La rivière comme invitation
Jia Chen Mi, Marie-Ellen Houde-Hostland et Hannah Thiessen repensent les relations avec la rivière Mitis
Rivière, rivage, territoire est un projet de trois ans portant sur les futurs écologiques aux Jardins de Métis. Un rassemblement a eu lieu à l’embouchure de la rivière Mitis le 29 juin 2023 pour initier le repérage, la collecte et le partage des matériaux, des histoires et des futurs potentiels de la rivière et de ses écologies environnantes. Dans le cadre de ce premier volet du Programme pour les étudiants à la maîtrise (Master’s Students Program) dédié à l’exploration de la rivière, du fleuve, des rives et des terres autour des Jardins de Métis dans la région du Bas-Saint-Laurent, au Québec, trois étudiants en architecture réfléchissent au rôle de l’invitation en tant que processus de recherche et de design auprès des lieux fluviaux.
Deux courants se rencontrent à l’embouchure de la rivière Mitis, l’un menant à un passage plus étroit vers la Baie-des-Chaleurs, le long de la côte sud du Québec, et l’autre vers le vaste fleuve Saint-Laurent, une grande voie d’eau qui se prolonge dans l’Atlantique. Façonnant les rives des Jardins de Métis, la rivière devient un cours d’eau le long duquel les gens et les éléments se déplacent entre des bassins hydrographiques et des géographies plus vastes. Convoyant des non-humains, notamment des saumons, des achigans et des anguilles venus frayer, la rivière sert aussi de voie de déplacement et de lieu de repos pour les Mi’gmaq et les Wolastoqiyik, qui se rassemblent depuis longtemps à son embouchure pour pêcher, chasser, commercer et se détendre au cours des mois d’été. Site important aujourd’hui pour la pêche, le kayak et la randonnée, la rivière attire les habitants issus de la colonisation et les touristes sur ses rives qui offrent un accès direct à l’eau. Ces courants opèrent comme des forces de rencontre capables de transporter des personnes, des poissons, des sédiments, des mots et des histoires et de les mettre en relation les uns avec les autres.
Considérer la rivière Mitis comme un milieu particulièrement relationnel subvertit les désignations coloniales de la propriété et amorce le recadrage de ces sites en fonction des communautés humaines, matérielles et écologiques qu’ils intègrent. Nos réflexions, nos explorations et nos recherches liées aux eaux nous invitent à « déterritorialiser la façon dont nous comprenons notre lieu de vie et à considérer les relations permanentes avec les autres » au-delà des notions de propriété et de limites du site.1
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Cecilia Chen, Janine MacLeod et Astrida Neimanis, dir., Thinking with Water, (McGill-Queen’s University Press, Montréal, Kingston, 2013). ↩
Alors que l’embouchure de la rivière Mitis a longtemps été un lieu de rencontre sur les territoires partagés des Mi’gmaq et des Wolastoqiyik, les processus coloniaux de concessions seigneuriales ont réorganisé de force les paysages interconnectés en blocs de propriété privée et les berges de l’embouchure sont à présent détenues et gérées par les Jardins de Métis. Même si l’embouchure de la rivière est désormais ouverte aux communautés d’habitants issus de la colonisation et aux touristes qui y pratiquent librement diverses activités telles que la pêche, la natation, la randonnée le long d’un rivage largement privatisé, les populations autochtones de la région se heurtent encore à des obstacles en matière d’accès. Les lois coloniales limitant les pratiques de pêche, les obstacles infrastructurels à la remontée des saumons et les menaces plus importantes pesant sur les habitats des espèces spirituellement et culturellement importantes continuent de déposséder les Mi’gmaq et les Wolastoqiyik de la rivière, de ses grandes écologies et des pratiques, histoires et connaissances qui les y ancrent.
Avec la rivière et tous ces rassemblements comme tremplin de réflexion, nous sommes en mesure de considérer les lieux fluviaux au-delà des notions coloniales de propriété, et de nous intéresser plutôt à leurs relations avec les différentes communautés et les écosystèmes. En d’autres termes, penser en termes de lieux fluviaux permet de réfléchir plus largement à la question de l’accès : que signifie être bienvenu sur la rivière Mitis ?
La recherche comme invitation
L’étude de la rivière nous a instantanément plongés au cœur de ces relations. En opposition avec la conception coloniale de la recherche comme linéaire et concluante, la rivière elle-même se présente comme un moyen et un processus alternatifs; un type de connaissance incarnée qui rassemble les gens, les pratiques, les histoires et les sujets. En commençant par retracer la rivière et ses liens avec divers peuples de la région, nous avons pu constater que la connaissance et l’accès sont inextricablement liés. Plutôt que de présenter des revendications substantielles et concluantes, ce projet suscite une série d’invitations qui sont autant d’appels directs adressés aux Jardins de Métis et aux acteurs locaux afin qu’ils prennent plus attentivement en compte l’accès des Mi’gmaq et des Wolastoqiyik à la rivière, tout en servant simultanément de réflexion plus graduelle sur le rôle des relations dans la recherche et le design menés en lien étroit avec un lieu. Inspirées par le fleuve, ces invitations concernent différentes formes de rassemblement :
Le processus de rassemblement
Un premier rassemblement intitulé « Comment appelle-t-on cet endroit ? » a eu lieu en juin 2023 : des membres de la nation Wolastoqiyik, des résidents de la ville voisine de Price, des employés et des collaborateurs des Jardins de Métis ont été invités à l’embouchure de la rivière Mitis pour y passer du temps, partager des histoires et discuter de l’accès futur à la rivière. L’événement a permis de s’intéresser à la rivière par le biais de moyens et modes de connaissance divers. Faire des observations sur l’embouchure de la rivière, recueillir des objets sur le rivage, réagir à des documents d’archives historiques et déguster de la crème glacée à base d’algues récoltées localement : l’événement est devenu une exploration des nombreuses couches de connaissances et d’attachements personnels à un lieu, d’autant de façons dont la rivière Mitis, à sa manière, nous invite à nous rassembler.
Cet événement a été conçu en partie grâce aux enseignements de Shawn Wilson, un chercheur cri Opaskwayak, dont l’ouvrage Research is Ceremony montre comment, dans l’épistémologie autochtone, « les systèmes de connaissance sont construits par et autour de ces relations et les façonnent. » 1 Pour les personnes issues de la colonisation, invités et chercheurs que nous sommes tous les trois, ce fut l’occasion de découvrir l’histoire et le contexte de la rivière Mitis, mais le fait de réunir les gens a été tout aussi important; visiter la rivière, partager des histoires, manger ensemble est une recherche en soi. Ce rassemblement a été le point de rencontre d’une série de relations qui se sont nouées autour d’un espace partagé, donnant lieu à des conversations plus larges et plus longues sur l’accès pour différentes personnes, en particulier les membres des communautés Mi’gmaq et Wolastoqiyik.
Recueillir des observations, des récits et des points de vue sur la rivière Mitis
Ce rassemblement initial, les nombreuses visites et les conversations avec diverses personnes qui travaillent, vivent et visitent la rivière ont généré tout un processus de collecte d’impressions, de perspectives, de réflexions et de significations en mouvement le long de la rivière. Ces histoires ont été enregistrées sur différents supports – photographie, vidéo, enregistrement audio, transcription d’entretiens, documents d’archives – et selon des modes d’assemblage inspirés par la rivière Mitis –rassemblement, dénomination, mouvement, collecte, récolte et archivage – afin de s’intéresser aux méthodes et aux rythmes par lesquels les matières, les personnes et les idées s’inscrivent dans un lieu. Ce processus de recherche et de collecte, à l’instar de la rivière, s’intéresse à la complexité de l’eau en tant que corpus de connaissances.
Le fait de revenir sans cesse à la rivière – avec différentes personnes, à partir de différents points de vue, à pied, en voiture, en lisant, en consultant des archives – fait partie d’un lent processus d’attention et de découverte de la richesse qui nous attire, nous et beaucoup d’autres, dans ce lieu. L’agrégation de ces récits personnels s’inscrit dans le prolongement du travail déjà effectué par la rivière : rassembler différentes personnes, histoires et perspectives afin de tirer des enseignements des relations, des tensions et des échanges qui se produisent le long de ses rives.
La recherche par le rassemblement est le lent processus d’apprentissage par et pour les relations qui convergent vers la rivière Mitis. En tant qu’appel direct lancé aux responsables locaux pour qu’elles et ils considèrent la question de l’accès à la rivière de manière plus large, ce projet permet entre autres de formuler les résultats de ce processus sous la forme d’une série d’invitations destinées à faciliter et à susciter la conversation. Ces invitations se présentent comme un index déroulant virtuel qui peut être partagé avec la communauté, en particulier les membres Mi’gmaq et Wolastoqiyik, et qui contient des informations sur les événements, des documents et des réflexions basés sur les rassemblements et les collectes effectués au cours du projet. Il comprend :
L’affichage d’événements passés et futurs ayant pour objet la discussion sur l’embouchure de la rivière Mitis et la façon d’aborder les questions clés de l’accès. Une série de six vidéos traite de divers aspects identifiés lors des conversations initiales sur l’accessibilité du site et vise à motiver les dirigeants locaux et les Jardins de Métis à poursuivre des événements similaires. Ces vidéos servent à susciter des réflexions sur des thèmes clés et peuvent servir de matériel événementiel pour activer la discussion à l’avenir.
Un document d’indexation qui met en commun des matériaux collectés lors de l’événement, des entretiens et des visites sur le site. Organisé en six parties qui reflètent les façons dont la rivière invite : par le rassemblement, le mouvement de dénomination, la collecte, la récolte et l’archivage, cet index met en évidence la nature multicouche et relationnelle de la rivière. En tant que collection semi-narrative de nombreux types de matériaux placés ensemble, l’index laisse de la place pour diverses connexions et perspectives qui n’ont pas été capturées à travers ces voix et ces médiums.
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Shawn Wilson, Research is Ceremony: Indigenous Research Methods, (Halifax, Nova Scotia: Fernwood Publishing, 2008), 77. ↩
Cette invitation à la rivière Mitis existe sous la forme d’un fichier téléchargeable, un moyen durable pour le stockage d’informations, d’un site web et d’un format relationnel basé sur le site pour que la connaissance puisse être transmise à la prochaine cohorte d’universitaires du Programme des étudiants à la maîtrise. Il s’agit d’une invitation permanente à collecter et à enregistrer. Nous souhaitons que la lecture de l’index soit un appel à penser avec la rivière, à interagir avec elle à travers différents sens, et à développer une compréhension de la façon dont les matières, les personnes et les histoires se rassemblent le long de ses eaux. Nous espérons qu’il devienne un moyen de médiation et d’incitation à une action à plus long terme de la part des dirigeants locaux pour considérer la rivière Mitis comme un site riche en connaissances et en relations pour les Wolastoqiyik et les Mi’gmaq.
Ce projet est aussi un appel à reconsidérer la manière dont nous nous intéressons au lieu. Alors que l’étude de site est souvent traitée comme un processus rapide d’enregistrement et de représentation des terres et des eaux en vue d’une intervention en design, l’inclusion des relations elles-mêmes dans le champ d’application de la pratique architecturale ouvre les processus de design entrepris par les personnes issues de la colonisation à d’autres modes de relation, de compréhension et de création d’espace. Considérer le design comme une invitation est une façon de ralentir délibérément afin d’être attentif et réceptif aux connaissances et aux relations qui intègrent déjà des écologies complexes de lieux.