Carbone présent
Arièle Dionne-Krosnick
Ce texte présente une exposition virtuelle des participants au séminaire 2022 Outils d’aujourd’hui : Carbone Présent, qui sélectionne et relit des objets de la collection du CCA en fonction de divers thèmes liés à la manière dont le carbone façonne notre environnement bâti et nos modes de vie actuels.
La crise climatique actuelle est l’aboutissement inéluctable de l’exploitation généralisée des ressources mondiales par l’humanité pour son propre bénéfice. Comme nous l’enseigne Vaclav Smil, la fabrication des matériaux indispensables à la vie moderne, notamment le ciment, l’acier, le plastique et l’ammoniaque, lourdement dépendante de la combustion de combustibles fossiles, émet des quantités démesurées de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, réchauffant la planète à un rythme d’une rapidité encore jamais vue 1. Les systèmes imbriqués de pouvoir et de domination propres au colonialisme, capitalisme racial, patriarcat et complexe militaro-industriel, entre autres, ont normalisé l’exploitation des personnes, des terres et des ressources comme justes et l’accumulation de puissance et de richesse comme dignes de tous les excès.
Les dirigeants du monde se rencontrent chaque année pour définir les « objectifs et responsabilités » des différents pays en matière de changement climatique; l’entente de la COP28 de 2023 a reconnu pour la première fois la nécessité d’une transition vers une sortie des combustibles fossiles. Cet aveu quant aux conséquences délétères de l’extraction du charbon, du pétrole et du gaz naturel arrive après des décennies de mobilisation de scientifiques, militants et citoyens réclamant à grands cris des changements durables, de vraies redditions de comptes et des alternatives radicales pour la production d’énergie.
Pourtant, comme le soutient un rapport récent d’Amnistie Internationale, des « failles qui permettent aux producteurs de combustibles fossiles et aux États de poursuivre leurs activités habituelles » dénotent un manque de volonté généralisé de tenir les grandes entreprises influentes et les États pétroliers pour responsables de l’atteinte d’objectifs impérieux en matière d’émissions2. La captation et la séquestration du carbone et autres technologies expérimentales, par exemple la capture atmosphérique directe ou l’anaérocombustion, finissent par profiter aux industries du pétrole et des combustibles fossiles en leur donnant accès à de généreux allègements fiscaux. Ces technologies alimentent également la récupération assistée des hydrocarbures (RAH), avec pour effet une augmentation de la production à long terme plutôt que la promotion d’un appel urgent au changement.
Les industries existantes du bâtiment et de la construction sont responsables d’environ 40% des émissions de carbone mondiales. Les solutions courantes pour s’attaquer à la problématique carbone de l’architecture tendent à mettre de l’avant de nouveaux matériaux et structures auréolés d’écolabels comme « Built Green », « Certifié LEED » ou « Carboneutre », qui ne s’éloignent souvent guère de la tactique marketing. Ces initiatives axées sur la technologie et l’humain sont insuffisantes pour affronter l’urgence climatique planétaire.
-
Vaclav Smil, How the World Really Works: The Science Behind How We Got Here and Where We’re Going, New York, Penguin Publishing Group, 2022. ↩
-
« L’accord de la COP28 visant à s’éloigner des combustibles fossiles établit un précédent, mais ne permet pas de garantir les droits humains », Amnistie Internationale, 13 décembre 2023, https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/12/global-cop28-agreement-to-move-away-from-fossil-fuels-sets-precedent-but-falls-short-of-safeguarding-human-rights/. ↩
Que représentent concrètement les notions de reddition de comptes et de responsabilité climatiques dans les domaines de l’architecture et du design? Comment, pour emprunter à la bravade de Simone Ferracina, « commençons-nous à renoncer à nos contributions à l’écocide, et à dissocier les potentiels conceptuels des écologies de l’extraction, de l’exploitation, de l’obsolescence – et des impératifs de croissance économique? »1. Pour les historiens et autres experts de l’environnement bâti, il est devenu incontournable de repenser nos objets d’étude sous l’angle de leur reflet ou de leur impact sur le climat, ainsi que de reconstituer les liens entre les histoires communément admises de l’architecture, de la culture, de la politique et de la viabilité. Un tel engagement oblige à un examen plus explicite de la complicité passée et actuelle de l’architecture quant à la crise climatique. Une telle lecture de l’architecture génère ce que Bertolt Brecht appelait Verfremdungseffekt, un effet de distanciation qui outille mieux chercheurs et publics dans la critique et l’analyse de leurs propres préjugés et comportements concernant les environnements bâtis et naturels.
Traversant les siècles, géographies et dimensions, Outils d’aujourd’hui 2022 est une invitation à admettre le « carbone présent » : le rôle invisible et malgré tout omniprésent de ce dernier dans le modelage de notre monde et de notre vécu. Les chercheurs et chercheuses 2022 ont chaussé leurs « lunettes carbone » pour revisiter les objets de la collection du CCA avec l’intention de construire et de mettre à jour les interprétations, histoires et legs de la relation qu’entretient l’architecture avec le climat. Chacune des collections des objets traite d’un aspect particulier de notre présent carbone : combustion, transformation, exploitation, réglementation et allègement.
-
Simone Ferracina, Ecologies of Inception : Design Potentials on a Warming Planet, Londres, Routledge, 2022, 2 ↩
Combustion
Hamish Lonergan, Iva Resetar, Demetra Vogiatzaki
La combustion est un processus par lequel une substance, généralement un combustible, réagit avec l’oxygène pour libérer de l’énergie sous forme de chaleur et de lumière – on peut la voir comme un ballet contrôlé et transformateur entre combustible et air. Pour illustrer, lorsque vous frottez une allumette ou allumez une cuisinière à gaz, vous assistez à une combustion. Cette réaction chimique, outre alimenter des activités quotidiennes comme la cuisine et le chauffage, fait également fonctionner les moteurs de voitures et génère de l’électricité dans les centrales de production d’énergie.
Si elle est essentielle à la bonne marche du monde moderne, la combustion fait payer un lourd tribut à l’environnement. La combustion des combustibles fossiles comme le charbon, le pétrole et le gaz naturel libère de grandes quantités de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère, contribuant considérablement à l’effet de serre et au changement climatique. En parallèle, l’extraction et la combustion des combustibles fossiles ont souvent pour conséquences la destruction des habitats et la dégradation de l’environnement.
Les objets de la collection du CCA présentés dans cette série reconstituent l’évolution historique de ces dynamiques paradoxales de combustion. Ils décrivent un arc de réactions à ce phénomène dans le contexte de l’expérience et de la conception de l’environnement bâti : de la crainte à l’enthousiasme, puis de nouveau à la crise. En analysant des documents d’archives et réglementations gouvernementales, nous avons constaté à quel point, avant le XVIIIe siècle, la combustion était considérée comme une menace majeure pour les bâtiments et les villes, même si elle fournissait le moyen de les chauffer ; architectes et artisans prenaient généralement en compte les risques d’incendie par un choix avisé et réfléchi des matériaux et méthodes de construction.
Pendant que vous parcourez cette série d’objets, nous vous invitons à garder à l’esprit la double signification de la combustion comme source d’alimentation : si elle génère de l’énergie, sa production reste dans les mains de qui contrôle les ressources, les processus et le savoir.
Avec l’arrivée de l’industrialisation et l’invention des systèmes de climatisation, la combustion va évoluer d’un aspect quotidien de la construction à une spécialité scientifique de haute technologie. Cependant, cette illusion d’un contrôle humain sur la température ne durera pas bien longtemps. La fin du XXe siècle marque le début d’une prise de conscience du fait que la combustion fossile réchauffe l’atmosphère terrestre à des niveaux aussi alarmants qu’intenables, provoquant souvent un retour aux méthodes et technologies artisanales que l’on avait délaissées plus tôt dans ce même siècle.
Les objets sélectionnés nous rappellent également que l’histoire de la combustion n’est pas seulement utilitaire ; elle est directement mêlée à plusieurs aspects de l’art, de la beauté et de l’émerveillement. La pyrotechnie et l’usage du feu en tant que spectacle remontent à des siècles, des cultures du monde entier pratiquant les feux d’artifice et l’art du feu contrôlé pour des festivités. Ce rapport historique entre le feu et le spectacle sert de passerelle vers le design contemporain et la transformation en cours de la conscience environnementale en un acte performatif et parfois erronément optimiste.