – rampes d’escalier, mobilier – sont mis en relief par la peinture. Cela m’a donné l’impression que la maison comportait déjà des composantes qui créent un flux d’espaces temporaires, dans l’esprit de sa Hutte d’argent (1984) et de « Pao : un abri pour femmes nomades de Tokyo » (1986).
- YH(o+h)
- Je crois qu’il est significatif que ces structures en charpente métallique aient été conçues au tout début de la carrière d’Ito-san. Une ossature d’acier où tous les éléments, de la charpente à la sous-couche, sont indépendants les uns des autres, offre un champ de possibilités pour une approche de l’architecture en tant qu’assemblage pragmatique d’objets distincts. Une telle approche constitue une véritable démarche philosophique pour questionner le moyen d’ouvrir son concept à un dialogue avec la société, ainsi qu’une tentative pratique de créer un cheminement architectural à travers les rapports que peuvent entretenir des éléments séparés nécessaires à différentes fonctions. Je pense que c’est la raison pour laquelle Ito-san a adopté un style dans lequel l’idée de flux elle-même ne prend pas une forme en particulier, notion qu’il a raffinée dans des projets allant de la Hutte d’argent au musée municipal de Yatsushiro (1971).
- KI
- Ito-san, je crois que beaucoup voient dans votre travail, du moins superficiellement, une transition considérable entre le style introverti d’un auteur et un autre, plus extraverti, engagé socialement. Mais tout comme la mention plus tôt d’« expérience séquentielle » me rappelle la White U (1976), et que l’idée de « caractère temporaire » m’évoque la Hutte d’argent, il semble réellement exister une forme de fil conducteur qui traverse tout votre travail. Diriez-vous que la Maison à Koganei s’inscrivait dans ce continuum, ou s’agissait-il d’un genre de variation, une exploration dans une nouvelle direction?
- TI
- C’était, je crois, une période très compliquée pour moi. J’ai dessiné la maison à Chuo-Rinkan (1979) à peu près à la même époque, alors, tandis que je concevais quelque chose d’assez ornemental d’un côté, ici j’utilisais ce qui n’était pratiquement rien de plus qu’une simple charpente d’acier. Je crois que j’hésitais entre les deux approches, à ce moment. Avec la Maison à Koganei, je voulais bâtir la structure la plus économique possible, avec le moins de composantes. D’une certaine façon, il est beaucoup plus difficile de construire avec une ossature métallique qu’avec du béton, parce que les détails de celle-ci apparaissent d’eux-mêmes, comme l’a indiqué Hyakuda-san. Je voulais voir ce que je pourrais faire avec ça.
- KI
- Comme rédacteur en chef [d’un journal d’architecture], Ueda-san, vous avez pu voir l’évolution des créations d’Ito-san et les rapporter dans les médias. Qu’est-ce qui vous vient à l’esprit maintenant que vous avez pu voir directement le matériel de ses œuvres passées?
- MU
- C’était un temps où personne ne semblait dégager de vision d’ensemble. Quand j’ai vu le matériel sur la Maison d’aluminium (URBOT-001, 1971), l’un de ses premiers projets, mon impression a été qu’Ito-san appuyait sa méthodologie sur une réflexion profonde – méticuleuse, mais aussi audacieuse. La structure est une maison de ferme de style vernaculaire, mais également un exemple d’hypergraphisme. Il est étonnant de constater à quel point il lisait, et réagissait avec sensibilité, à propos des tendances internationales en architecture à cette période. Et où l’ont conduit ses explorations? À la notion que l’« architecture est futile ». Plus il raffinait son point de vue, plus il devenait évident pour lui que le sujet essentiel à propos de l’architecture était celui de la « futilité », une question qu’il percevait comme symptomatique de cette époque nouvelle. Il a conçu la Maison d’aluminium l’année suivant l’Expo 70 à Osaka.
- KI
- L’Expo d’Osaka est réputée avoir été un événement d’une importance capitale pour la société et l’architecture japonaises d’après-guerre. Quel regard portiez-vous sur l’Expo, Ito-san?
- TI
- Dans les années 1960, j’avais une vraie passion pour le métabolisme, et je suis allé travailler pour [Kiyonori] Kikutake-san. L’Expo d’Osaka a été pour moi une colossale déception, quoique je suppose que le contexte politique de l’époque l’expliquait en partie. De toute façon, la Maison d’aluminium était une manifestation hybride de mon désir d’inventer une architecture nouvelle et de ma frustration devant [la mode architecturale représentée par] les capsules [du métabolisme]. J’avais un l’étrange pressentiment que j’assisterais à la chute de ces modules [fixés à la tour de l’Expo, qu’Ito supervisait] l’un après l’autre, et que je me verrais forcé de ramasser les décombres. C’est autour de ce moment que j’ai écrit « La logique de la futilité » [publié dans le numéro de novembre 1971 de Toshi-Jutaku], et j’ai depuis une profonde aversion pour la fonctionnalité. La White U illustre également cette attitude. Aujourd’hui encore, je reste convaincu qu’il est absurde de concevoir l’architecture sur la base de ses fonctions.
- KI
- J’ai été intrigué par la suggestion d’Ueda-san, pour qui la Maison d’aluminium intégrait certaines tendances contemporaines architecturales étrangères. Également, vous avez traduit Mathématiques de la villa idéale et autres essais, de Colin Rowe, en japonais, chose qui peut surprendre à l’extérieur du Japon. Comment avez-vous intégré les influences internationales de l’époque?
- TI
- Dans ce temps, j’attendais impatiemment chaque numéro de la revue dirigée par Ueda-san, Toshi-Jutaku (Ville et habitat). Quand j’ai découvert les œuvres de Charles Moore et des architectes du grass-roots de la côte Ouest [dans le numéro d’octobre 1968 de Toshi-Jutaku], j’ai été totalement ébloui, et je ne savais pas comment réagir. Donc, quand j’ai fait la Maison d’aluminium, j’étais en plein désarroi.
- YH
- Où en était votre réflexion à cette période concernant les unités spatiales? Quand je regarde quelque chose comme votre projet ultérieur URBOT-003 (Tokyo Vernacularism), 1971), il y a des capsules conçues pour mettre l’individu en valeur en tant qu’unité. Cela m’apparaît comme une représentation spatiale de la nature solitaire de l’être humain, de la naissance à la mort.
- TI
- J’ai conçu la Maison d’aluminium comme un ensemble de quatre tubes, l’un pour chaque membre d’une famille de quatre personnes. Mais, par manque de fonds, j’ai fini par ne retenir que deux silos, et les enfants ont été répartis au deuxième étage.
- MU
- Vous avez réalisé des dessins complets pour le projet, n’est-ce pas?
- YH
- Il y a une photo de la maquette dans Toshi-Jutaku [novembre 1971, p. 50].
- MU
- Quand j’ai étudié [la progression des projets URBOT tels qu’ils apparaissent dans] « La logique de la futilité », j’ai pensé qu’ils évoluaient progressivement vers l’image aboutie, où, réciproquement, l’idée même de l’œuvre en tant que maison était ébranlée. Je trouve cela fascinant. Je ne crois pas qu’il y ait eu quoi que ce soit de plus complexe que ce projet, où cohabitent l’état d’achèvement et son contraire.
Après avoir dévoilé URBOT-002 (Useless Capsule Project), 1971), vous avez ensuite présenté une proposition en 1972 pour le concours de design résidentiel, présidé par Kazuo Shinohara, que la revue Shinkenchiku organise chaque année. De prime abord, cette seconde proposition ressemble à une version quelque peu retravaillée d’URBOT-002, mais il s’agit en fait de toute autre chose. C’est comme si avait soudainement jailli en vous une prise de conscience de votre propre dimension d’architecte. Vous avez conféré liberté et autonomie à la taille et au matériau de chaque élément constitutif, réfléchissant à la signification de leur continuité ou de leur rupture, de leur mise en avant ou en retrait, de leur disposition en hauteur ou en contrebas. Vous avez poussé l’exercice aux limites des possibilités dans vos dessins, sans pour autant avoir la moindre intention de faire de votre architecture un manifeste à l’intention de la société.
- KI
- Il est intéressant que vous ayez choisi une approche si différente de la capsule, concept qui avait véhiculé l’image d’un avenir radieux dans son traitement par les métabolistes.
- TI
- Ceci tient sans doute aux changements radicaux intervenus dans la société vers 1970. L’atmosphère est devenue plus lourde, et c’est précisément le moment où je commençais à faire de l’architecture; mon état d’esprit sur une foule de sujets s’en trouvait donc passablement complexifié. C’est quand [Arata] Isozaki-san et Shinohara-san ont émergé comme nos chefs de file de facto, et en tant que figures influentes dans la communauté architecturale.
Un jour que j’assistais à une conférence de Shinohara-san au début des années 1970, la salle était bondée. Chaque nouvelle diapositive était accueillie par une exclamation collective. C’est un temps où les gens réagissaient ainsi, comme s’ils regardaient un film de Godard. - KI
- Vous êtes bien sûr un architecte en activité qui conçoit des bâtiments bien réels, mais vous êtes aussi reconnu pour les nombreux ouvrages que vous avez écrits.
- TI
- Je n’aime pas l’écriture tant que ça. Mais quand je voyais Isozaki-san à l’époque, j’étais impressionné par la complémentarité entre ses œuvres et ses mots, et c’est quelque chose qui a continué à m’accompagner. Une fois que j’ai terminé un projet, écrire me permet de réfléchir à ce que j’aurais pu faire de mieux et à ce que je dois faire ensuite. De ce point de vue, l’écriture s’est révélée un outil indispensable pour moi.
- YH
- Votre architecture semble englober à la fois des projets qui donnent forme à votre philosophie et d’autres qui font appel à des formats plus conventionnels. Dans vos écrits, j’ai le sentiment qu’il y avait un tiraillement permanent entre des valeurs conflictuelles, et que cet état de fait teinterait vos projets ultérieurs.
- KI
- Peut-être était-ce simplement les hasards de l’époque qui ont fait que les architectes japonais des années 1970 et 1980 ont pu s’exprimer autant par leurs publications que par leurs travaux, soutenus dans cette dualité par les médias architecturaux de cette période. Hélas, les circonstances ont changé, et ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le temps est sans doute venu pour nous de réévaluer la relation entre les œuvres et les mots dans la culture de l’architecture.