Allègement et Développement
Une exposition virtuelle pour notre carbone présent
Ce texte continue une exposition virtuelle des participants au séminaire 2022 Outils d’aujourd’hui : Carbone présent, qui sélectionne et relit des objets de la collection du CCA en fonction de divers thèmes liés à la manière dont le carbone façonne notre environnement bâti et nos modes de vie actuels.
Allègement
Arièle Dionne-Krosnick, Iva Resetar, Christian Saavedra
Comment l’urbanisation – en particulier la transformation d’environnements pour répondre aux besoins des humains en matière de confort et de loisirs – canalise-t-elle et redistribue-t-elle l’accès aux éléments naturels comme la végétation, l’eau et l’air? Et comment les pratiques conceptuelles reconstruisent-elles ou remplacent-elles alors ces aspects « manquants » de la nature dans l’environnement bâti?
Ce regroupement thématique d’objets traite de la façon dont le design procure le confort selon des moyens qui exacerbent paradoxalement la production de carbone. Les modes de réorganisation de l’accès aux ressources en vue du bien-être humain fonctionnent de manière diffuse et à des échelles multiples : des technologies comme la climatisation pour améliorer le confort physique et des infrastructures telles les piscines dans des habitations de banlieue et des complexes de vacances, jusqu’à des paysages récréatifs dans des systèmes urbains postindustriels. Les pratiques d’allègement et de minimisation de l’inconfort, tout en fournissant des espaces pour les loisirs et une vie plus écologique, et souvent étayées par des propositions éthiques visant à remédier aux aspects négatifs de la vie urbaine, proposent notre repli – et, jusqu’à un certain point, notre isolement – de la sphère publique. Cependant, les effets cumulatifs de micro-environnements contrôlés, surtout leurs émissions de carbone, ont des répercussions plus sérieuses sur l’utilisation et l’expérience collectives.
Les méthodes visant à alléger et minimiser les impacts indésirables du carbone présent sont liées à des conventions sociales quotidiennes. La notion de « substituabilité » joue ici un rôle central : les grands équipements de loisirs, souvent conçus comme des espaces verts compensatoires en milieu urbain, peuvent être considérés comme un engagement public en faveur de modes de gestion des ressources naturelles plus durables et plus collectifs. Néanmoins, comme l’a souligné Jeff Wiltse, la « substituabilité » des éléments naturels tels que la verdure, l’eau et l’air dans les espaces bâtis risque de redistribuer l’accès à ces éléments de la sphère publique à la sphère privée; par exemple, dans les années 1990, « [d]es millions d’Américains ont abandonné les piscines publiques précisément parce qu’ils préféraient pratiquer leurs activités récréatives au sein de communautés plus petites et plus sélectives sur le plan social1». De même, le conditionnement ambiant, en tant que mécanisme de contrôle dde l’environnement, d’abord industriel, puis domestique, peut chauffer, refroidir et purifier l’air « en appuyant sur un bouton », remplaçant en fait le climat d’un bâtiment en déplaçant ses émissions à l’extérieur. Écrivant sur le caractère commun de l’air respiré, Luce Irigaray rappelle la tension éthique d’une telle redistribution de ce dernier : « Si respirer m’éloigne de l’autre, ce geste signifie également un partage avec le monde qui m’entoure et la communauté qui l’habite. […] Je peux respirer par moi-même, mais l’air ne sera jamais tout simplement mien » – l’impact carbone de telles technologies est intrinsèquement une préoccupation collective, même si on gère ainsi le climat dans des lieux déconnectés2.
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[Notre traduction] Jeff Wiltse, Contested Waters: A Social History of Swimming Pools in America, Chapel Hill, University of Minnesota Press, 2007. ↩
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[Notre traduction] Luce Irigaray, « From The Forgetting of Air to To Be Two », dans Feminist Interpretations of Martin Heidegger, dir. Nancy J. Holland et Patricia J. Huntington. University Park, Pennsylvania State University Press, 2001. ↩
Les exemples sélectionnés, qui couvrent les époques moderne, d’après-guerre et contemporaine, illustrent les préoccupations éthiques et les frictions liées à la gestion et à la propriété des éléments naturels, ainsi que le remodelage des frontières entre le privé et le public dans le présent du carbone.
Développement
Asya Ece Uzmay, Maria Rius Ruiz, Putrikinasih R. Santoso
De la fin de la période moderne à l’époque contemporaine, nous avons pratiqué des interventions considérables dans les environnements naturels et bâtis. Elles vont de l’exploitation pétrolière aux transformations de paysage – comme l’excavation de tunnels et la création d’îles artificielles – en passant par l’industrialisation et le développement d’infrastructures favorisant le transport et la fabrication de marchandises à l’échelle mondiale. Les objets présentés dans ce dossier thématique portent sur la façon dont les humains ont consommé avidement les ressources au cours du siècle écoulé au point d’avoir substantiellement – et parfois, de manière irrémédiable – transformé et altéré notre planète.
À la même époque, des initiatives de transformation monumentale accompagnent les grands projets de « développement » de l’après-guerre. Nouveau paradigme adopté pour stabiliser l’économie mondiale suite au conflit, le « développement » crée et encourage des relations de pouvoir asymétriques entre ce que l’on appelle alors les pays « avancés » et ceux du « tiers-monde ». Pendant presque huit décennies, les premiers vont se servir du « développement » comme d’un terme générique pour rationaliser l’industrialisation dans les seconds. Ce processus colle aux intérêts et priorités de l’économie mondialisée, dans laquelle la production et la consommation de biens et services n’ont plus réellement d’ancrage local. Employé pour justifier certains dogmes de la transformation planétaire, le développement engendre des inquiétudes de plus en plus pressantes quant à la consommation des ressources et à leur raréfaction à l’échelle régionale.
Dans ce contexte de préoccupations naissantes quant à la disponibilité des ressources naturelles et à leur usage dans les années 1960 et 1970, des architectes et urbanistes comme Doxiadis, Buckminster Fuller et Van Ginkel Associates voient dans le design un moyen d’optimiser l’emploi des matériaux et de créer des systèmes de construction et de subsistance plus efficaces et durables. Leur vision est celle d’une architecture qui adopterait une perspective planétaire, plaçant la Terre au centre de la pensée et de la pratique conceptuelles. Une telle transformation, d’une optique anthropocentrique à une approche globale en architecture, va se matérialiser sous des aspects divers. Fuller, par exemple, croit que la survie humaine passe par notre capacité à orienter le design vers une prise en compte de l’interdépendance entre tous les systèmes vivants et des conséquences à long terme de nos actions. En matière de planification nationale et régionale, cette vision planétaire va se refléter dans des efforts visant à délaisser un point de vue purement économique pour lui substituer un modèle de développement humaniste s’appuyant sur diverses formes d’expertise et tenant compte des contextes locaux.
En même temps, le transfert d’expertise en matière d’énergies fossiles entre « pays développés » et « pays en développement » permet aux autorités politiques d’établir et de catégoriser des niveaux de développement industriel. En particulier, l’importation de technologies de climatisation va inciter fortement à imposer des normes mondiales de confort et d’efficacité dans des contextes régionaux.
Alors que les politiques et stratégies de développement font la part belle au transfert de technologies au carbone, les publications architecturales présentent rarement des formes architecturales réalisées sans celles-ci. Dans les rares exemples qui évoquent les technologies décarbonées pour la construction, ces projets sont décrits dans un langage ambigu et indéfini, comme « Le bâtisseur sous climats chauds ». En d’autres termes, la priorisation des techniques fossiles sur les non-fossiles produit des hiérarchies de savoir et d’expertise distinctes dans le discours architectural.
Les pratiques contemporaines de développement reposent sur une ingénierie à forte intensité carbone pour apporter des altérations extrêmes au territoire, entraînant ainsi une grande consommation de ressources et des niveaux d’émissions élevés. Dans ce contexte, le carbone est présent dans des matériaux produits et utilisés universellement (pétrole brut, plastique, fibre de verre, etc.) et comme empreinte écologique des processus de construction (transport, excavation, transformation). Sous la rubrique toujours bien fournie du développement mondial, les pratiques conceptuelles qui font un usage massif de cet élément mettent en relief un décalage fondamental entre les agendas mondiaux et les intérêts locaux. Ces méthodes ont contribué aux transformations spatiales et physiques de la Terre et ont perpétué une perception homogénéisée de l’environnement et de notre action face aux problématiques géographiques et climatiques. Elles ont fragilisé des savoir-faire locaux bien ancrés pour imposer des solutions standardisées, manufacturées, lesquelles, à leur tour, alimentent une extraction et une consommation sans fin.