L’écriture de « One Continuous Line »
Vikramāditya Prakāsh à propos des archives d’Āditya Prakāsh
Mon père est mort en août 2008 de façon assez soudaine. Je me trouvais en visite en Inde à ce moment-là et, après une journée passée ensemble, je l’ai accompagné jusqu’au train qui devait le mener à Bombay avec une troupe de jeunes artistes de rue qui allait présenter une pièce travaillée en atelier intitulée Zindigi Retire Nahin Hoti (La vie ne prend jamais sa retraite), dont il était le protagoniste. Il est monté à bord à Chandigarh à 20 h et, peu de temps après, il a subi un infarctus vers 4 h du matin et est décédé à Ratlam, une ville du milieu de l’Inde.
Ma mère et moi n’avons appris la nouvelle que vers 6 h et le temps que nous réfléchissions à ce qu’il allait falloir faire, 24 heures s’étaient encore écoulées jusqu’à ce que sa dépouille ne revienne à Chandigarh dans un cercueil noir, toujours par train. De nombreux membres de la famille et d’amis étaient déjà réunis, et l’information s’était propagée assez largement dans la communauté locale de Chandigarh, ou du moins dans celle des aînés qui se souvenaient de la construction de la ville dans les années 1950 et 1960. Alors même que les rites de crémation se déroulaient, j’étais déjà soumis à la pression, en grande partie auto-infligée, de l’héritage. Être l’unique fils d’un père de l’élite en Inde nourrit toujours des attentes délicates et, dans notre cas, je peux dire que nous avions une relation étrangement miroir et pourtant mouvementée (sans doute plutôt représentative de l’architecture œdipienne telle que décrite par Sigmund Freud).
Une fois l’émoi retombé, je me suis finalement aventuré dans son bureau et atelier de peinture pour voir ce qui s’y trouvait. Mon père avait laissé ses choses, du moins c’est ce que je croyais, en désordre. Rien n’était répertorié, tout était en tas, sans hiérarchie ou logique apparente, si ce n’est dans son atelier, où ses centaines de dessins et toiles étaient soigneusement entreposés dans des tiroirs, à l’abri, ses biens les plus précieux.
Je suis sorti de la pièce à reculons, et il m’a fallu près de cinq années de voyages répétés depuis les États-Unis pour mettre un semblant d’ordre dans ses papiers, dessins, correspondances et objets multimédias. L’essentiel de cette entreprise, au début, a consisté à séparer ce que je considérais comme sans intérêt de ce qui pouvait avoir une valeur archivistique, et j’ai rapidement pris la décision de baser ma sélection sur ce que moi, en tant qu’historien de l’architecture, pensais être d’une certaine importance, au lieu de m’efforcer d’imaginer ce que mon père aurait jugé digne d’être conservé. J’estime avoir jeté environ cinquante pour cent de ses papiers et autour de vingt-cinq pour cent des feuilles parmi les dessins. Les doublons et publications générales reçues d’autrui pour les papiers, les dessins non créés et modifiés par mon père, tout cela a été mis au rebut. J’ai gardé toutes les œuvres. Ma mère n’était pas très contente, elle me l’a dit plus tard, que je me sois débarrassé d’autant de choses.
Mais le travail d’organisation de tous les documents et dessins de ce que l’on pourrait qualifier d’archives a finalement commencé en cet été de 2017 où, par un heureux concours de circonstances, j’ai pu compter sur l’assistance de trois jeunes diplômés récents. Lakshmi Krishnaswami était mon étudiante à l’Université de Washington et venait de terminer son mémoire de maîtrise sur la vie et les réalisations de mon père. Vishal Khandelwal, aujourd’hui professeur adjoint à Harvard, étudiait au doctorat à l’Université du Michigan en histoire de l’art. Son intérêt résidait simplement dans la découverte du contenu des archives. Eashan Chaufla, fils de mon ami, rentrait tout juste diplômé en design de RISD et ne savait pas trop vers quoi se diriger. J’avais justement fini d’ajouter deux étages à la maison paternelle; il y avait donc suffisamment de place pour qu’ils puissent y loger. Chaque matin pendant un mois nous déjeunions ensemble avant de nous asseoir autour d’une grande table et passer au crible les trouvailles du jour. Vishal a revu tous les documents, essayant au moins de leur donner une étiquette. Lakshmi s’est occupée des œuvres et Eashan, des dessins et des objets multimédias. Ce dernier a fini par développer une passion pour les archives et l’histoire qu’elles racontaient, au point qu’il a acheté notre maison avec sa mère pour y vivre, quand est venu le temps de la vendre.1
J’avais quitté l’Inde en 1986 pour aller faire des études supérieures aux États-Unis et, de ce fait, les trente dernières années de la vie de mon père étaient en quelque sorte un mystère pour moi. La majeure partie de cette période, m’a-t-il raconté, avait été consacrée à l’art. Mais en triant les archives, quelle ne fut pas ma surprise de constater à quel point elles contenaient beaucoup plus que cela, non seulement sur ses dernières années, mais aussi sa jeunesse – c’est-à-dire sa vie avant ma naissance, dans les années 1940 et 1950. J’ai été étonné de trouver ses vieux journaux personnels, beaucoup de photographies, quelques boîtes remplies d’anciens objets souvenirs comme des catalogues d’exposition ou des liasses de lettres et cartes postales précieuses pour lui. C’était l’époque qu’il a passée au Royaume-Uni pour y étudier l’architecture et les beaux-arts, où il s’est découvert une passion pour le théâtre, a vécu l’amour et les ruptures et n’a finalement pas choisi la voie d’une carrière permanente potentiellement lucrative en Grande-Bretagne; il a plutôt opté pour le projet de capitale de Chandigarh, saisissant l’occasion de travailler avec Le Corbusier et Pierre Jeanneret – qui étaient bien entendu déjà des architectes connus dans le monde entier –, et, sans doute le plus important, de participer au projet audacieux voulu par Nehru de rebâtir l’Inde à la force du poignet. Ce travail de la première génération de modernistes indiens, parvenus à l’âge adulte dans les premières années de l’Inde État-nation, est ce que l’on appelle maintenant la « troisième époque », comme l’a d’abord définie l’artiste contemporain et théoricien Badri Narayan (idée approfondie récemment par le galeriste Mortimer Chatterjee et le poète et théoricien Ranjit Hoskote).
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C’est dans ce contexte que mon amie Maristella Casciato m’a mis en communication avec Martien de Vletter, ouvrant la voie à l’acquisition des archives au CCA. Nous avons pu profiter de l’événement qu’a été l’arrivée de ma mère aux États-Unis comme résidente permanente pour y déménager les archives, d’où elles sont venues à Montréal. ↩
Curieusement, il n’y avait pas grand-chose concernant sa période consacrée au projet de capitale de Chandigarh. J’ai trouvé une aquarelle originale de Le Corbusier, négligemment disposée parmi les papiers, ainsi qu’un tas de dessins rétrospectifs documentant sa collaboration avec ce dernier sur l’École des beaux-arts et sur le Modulor durant la conception du Collège d’architecture. La plupart des archives de cette époque concernent son travail sur l’édifice qu’il préférait de loin, le théâtre Tagore, son premier projet majeur indépendant construit pour le centenaire de la naissance de l’artiste en 1962.
Une portion notable des archives portait sur ses années à Ludhiana, une petite ville à deux heures de Chandigarh dans le nord de l’Inde, où il a bâti plusieurs universités agricoles dans le cadre de ce que l’on a appelé la « révolution verte » des années 1960. En consultant les documents, les dessins et la correspondance, il saute aux yeux qu’il s’agit de la phase de sa vie professionnelle dans laquelle il s’est investi le plus profondément. Sortant de Chandigarh et de l’ombre pesante de Le Corbusier et Pierre Jeanneret, il s’est donné la possibilité de se définir et s’exprimer par lui-même, forgeant sa propre vision d’un modernisme indien. Il a acheté de ses amis scientifiques de passage des appareils photos, un magnétophone et un projecteur de diapositives et s’est mis à consigner son environnement et ses impressions. Les photographies, enregistrements et albums de l’époque témoignent de l’énergie inépuisable d’un jeune esprit à la recherche de nouvelles réponses. Mon père était alors dans la quarantaine et, alors que je passais à travers le matériel, je me suis senti proche de lui, retrouvant dans ses présentations mon propre sens de l’exigence personnelle au même âge.
Le gros des photographies qu’il a prises à Ludhiana insiste sur le contraste – ou serait-ce la continuité? – entre l’architecture moderniste qu’il concevait et l’économie périurbaine agrorurale qui l’entourait (c’est le même contraste que j’ai trouvé plus tard dans ce qu’on appelle l’Album Punjab, qui retrace la première visite de Le Corbusier en Inde). Dans le cas de mon père, l’entreprise d’accorder cette différence est devenu le cœur d’une longue liste de papiers, projets de recherches et, surtout propositions d’urbanisme auxquels il a consacré son temps dans les années 1970 en tant que directeur du Collège d’architecture de Chandigarh, l’institution qu’il avait imaginée. Alors qu’il s’employait à faire avancer sa vision d’un néomodernisme radical en contradiction avec la pensée culturaliste de l’époque, je me remémore dans leurs moindres détails ses différends avec les autres architectes de l’Inde plutôt investis dans la production d’un modernisme à l’esthétique indienne en réaction aux diktats et aspirations du postmodernisme. La fantastique série de dessins urbains et d’analyses réalisés par lui à ce moment a été pour moi une vraie révélation, tout comme ses nombreux écrits et publications.
Les deux dernières décennies de la vie de mon père, dans les années 1990 et le début des années 2000, sont dominées par l’art et le nombre étonnant de projets de design qu’il a acceptés comme praticien indépendant. L’histoire de sa fermeté dans le contexte d’une Inde néolibérale et de la mondialisation est celle qu’il m’a été difficile de m’approprier et de théoriser, étant donné la tournure radicalement différente prise alors par ma propre vie intellectuelle et personnelle en tant qu’universitaire postcolonial et professeur aux États-Unis. J’ai bon espoir que d’autres experts soient un jour en mesure de mieux articuler ces éléments que je ne l’aurais fait. Pour moi, ce sont ses passe-temps plutôt que sa vie professionnelle qui m’ont paru les plus familiers. Son implication dans la troupe de théâtre amateur – Abhinet – et le dossier qu’il a tenu sur son groupe de discussion, intitulé « Nos rencontres », ont été les documents prouvant une persistance dans certaines de ses vieilles obsessions sur toute la durée de sa longue vie.
Ce texte est issu d’une causerie donnée par Vikramaditya Prakash pour présenter son livre, One Continuous Line (Ahmedabad, Mapin Publishing, 2020). Le CCA a reçu les archives d’Aditya Prakash en 2019 et, en mars 2024, Saloni Mathur a participé au programme Chercher et raconter pour interpréter celles-ci et faire une sélection pertinente du matériel à numériser.
Cet article a été traduit de l’anglais par Frédéric Arcand.