Témoin matériel
Susanne Kriemann raconte comment la photographie documente les paysages radioactifs
Cet essai visuel fait partie d’une série mettant en lumière les commandes et les conversations générées par l’exposition Les vies des documents - La photographie en tant que projet. Les commissaires Stefano Graziani et Bas Princen ont interrogé Susanne Kriemann sur son approche de la documentation de l’histoire matérielle et archivistique des paysages radioactifs. Certaines de ses œuvres et de ses recherches sont reproduites ici, ainsi que ses réflexions sur la manière dont la photographie peut servir d’enregistrement matériel d’environnements en mutation.
J’aime penser l’image documentaire comme une sorte de témoin matériel permettant d’élargir le statut de la photographie à un objet d’art. Lorsque je place des matières radioactives sur une pellicule, j’imagine la photographie comme une prairie exposée à la pollution. Les matériaux polluants qui imprègnent naturellement la surface, tels que les radionucléides ou d’autres métaux lourds, modifient radicalement les notions standard de photographie et de temps d’exposition. Penser la photographie de cette manière change notre compréhension du sujet documenté et du corps « récepteur » du support photographique.
Depuis dix ans, je travaille sur les anciennes zones d’extraction d’uranium dans les régions de Thuringe et de Saxe, en Allemagne de l’Est, où d’importants gisements d’uranium ont été découverts dans les années 1940. Ces zones sont devenues des sites politiques très controversés après la division de l’Allemagne; la région, initialement sous le contrôle des États-Unis, a été échangée avec l’Union soviétique contre un quart de Berlin. Nous ne pouvons que deviner ce qui se serait passé au XXe siècle sans cet échange. Il ne s’agit là que d’un aspect contextuel de mon projet en cours Pechblende, qui interroge les liens entre la photographie et la radioactivité.
L’histoire complexe de ces régions est racontée par de nombreuses personnes de manières très différentes : des personnes qui travaillent dans les mines, d’autres pour les sciences, des poètes, des écrivains, des militants écologistes et des photographes. Depuis 2016, je collabore avec des géologues et des biologistes de l’université d’Iéna qui mènent des recherches et des expériences sur l’assainissement de ces anciens paysages miniers d’uranium extrêmement pollués. Je trouve l’idée stimulante, de considérer mes photographies comme des processus cumulatifs combinant les plantes de « phytoextraction », les documents d’archives et les pierres radioactives.
Dans le contexte des activités minières en Saxe et en Thuringe, des milliers de photographies ont été réalisées au cours des quatre-vingts dernières années. Des spécialistes de la géologie, de la technique, des activistes et des personnes qui habitent ces territoires ont pris leur appareil photo, déclenché l’obturateur et stocké des négatifs ou des fichiers. Si on les considère comme des archives vivantes et dynamiques du passé qui éclairent notre présent et notre futur, ces images permettent de comprendre la complexité de ce qui s’est passé dans la région. Je pense que ce sont ces documents photographiques qui font le travail. J’ai l’impression de communiquer les archives à d’autres, en photographiant des choses qui ne sont pas lisibles dans les documents écrits ou compilés sur ces lieux. Par exemple, je travaille avec des pigments fabriqués à partir de plantes récoltées sur d’anciens sites miniers. J’utilise également une technique d’impression qui fait appel à des pigments que j’ai moi-même fabriqués à partir de ces plantes. Comme il s’agit de pigments naturels, la durée de vie d’une telle impression peut être limitée et n’être visible que pendant quelques années.
Dans le domaine de l’impression photographique, certains pigments sont sensibles à la lumière et disparaissent rapidement, tandis que d’autres peuvent maintenir une image pour cent ans ou plus. Mes expositions mettent ce phénomène en évidence en montrant des images qui disparaissent alors que d’autres sont parfaitement nettes, mais elles représentent toutes deux le même objet. D’une certaine façon, je prends part à une conversation archivistique plus vaste sur la manière de préserver les photographies.
Mon approche m’amène à repenser la définition du document. La photographie ou les débris photosynthétiques accrochés à la semelle de ma chaussure ou à mes ongles constituent-ils le document à proprement parler? Dans mon travail, je pense que le documentaire rassemble différentes façons de témoigner de ces paysages et des histoires racontées à leur sujet pour générer une image multidimensionnelle. Lorsque vous collaborez avec une roche radioactive, qui est à l’œuvre? Je facilite le contact entre le film analogique et la roche radioactive pendant un certain temps dans la chambre noire ou la cave d’un musée; la roche s’occupe du reste. Dans ce cas, qui est l’autrice? Parfois, mes tests prennent quarante-huit heures, ou une semaine, ou plus de cent jours, mais la roche « fait » de la radioactivité depuis aussi longtemps que la terre existe – qu’est-ce que cela signifie d’enregistrer un minuscule moment dans la vie de cette roche?
Lorsque l’on parle de nucléaire, toutes ces images de champignons atomiques ou de pancartes jaunes et noires nous viennent à l’esprit. Mais la première chose que les personnes qui travaillent dans les mines vous disent, c’est que la radioactivité « naturelle » est présente partout, tout le temps. Elle est omniprésente dans l’air que l’on respire. Il existe de nombreuses façons de comprendre la radioactivité. Je m’intéresse aux rayonnements de faible intensité, qui ne sont pas immédiatement détectés par le compteur Geiger, mais qui imprègnent l’eau, le sol et l’air sur de longues périodes; ils s’insinuent dans l’ensemble des éléments.
Les façons spectaculaires dont nous pensons ou parlons du nucléaire nous en distancent également. Par exemple, dans le projet de publication collaborative 10%: Concerning the Image Archive of a Nuclear Research Centre, 36 personnes ont examiné des archives photographiques numériques et analogiques réunissant 220 000 images prises par des photographes travaillant sur place, documentant les différentes strates et activités d’un centre de recherche nucléaire. On y voit des personnes fêter des anniversaires, signer des contrats, régler des machines, assister à des explosions. Pourtant, les représentations de radioactivité visibles par autoradiographie sont absentes. Dans mon projet, je sélectionne des images et les juxtapose à partir des archives, comme une photographie aérienne prise pendant la construction du réacteur nucléaire au milieu d’une forêt dense. Je les ai comparées aux photographies de Wilhelm Knobloch, qui était jusqu’à récemment le plus ancien militant écologiste d’Allemagne et forestier dans cette forêt. Dans les années 1950, il a fait le tour du centre de recherche nucléaire à vélo tous les jours, pour observer et documenter les dégâts causés à la forêt par les activités scientifiques.
Dans mon travail, je négocie la limite de ce que l’on sait et de ce que l’on ne sait pas à propos d’un sujet. Par exemple, une carotte sauvage qui pousse sur les anciens champs miniers d’uranium possède un super-pouvoir parce qu’elle a absorbé des particules radioactives, mais la toucher ne va pas déclencher immédiatement son effet nucléaire. En photographiant la carotte, je génère une archive correspondant à la recherche sur le terrain menée dans un laboratoire de l’université d’Iéna; les champs herbeux sont à la fois une prairie et un laboratoire en plein air. La photographie se complexifie lorsque l’on comprend ce qui occupait l’endroit avant l’apparition de cette prairie – cette carotte est différente des autres carottes. Sur le plan photographique, cette tension n’est pas visible, mais elle est transmise par des connaissances introduites depuis l’extérieur du cadre de l’image. L’aspect inquiétant du nucléaire vient à l’esprit lorsque l’on observe ces documents photographiques.