Monument domestique
Mauricio Pezo et Sofia von Ellrichshausen réfléchissent aux archives d'Amancio Williams
Ce texte est la transcription d’une entrevue qui s’est tenue durant la résidence au CCA de Pezo von Ellrichshausen. Leur lecture des archives d’Amancio Williams est présentée dans notre salle octogonale du 22 février au 12 mai 2024.
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- En commençant à consulter les archives, nous avons intuitivement voulu travailler sur l’échelle domestique de la production d’Amancio Williams, essentiellement parce que la Casa sobre el arroyo [Maison sur le ruisseau] est l’un des rares projets qu’il ait réussi à construire. Mais aussi puisque nous pouvions faire le lien entre cette échelle, son intimité et notre propre travail, selon différents degrés de proximité, d’intériorité et d’isolement. Nous avions l’idée de découvrir divers projets domestiques pensés dans une variété de contextes. En fin de compte, étant donné la disparité des cas, nous avons surtout examiné minutieusement la Casa sobre el arroyo et quelques autres maisons qui se caractérisent par des structures en forme de parapluie, récurrentes chez Amancio.
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- Notre travail a consisté à étudier une trajectoire à travers le prisme d’une échelle domestique. Cette sélection comprenait déjà un nombre considérable de boîtes de différentes tailles et de rouleaux comportant beaucoup de dessins. Certains des premiers plans dénichés dans les archives étaient de très grandes dimensions et extrêmement précieux, en papier qui se délamine et doivent donc être manipulés avec le plus grand soin. Nous avons commencé à examiner ces documents aussi méticuleusement que possible. De pouvoir s’immerger à ce point dans le processus de pensée d’une autre personne a quelque chose de tout à fait fascinant. Certains projets ont été répétés à maintes reprises au fil du temps, et même d’un projet à l’autre, nous avons pu constater la continuité de certaines idées ou composantes. Chaque dessin paraît avoir été conservé. On trouve des croquis préliminaires qui ont été réutilisés encore et encore, réapparaissant à nouveau dans des rôles, à des moments et sous des formats différents. C’était très impressionnant à voir.
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- Les archives forment en quelque sorte un panorama de cette production qui englobe non seulement les différentes phases du projet, de l’idée à la réalisation, mais aussi l’étape intermédiaire au cours de laquelle certains dessins préparent d’autres dessins. On trouve des rouleaux qui en renferment des centaines qui ont servi de source non seulement à la construction, mais aussi aux dessins de présentation. La collection réunit ce large éventail de possibilités : dessins préliminaires, dessins intermédiaires, dessins finaux. Elle permet de suivre le processus mental de cet architecte qui réfléchit à travers le dessin, à travers l’exécution. Voir s’accomplir cette traduction quelque peu fastidieuse d’une échelle à une autre, ou d’un projet à un autre, ou d’un détail à l’intérieur d’un même bâtiment à un autre détail. C’est un exercice très complet.
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- On observe une cohérence au fil des travaux dans lesquels la manière de concevoir et de penser les projets est atemporelle et les obsessions sont transversales – j’emploie « obsessions » dans le meilleur sens du terme. Tout au long du projet, on remarque clairement un intérêt pour une certaine façon de le « résoudre ». Par exemple, parfois, nous regardions dans un coin d’un rouleau en pensant qu’il concernait un projet particulier : disons, par exemple, la Casa sobre el arroyo. Mais en le déroulant, on se rendait compte que nous étions en fait face à une autre maison, ou au détail d’une salle de bains qui revenait dans plusieurs œuvres.
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- C’est un peu comme si l’on pouvait lire une histoire personnelle dans son intégralité, avec le passage d’une échelle à l’autre, ou d’un dessin à l’autre qui paraît être le même, mais qui présente des variations en filigrane. De manière très subtile, c’est la façon dont certaines idées se manifestent à un moment donné et persistent dans le temps. C’est un exemple de pratique qui cherche à rester loyale à ces premières idées. Il s’agit également d’un processus de réinvention, animé selon des décisions très fines et diverses. Ce qui représente une énorme production, dans la mesure où chaque cas devient une variation d’un thème, l’expression d’une singularité au sein d’une proposition d’ensemble.
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- Je pense que cette méthode est très pertinente, puisque l’on attend généralement des architectes qu’ils soient continuellement à l’affût d’idées inédites. La Casa sobre el arroyo a valu à Amancio une grande reconnaissance très tôt dans sa carrière, ce qui lui a peut-être donné la confiance ou le souci de poursuivre une trajectoire reposant sur ces idées initiales. Lorsqu’on regarde les dessins, on distingue les éléments liés au processus, ceux très aboutis ou plus techniques, mais aussi ceux plus abstraits. C’est un peu comme s’il avait utilisé l’esthétique d’un logo pour synthétiser ses gestes et les appliquer à de multiples projets. Cela peut aller de l’échelle domestique à celle d’un hôpital, d’une station-service ou encore d’un supermarché.
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- La nature même des techniques qu’il utilisait, souvent des méthodes traditionnelles comme le dessin à l’encre sur papier – la majeure partie est composée de la transition d’un type de dessin au trait à un autre type de dessin au trait – permet de rendre plus explicite l’évolution de la création d’idées. Même les bâtiments qui sont en apparence extrêmement sobres et raffinés doivent traverser un processus marqué par des conflits et discordances. On y trouve quelque chose de moins pur et de plus désordonné, qu’il est très intéressant et important de conserver dans la collection. Tous les dessins des différentes versions d’une élévation ou d’une colonne, ou les difficultés rencontrées pour la conception d’un plan, révèlent ou dévoilent la pratique même de l’architecture. De nos jours, les dessins numériques et la vitesse de production ont tendance à simplifier à l’extrême cette pratique. Chaque chose paraît être facile et éditée, tandis qu’ici, on peut lire un recueil de doutes, de tentatives et même d’erreurs. C’est précisément ce processus de réflexion à travers la réalisation d’un dessin qui me fascine tant.
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- Absolument. Il me semble que l’on peut distinguer deux étapes : la réflexion sur le projet lui-même, puis celle sur sa communication. Comment communiquer le projet à une entreprise de construction, à une société de promotion immobilière, à une clientèle. On peut également constater ces différences dans les documents que nous avons étudiés. Dans certains cas, tout ce qui est produit fait preuve d’une parfaite clarté, alors que dans d’autres, on sent que c’est plus compliqué. Notre attention s’est portée particulièrement sur les dessins techniques, dont la beauté et la manière de formuler l’information nous ont émerveillés. Bien entendu, on entre dans les archives en essayant de ne pas se faire d’idée préconçue sur ce que l’on veut trouver. On se munit de filtres très larges avec lesquels on tamise l’information. Ce qui nous a surpris au début, c’est que les différents projets que nous avons découverts présentaient également des niveaux de développement très variables. Ainsi, pour certains, on trouve beaucoup de documents, très complets, avec chaque dessin, alors que pour d’autres, on ne trouve que cinq ou dix pages pour l’illustrer. En ce sens, toute comparaison ou tentative d’équivalence est inégale.
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- Bien que certains de ses projets soient très connus, la quantité de dessins était surprenante, leur multitude pour essayer de construire un mur, une colonne ou un détail de mobilier était vraiment inhabituelle selon moi. Tout était non seulement fait main, mais aussi fabriqué sur mesure. C’est là une chose qui, de nos jours, est tout à fait différente. Peut-être pas pour nous, mais en général pour la pratique de l’architecture partout dans le monde. Je ne pouvais rattacher aucun de ces dessins à un catalogue ou à un produit, à une marque.
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- Un autre aspect qui ressort de la lecture des informations est le sentiment d’oublier le programme pour disposer d’éléments constructifs plus importants qui confèrent une identité à un projet. Comme nous étions en présence de la spécificité des éléments de construction, on a véritablement l’impression d’une érosion de l’idée préconçue de ce à quoi doit correspondre un espace domestique.
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- Il nous intéresse de relier cette dimension ludique de l’architecture, les motifs qui dépassent l’aspect purement fonctionnel d’une maison, en sélectionnant ce que l’on pourrait appeler les images poétiques du pont et du parapluie. Ils deviennent des éléments qui expriment une dimension polarisée, qui peuvent être lus comme un souvenir ou une image mentale de quelque chose que nous connaissons très bien depuis l’enfance, mais aussi comme un composant de l’infrastructure qui possède une échelle de monumentalité.
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- Il est fascinant de parcourir toutes les étapes intermédiaires – parfois trente à quarante ans de stades intermédiaires – pour aboutir à des propositions très techniques. On constate une persévérance, une discipline et un processus de traduction parfaitement conscient pour la construction de l’œuvre. La plupart de ses dessins, en particulier les plus préliminaires, dégagent un optimisme absolu. Mais il faut ensuite, bien sûr, que l’œuvre se matérialise en un maillage très serré de barres d’armature et d’une logique d’évacuation de l’eau.
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- La lecture de ces images – les nuages flottants, les parapluies colorés ou le mouvement très schématique de la traversée d’un petit cours d’eau – non seulement dans leur dimension formelle ou esthétique, mais aussi dans leur dimension symbolique, et la manière dont elles peuvent être traduites dans une architecture très fonctionnaliste, est également très intéressante. Elle apporte une autre qualité potentielle d’expérience pour les familles destinées à habiter ces lieux, à savoir la possibilité d’ouvrir leur esprit et de dépasser le quotidien, de voir au-delà de ce qu’elles connaissent. D’une certaine manière, il s’agit de transformer l’architecture en une machine à fabriquer des mythes qui permettent aux personnes qui y habitent de rêver.
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- À l’échelle domestique, apparaissent toutes ces subtilités qui sont très belles à observer, mais qui sont ensuite unifiées par quelque chose, par exemple, le sol. Sa réflexion ne se situe plus à l’échelle de l’infrastructure. Pareillement avec le pont et le parapluie, c’est-à-dire qu’il y a des projets qui peuvent exister sans détails. On pourrait les amputer du type de fenêtre ou les dépouiller du module du sol, ils resteraient dans nos mémoires de la même manière.
Traduction de l’anglais par Gauthier Lesturgie.