Collectionner des images pour encourager les gens à voir davantage
Phyllis Lambert en conversation avec Stefano Graziani et Bas Princen
Cette histoire orale a été filmée par Jonas Spriestersbach en octobre 2022 à Montréal. Elle fait partie du projet du CCA Les vies des documents—La photographie en tant que projet, une réflexion ouverte sur la façon dont les pratiques passées et contemporaines de création d’images servent d’outils critiques pour lire notre environnement bâti et concevoir le monde d’aujourd’hui.
- BP
- Nous explorons la collection de photographies conservée au CCA depuis cinq ou six ans, à chacune de nos visites, nous y découvrons de nouvelles surprises. Pourriez-vous nous expliquer les raisons pour lesquelles cette collection a été créée, comment elle a été conçue, et en particulier, pourquoi avoir décidé de collectionner la photographie d’architecture? Je ne me réfère pas ici à la photographie architecturale, mais celle qui prend pour sujet la ville et l’environnement bâti. Nous sommes également curieux de savoir ce qui vous a poussé à collectionner des projets complets d’artistes, plutôt que des photographies isolées.
- PL
- La collection a débuté lorsque j’ai commencé à travailler sur le Seagram Building vers 1954 et à m’intéresser aux dessins d’architecture. Les dessins m’intéressent particulièrement dans la mesure où ils témoignent du processus de réflexion des artistes. Avec le Seagram Building, je voulais savoir comment les architectes dessinent, sur quels sujets, quelles sont leurs contraintes. Ces interrogations nourrissent le développement d’un projet architectural et ont orienté les types de documents que j’ai collectés.
C’est également à cette époque que j’ai commencé à collectionner des livres sur l’architecture par l’intermédiaire de Lucien Goldschmidt, un marchand de livres rares basé à New York, qui proposait parfois des photographies. Avec Richard Pare, nous avons commencé à collecter des photos pour une institution que j’étais en train de créer et qui n’avait pas encore de nom. En parallèle, nous avons rassemblé des photographies de la ville de New York pour les bureaux du Seagram Building, dans le but de constituer une partie de sa collection d’art contemporain et de permettre aux personnes qui y travaillaient, de porter un nouveau regard sur la ville. - SG
- Richard vous a aidé à constituer la collection dès ses débuts?
- PL
- Oui. Nous n’avons pas créé une collection comme une université le ferait, c’est-à-dire en ciblant un domaine particulier. Nous avons collecté ce qui était à notre portée, sans tenir compte d’une géographie, d’une période ou d’une spécialité prédéterminée – des daguerréotypes, des photographies du XIXe siècle, des œuvres contemporaines, des albums commerciaux du Moyen-Orient. Les seules photographies que nous ne voulions pas acquérir étaient celles à caractère sentimental et celles destinées aux magazines d’architecture. Je préférais rassembler des images susceptibles de stimuler la réflexion et renouveler notre regard sur les choses qui nous entourent. On peut raconter une histoire à partir d’un dessin ou d’une photographie dotée d’une certaine ouverture, sinon ce n’est pas un objet intéressant.
- PL
- J’ai rencontré Richard à la School of the Art Institute of Chicago, et nous avons commencé à collaborer sur des projets photos et à organiser des missions photographiques ensemble. Après mes études, j’ai commencé à prendre des photos avec un appareil 35 mm, par curiosité, pour explorer ce que j’avais appris à l’école d’architecture de Chicago – interpréter la ville à travers l’objectif.
J’ai décidé de venir voir Montréal et j’ai demandé à Richard, dont j’appréciais le travail, de m’accompagner. Je ne connaissais pas grand-chose de la ville, alors j’ai dû apprendre. J’étais ouverte à tout. Je crois qu’il est important de ressentir une ville sur le terrain, j’ai donc cherché différents bâtiments, que j’ai observés à divers moments de la journée. - BP
- Il est difficile de transmettre ou d’expliquer à une autre personne comment une ville se développe, même à l’aide d’une carte. Mais la photographie permet de visualiser son évolution. Elle ajoute un cadre temporel à l’architecture. Si je pense à The new Industrial Parks de Lewis Baltz ou à Sezioni del paesaggio italiano de Gabriele Basilico et Stefano Boeri, on a l’impression de ne pouvoir comprendre le discours de leurs projets qu’à travers leurs photographies. La photographie a la capacité d’ajouter de nouvelles perspectives à l’architecture, sur la manière dont nous comprenons les villes et leur développement.
- PL
- C’est exactement ce que nous cherchions à faire avec notre collection de photographies. Dans le livre que j’ai réalisé sur le Seagram Building, son histoire se poursuit au-delà de sa construction; j’ai continué à me questionner sur sa raison d’être, son usage et l’évolution de son environnement. L’ensemble de la démarche visant à photographier une ville en développement, comme dans le cas du projet de Montréal, implique différentes étapes d’interprétation. Les photographies ne sont pas de simples documents. Elles nous invitent à trouver plus d’informations, elles nous permettent d’appréhender la complexité de l’architecture.
- BP
- Ainsi, la collection du CCA comprend des références aux possibilités et aux impossibilités de l’architecture. Je suis curieux de savoir comment le public réagit à la présence de photographies dans un centre d’architecture.
- PL
- Beaucoup de gens pensent que l’architecture est trop technique pour eux. Mais je crois que les expositions photo au CCA ont toujours suscité l’intérêt du public. La plupart des personnes qui venaient aux vernissages étaient amatrices de la photographie et ne se souciaient pas de savoir si le CCA était une institution consacrée à l’architecture. Pour le dire autrement, lorsque j’ai constitué la collection pour Seagram, j’ai étudié les œuvres de quelques artistes contemporains qui étaient difficilement accessibles sans une certaine familiarité avec le discours artistique. J’ai donc décidé de me concentrer sur des images de la ville, car des représentations d’éléments tels que des plaques d’égout, d’arbres ou d’églises peuvent parler à tout le monde. À travers des images familières, le public peut s’identifier et ressentir l’expérience de la ville.
- BP
- On pourrait dire que le fait de collectionner des photographies qui n’ont pas directement trait à l’architecture permet de comprendre celle-ci sous un angle différent.
- PL
- J’ai toujours considéré l’architecture dans le contexte de l’environnement bâti. Si vous mettez deux bâtiments ensemble, ou peut-être un peu plus, vous obtenez une ville. Pour moi, l’architecture ne se résume pas à une façade. Il s’agit plutôt des personnes et des groupes de bâtiments que l’on rencontre et que l’on traverse. Le CCA considère l’architecture dans ce sens large; la collection comprend tout ce qui concerne l’architecture : livres, photographies, dessins, projets, etc. Le fait de réunir tous ces documents en un seul endroit permet de mieux appréhender l’architecture, ce qui n’aurait pas été possible autrement.
- BP
- Les photographes abordent souvent leurs projets avec l’intention de faire une déclaration ou de proposer une réflexion sur le présent ou sur un futur proche. Toutefois, très vite, leurs observations deviennent des documents plus statiques. Après cinq ou dix ans, les projets qui commentaient un moment précis sont quasiment des documents historiques. Ainsi, l’idée initiale se transforme en un document historique qui dépasse son intention première.
- PL
- Oh, oui, toujours. Avec la photographie, on travaille constamment avec le temps. Mais, bien sûr, elle existe aussi comme un document qui permet de renouveler le regard que l’on porte sur l’histoire.