Travailler intelligemment, plutôt que péniblement

Hester Keijser, Luuk Smits, Charlie-Anne Côté, Emma Rath, et Victoria Addona discutent de vidéos de construction sur les réseaux sociaux

La conversation suivante s’est tenue en janvier 2024, durant des discussions de recherche pour l’exposition des pros : construction auto-documentée sur les réseaux sociaux, à l’affiche dans notre Salle octogonale du 7 juin 2024 au 27 octobre 2024.

Charlie-Anne Côté
Comment avez-vous découvert pour la première fois des vidéos de construction sur les réseaux sociaux et qu’est-ce qui vous a intéressé?
Hester Keijser
Je suis tombée pour la première fois sur des vidéos de construction en parcourant mon fil Instagram, les plus réussies attirent immédiatement l’attention. Grâce à l’algorithme qui affiche des contenus similaires, j’ai découvert tout un univers de courtes séquences réalisées par des personnes travaillant dans la construction, activement commentées et partagées. Intriguée, j’ai voulu creuser un peu plus ce qui me semblait être un nouveau genre de représentation visuelle de l’industrie de la construction. Les vidéos couvrent un grand éventail de sujets, de l’exploitation minière et l’extraction des ressources à la réalisation de travaux de construction proprement dits comme la récolte du bois, le nivellement du sol, la manipulation de fers à béton, la production de pièces métalliques, le montage de cloisons sèches ou la peinture de bâtiments. Il n’est pas toujours évident de savoir ce qui se passe dans ces vidéos, mais elles offrent souvent un aperçu fascinant du processus de construction, ou une explication de quelque chose que l’on ne connaissait pas; elles entrent en quelque sorte dans la catégorie des vidéos explicatives, sans en être tout à fait.

L’architecture est, bien sûr, étroitement liée à la construction, mais ces vidéos se concentrent sur des aspects informels et quotidiens de la culture des chantiers qui sont rarement visibles ou considérés. À l’heure actuelle, ce phénomène fait l’objet de très peu d’écrits, alors qu’il est extrêmement populaire : des milliers de vidéos comptent des millions de vues et attirent l’attention de personnes du monde entier. Bien que je remarque un intérêt croissant dans le domaine de l’architecture pour les réalités du lieu de travail du secteur de la construction, il existe un certain décalage en termes d’accès à ce type d’images ou à un cadre théorique existant qui nous permettrait d’y réfléchir avec pertinence.
Luuk Smits
Ma fascination pour ce type de vidéos a commencé d’une manière similaire. Au cours d’une résidence à l’European Ceramic Work Centre (EKWC), je consultais les réseaux sociaux pendant mes pauses, comme le font beaucoup d’entre nous. Quand je ne travaillais pas dans l’atelier, je me promenais à l’extérieur, je photographiais des chantiers avec mon téléphone et je prenais des notes visuelles. Comme pour toi, Hester, l’algorithme a sans doute identifié mes recherches d’outils et de matériaux pour mon projet et a commencé à me proposer ces vidéos.

À ce moment-là, je faisais des recherches sur les infrastructures souterraines en milieu urbain et j’ai commencé à observer des motifs récurrents dans le type de vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. Après quelques années de collecte de ces séquences, j’ai constitué des archives à l’aide de mots-clés et trouvé un moyen de les intégrer à ma pratique artistique, qui s’intéresse généralement à la manière dont les choses fonctionnent.

Puis, en 2022, j’ai participé à une résidence au Zentrum für Kunst und Urbanistik de Berlin en proposant de travailler directement sur le chantier, car le bâtiment – une ancienne gare – était en cours de construction. Je me suis dit que c’était une chance formidable de vivre et de travailler sur un chantier de construction, de me réveiller tôt le matin au son des perceuses. À cette époque, j’ai commencé à exploiter de plus en plus les séquences trouvées sur les réseaux sociaux au cours des dernières années. J’ai imprimé des vignettes de ces vidéos et j’ai commencé à faire un montage pour créer des associations visuelles intuitives, en regroupant les vidéos qui me rappelaient des actions similaires. C’est ainsi qu’est née Assembly II, une installation vidéo que j’ai présentée sur le chantier, réunissant des travaux de construction et des productions matérielles du monde entier.
HK
Quand vous m’avez partagé l’une de vos vidéos, j’ai compris que votre méthode de montage révélait un aspect de ce phénomène qui n’est pas aussi apparent en faisant simplement défiler les clips via les applications, un peu comme si l’on dressait une carte souterraine de ces vidéos de construction reliées entre elles par différents thèmes et postes. Comprendre comment les organiser est tout à fait remarquable, puisque les applications et les algorithmes éditent et organisent généralement les contenus à notre place, tandis que faire l’inverse est bien plus complexe.
LS
Les montages offrent également un aperçu du fonctionnement d’un esprit visuel. Les vidéos sont rapides et apparemment inépuisables ; passer d’un clip à un autre, c’est presque comme réaliser un montage en soi. Monter ces séquences est un processus profondément créatif, où je peux suivre le contenu, les matériaux ou les mouvements des personnes qui travaillent pour associer différentes vidéos. D’autres strates narratives peuvent être incorporées en combinant les clips pour raconter une histoire plus complète.
HK
Alors que le portfolio de l’architecte peut présenter une structure achevée, ces courtes vidéos se concentrent plutôt sur le processus, le travail et les matériaux utilisés dans la construction.
Emma Rath
Oui, elles rendent visible l’invisible de multiples façons. En nous plongeant dans les processus de construction, elles permettent d’imaginer ce qu’il y a entre et au-delà des murs d’une structure. Elles montrent aussi comment un même résultat peut être obtenu de diverses manières, illustrant des styles de mouvement et des manières de faire multiples. En retraçant leur prolifération, il est possible de cartographier les modes d’adaptation des techniques et de transfert des connaissances.
HK
Les processus de construction requièrent une grande ingéniosité. Beaucoup trouvent des solutions sur place avec les outils à leur disposition; capables de s’adapter à une mission en fabriquant des fers à béton avec des outils bricolés ou en construisant des fondations en fonction du terrain. En Amérique du Nord ou en Europe, les chantiers sont généralement inaccessibles au public, en grande partie pour des raisons de sécurité. Une petite ouverture permet parfois d’y jeter un coup d’œil et on peut voir se déplacer les grues, mais le site reste très en retrait des regards et de la participation publique. Je n’ai pas l’impression d’avoir mon mot à dire ou de connaître les modalités et étapes de construction de mon environnement. Ce sont habituellement de grandes entreprises qui pilotent ce type de production, coordonnée entre les entreprises, les propriétaires fonciers et le gouvernement, et qui est communiqué comme un processus abstrait – au mieux, on peut lire une annonce sur une nouvelle construction dans le journal local.

Or, ce que je vois souvent dans ces vidéos sur les réseaux sociaux, en particulier lorsqu’elles portent sur la construction dans des pays dont les pratiques et les réglementations sont plus informelles, c’est que des communautés entières participent aux processus de construction. Le chantier est plus ouvert et accessible. Il est beaucoup plus proche de la vie quotidienne, ce qui donne aux gens un sentiment plus concret d’agentivité sur leur environnement bâti.
LS
Votre remarque sur les réglementations informelles me rappelle le chantier de construction à Berlin sur lequel j’ai travaillé. Un jour, alors que j’y passais, j’ai remarqué un groupe couler du béton de façon assez improvisée, utilisant une gouttière bricolée à partir d’une dalle de bois pour transporter le béton à un endroit inaccessible pour la pompe. J’ai commencé à filmer avec mon téléphone, mais l’ouvrier qui contrôlait la pompe m’a demandé d’arrêter, expliquant que son patron ne serait pas très content s’il venait à tomber sur la vidéo, puisque fabriquer une gouttière improvisée est très risqué.
HK
C’est un autre aspect de ces vidéos : on ne sait rien des réglementations en vigueur sur ces chantiers de construction. Nous n’avons aucune idée de où et comment ces personnes qui y travaillent prennent des risques pour aller plus vite ou contourner des difficultés.
HK
La différence essentielle entre photographes et personnes qui réalisent ce type de vidéos est que les personnes travaillant dans la construction peuvent choisir de documenter ce qu’elles veulent partager sur leur travail et comment elles souhaitent se représenter. Il y a une adéquation naturelle entre les réseaux sociaux et le secteur de la construction, dans le sens où la construction comporte un aspect performatif, tandis qu’Instagram et TikTok sont très axés sur l’autodocumentation et la performance, d’abord pour la caméra, puis pour le public. Le chantier est en quelque sorte une scène, il a donc cette dimension d’espace de performance dans lequel une personne ou une machine peut démontrer une compétence ou un résultat.
ER
Souvent, il s’agit de longues journées répétitives passées ensemble sur le même site. La chorégraphie joyeuse du travail de construction et le caractère ludique que ces vidéos saisissent imprègnent généralement aussi leur réception. Elles développent un espace communautaire de fierté, de positivité, d’intérêt sincère et d’enthousiasme pour apprendre et partager.
Victoria Addona
Avez-vous remarqué des conversations récurrentes dans les commentaires?
LS
Les internautes demandent souvent plus d’informations ou des précisions, posent des questions sur ce qui se passe, ou pourquoi une personne fait quelque chose d’une certaine manière.
HK
Oui, le public est aussi composé de non-spécialistes qui se passionnent pour les techniques et les technologies de construction. Il n’obtient pas toujours de réponse. Parfois, des questions pratiques sont posées : « Où peut-on l’acheter? » « Combien coûte cette machine? » Les commentaires s’intéressent rarement à ce qui est construit ou à l’architecte, bien qu’ils expriment de temps en temps leur admiration pour les solutions de conception.
CAC
« Travailler intelligemment, plutôt que péniblement » est par exemple un commentaire fréquent.
HK
Oui, la question de la sécurité revient souvent dans les commentaires. On y trouve des platitudes comme « la vie est plus précieuse que le travail, alors prenez soin de vous. »
ER
Ou des émojis feu. Les réactions sont extrêmement positives et donnent l’impression que la communauté intéressée par ces courtes vidéos apprécie les compétences présentées et cherche à partager son émerveillement avec les personnes qui les ont réalisées.
CAC
Néanmoins, il faut faire attention à ne pas idéaliser ces communautés en ligne. Bien sûr, on voit aussi des commentaires désagréables ou irrespectueux. Il y a des trolls, et parfois des propos sexistes ou racistes apparaissent. Certains comptes republient le contenu produit par les personnes présentes sur le chantier sans se soucier des droits de diffusion, dans le but de générer du trafic sur des pages commerciales ou des liens qui infectent votre ordinateur avec des liens malveillants. Les personnes qui choisissent de se représenter et de faire connaître leur travail sur les réseaux sociaux risquent de voir leur contenu circuler au mépris de leurs droits d’auteur.
HK
D’un autre côté, cette dissémination fait partie du jeu : une fois publié dans l’océan des réseaux, le contenu doit vivre sa vie. Sans doute certaines personnes se réjouissent d’être reprises par un grand compte regroupant des millions d’adeptes, y voyant une source de reconnaissance.
ER
Peut-être que l’agentivité de ces personnes réside dans leur décision de publier quelque chose en ligne. Elles choisissent de diffuser leurs vidéos, conscientes qu’elles sont susceptibles de circuler dans différents cercles et de faire l’objet d’une appropriation involontaire. Leur démarche est de partager du contenu sur la plateforme, sans nécessairement revendiquer la reconnaissance ou d’être identifié comme le créateur.

Commentaires sur un post Instagram par Ceejay Turner (@dirt.turner), “Should’ve been a cowboy,” Canada, 15 February 2024. Source: Instagram © Ceejay Turner

VA
En réfléchissant à la façon dont ton intérêt pour ce genre a commencé, Luuk, avec un chantier ouvert dans lequel vous pouviez jeter un coup d’œil, je me dis qu’il y a quelque chose de fondamentalement fascinant dans le fait d’observer les machines et les personnes qui les font fonctionner, et ce, dès le plus jeune âge.
LS
En effet, le plaisir d’observer un espace dans lequel des personnes et des machines travaillent ensemble, avec des actions rythmiques et répétitives qui transforment presque les personnes en une sorte de machine, ou dans lequel la machine devient une prothèse pour le corps humain.
HK
Il existe de nombreux jouets de construction destinés aux enfants, encourageant leur intérêt pour la construction et la fabrication d’objets dès leur plus jeune âge. Pourtant, lorsque l’on arrive à l’âge de choisir une profession, on les dissuade souvent de se lancer dans la construction.
ER
« Deviens architecte ».
HK
Oui, sois plutôt architecte ou designer! On fait découvrir la construction aux enfants parce qu’on sait que les machines et leurs processus sont fascinants et instructifs, mais on freine généralement cet intérêt. Dans une certaine mesure, c’est le cas avec les machines et les techniques de construction que ces vidéos mettent en avant : elles sont captivantes, mais il existe un mépris général pour les compétences que ces personnes possèdent et partagent avec générosité. Les personnes qui postent sur leur travail cherchent à lutter contre ce dédain et à défendre leur secteur d’activité, afin de montrer que ces emplois sont bien plus intéressants que ce que l’on imagine communément. Une énorme pénurie de main-d’œuvre menace le secteur en raison du départ à la retraite des baby-boomers. Se tourner vers les réseaux sociaux est aussi un moyen d’attirer les jeunes et de leur montrer que c’est un choix de carrière viable.

Stephanie Abbott (@teek_interiors), Prefill•How To•Step By Step Guide, Canada, 4 février 2024. Source: Instagram © Stephanie Abbott

HK
Les personnes travaillant dans ces domaines sont parfois la cible de propos haineux dans les commentaires, ce qui n’est certainement pas facile à digérer. Mais n’oublions pas que nos modes de consommation et l’économie mondiale qui les sous-tend sont à l’origine de ce besoin d’extraction à une telle échelle. Après avoir visionné un grand nombre de ces vidéos, on a l’impression que des forêts entières sont en cours de destruction, que la terre est littéralement en train d’être dévorée. Elles nous montrent une attaque brutale contre les ressources naturelles, une impression viscérale renforcée par les images en boucle de machines abattant des montagnes ou coupant des arbres. S’il y a une chose à retenir de ces vidéos de construction en rafales, c’est que nous nous trouvons face à une tâche herculéenne pour changer la façon dont nous concevons notre environnement bâti et pour rendre l’industrie de la construction véritablement durable. L’enthousiasme et la générosité avec lesquelles les personnes qui travaillent sur le terrain partagent leurs connaissances, leur expérience et leurs compétences, malgré les inégalités et les dynamiques de pouvoir qui sont à l’œuvre dans l’industrie de la construction, donnent un peu d’espoir.
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