La surface des choses
Annette Kelm sur la copie, la citation et la découverte d'histoires sous la surface des images
Cet essai visuel fait partie d’une série mettant en lumière les commandes et les conversations générées par l’exposition Les vies des documents - La photographie en tant que projet. Les commissaires Stefano Graziani et Bas Princen ont interrogé Annette Kelm sur sa pratique de la photographie d’échantillons de production industrielle, des textiles aux bâtiments préfabriqués. Certaines de ses œuvres sont reproduites ici avec leurs objets d’origine, ainsi que ses réflexions sur la copie et la reproduction en tant que mode d’investigation historique.
Je réfléchis souvent à l’écriture et à la réécriture de l’histoire, à sa remise en question. Les documents, y compris les bâtiments et les photographies de ces derniers, sont essentiels à cette révision. Il faut se demander qui a pris la photo et de quel point de vue. Qui a commandité l’image et pourquoi?
Je suis sensible aux architectures qui ont une place particulière dans l’histoire, aux constructions qui renvoient à une autre époque. Mes photographies fonctionnent souvent comme une référence. Bien sûr, parfois celles-ci correspondent au sujet représenté, mais d’autres fois l’image évoque des idées plus poétiques ou la captation de moments fugaces. La photographie d’un bâtiment est bien plus qu’une simple image de sa structure. Elle est politique, d’une certaine manière, car elle montre notre environnement et la façon dont nous voyons et concevons une ville ou un paysage. Je photographie fréquemment des objets qui comportent des éléments architecturaux pour documenter leurs différents états et perspectives.
Pour ma série Big Prints, j’ai visité les archives de Schumacher and Co. à Newark Delaware pour y photographier les tissus créés par Dorothy Draper. Je voulais capturer une reproduction fidèle de leur surface, en saisissant même tout effet de lumière, puis les imprimer à l’échelle 1:1 du tissu. Ces tissus étaient utilisés pour l’ameublement, leur forme correspondait donc généralement à celle d’un meuble. Ils ne sont alors jamais aussi plats que sur mes photos. En saisissant ces matières de cette manière, la photographie elle-même devient le sujet. Comme il s’agit d’une reproduction directe, elle suscite des questions relatives au médium.
C’est là tout l’intérêt de ce travail; l’objet photographié devient autre chose grâce au médium photographique. C’est pourquoi je photographie selon un rapport de un à un. En imprimant ces images plus ou moins grandes, on peut jouer avec différentes échelles. C’est aussi pourquoi je n’apprécie habituellement pas les limites imposées par le format livre, il y est difficile de traduire des sensations liées à l’échelle ou à une connexion physique avec l’objet.
Je m’intéresse aux objets qui occupent une place particulière dans l’histoire et révèlent ses contradictions ou qui tissent des liens avec des époques. En 2007-2008, j’ai parcouru l’Allemagne pour y photographier des maisons en bois préfabriquées produites par différents constructeurs car j’étais fascinée par l’impact des débuts de l’industrialisation sur l’architecture et la façon dont l’industrialisation a changé la société. Les premières habitations préfabriquées présentaient trop d’ornements faits sur mesure, de sorte que leur production en série n’était finalement pas efficace. Mais elles représentent une partie de l’histoire qui fonctionne comme une chose ou le prototype d’une idée.
Au cours de cette recherche, j’ai découvert les maisons préfabriquées à partir d’éléments d’habitations en cuivre qui étaient produites à Finow, près de Berlin, par Hirsch Kupfer- und Messingwerke AG entre 1930 et 1934. Hirsch Kupfer- und Messingwerke proposait aux personnes juives désireuses d’émigrer en Palestine, mais qui ne pouvaient pas emmener tout leur argent avec elles, d’emporter des pièces préfabriquées pour une maison en cuivre à titre de « biens à déménager ». Les types de maisons nommées « Jérusalem », « Haïfa » ou « Palestine » étaient spécialement conçus pour accueillir plusieurs appartements et devaient offrir des possibilités de revenus dans le nouveau pays : la famille pouvait résider dans un appartement et louer les deux autres. Seules quatorze maisons ont été expédiées en Palestine et certaines d’entre elles n’ont pas été montées, car leur construction nécessitait beaucoup plus d’efforts que prévu. Quatre des maisons en cuivre existent encore aujourd’hui en Israël.
Je fais en sorte que la photo soit la meilleure possible, en choisissant l’angle convenable, ainsi que la lumière et la perspective adéquates. Une bonne photo exprime toutes les pensées, les contradictions, la poésie, les souffrances, l’humour que je perçois dans l’architecture ou le paysage rural, dans les scènes trouvées. Il est important qu’elle ouvre un espace de réflexion sur notre société. Je questionne la neutralité du point de vue documentaire, puisqu’une photographie implique toujours une personne qui la prend et une intention spécifique derrière chaque image. Il faut également réfléchir à notre rapport à la représentation.