Corpus
Emma Rath se penche sur les photographies de la bibliothèque d’Álvaro Siza à Viana do Castelo
La transition entre la photographie analogique et numérique au début des années 2000 va ouvrir la voie à de nouvelles dynamiques et possibilités pour la représentation architecturale, les agences faisant leurs avec enthousiasme ces avancées technologiques pour documenter les chantiers de construction. Une série en apparence sans fin d’images de concepts et bâtiments en cours de développement peuvent être prises sur des cartes mémoire capables de stocker des centaines de photos, redéfinissant au passage la notion de « viser et déclencher ». Les précieuses miniatures tirées sur planches-contacts, aujourd’hui largement désuètes, ont été remplacées par des bandes d’encrage étendues sur du papier à lettres de format 8 ½ x 11 po.
Une boîte d’archivage est extraite des profondeurs des réserves du CCA pour être apportée à la salle d’étude; elle contient plus d’un millier de photos imprimées de la Biblioteca Municipal de Viana do Castelo, projet d’Álvaro Siza. Celui-ci, situé entre Alameda 5 de Outubro et le fleuve Lima, qui s’inscrit dans un plan de développement plus vaste de la rive, comprend un pavillon multifonctionnel, deux immeubles de bureaux, un auditorium et une bibliothèque orthogonale de deux étages.
Les documents ont été retirés de leurs classeurs d’origine et placés méticuleusement dans des chemises afin d’en conserver l’ordre. Les contenus photographiques vont de détails minuscules à des vues d’ensemble macroscopiques; consulter cette série s’apparente à un ballet déroutant, oscillant entre paysages en grand angle du chantier et vues rapprochées des joints de mortier courant le long des surfaces. Certaines images sont embrouillées – absence de repères, sans indication claire quant au haut et au bas.
Des mains réapparaissent dans les images, corrigeant ce vertige.
Quand on parcourt la volumineuse documentation concernant la Biblioteca Municipal de Viana do Castelo, ces mains transmettent une idée d’échelle, donnent corps aux images, les empêchant de glisser vers l’abstraction. La main qui resurgit, une mesure architecturale universelle, contextualise pour l’observateur l’environnement spatial du site. C’est un rappel à taille humaine que derrière la photographie et le design, se trouve toujours une personne. Ces mains saisissent l’approche conception-construction, illustrant le travail collaboratif qui sous-tend l’architecture.
Elles attirent l’attention sur le processus qu’on oublie souvent quand les bâtiments étincelants apparaissent dans leur forme aboutie.
Dans la documentation relative au projet d’Álvaro Siza, l’acte simple, mais avisé de se servir d’une main pour suivre des mouvements sur les lieux comble le fossé entre idées abstraites et réalités tangibles. Ces documents de travail d’architectes dessinant sur des parties de bâtiment ou manipulant des matériaux traduisent une expérience personnelle et approfondie du site. Des traces de doigts d’anciens ouvriers parsèment les documents d’archives, portant avec elles la mémoire matérielle des actions, échanges et décisions dans leurs empreintes à peine visibles, à la manière d’infimes lignes de contour du périmètre de travail. Ces gestes corporels, qui nous interpellent depuis le passé, dirigent notre regard dans le cadre. Ils mettent en relief, supportent et, intrinsèquement, construisent non seulement le projet de Siza, mais aussi notre compréhension de celui-ci. Voilà un choix généreux de la part des créateurs du bâtiment; il continuera à guider l’œil du spectateur dans sa recherche d’un sens à la cacophonie du chantier et dans sa réception actuelle.
L’intégration de l’échelle humaine dans la représentation architecturale fait ressortir le lien intime entre l’acte physique de la construction et sa documentation. Elle met en évidence l’importance du contexte dans la photographie d’architecture, rappel que les images ne sont pas uniquement de simples évocations, mais aussi des outils pour capter la collaboration entre les gens, le design et le bâtiment.
Combien aura-t-il fallu de mains pour construire la bibliothèque? Et combien de mains feuilletteront ces images dans les années à venir?