Constructions parallèles
Stéphane Aleixandre considère l’ambivalence du droit d’auteur sur les réseaux sociaux et ses effets sur l’image de la construction
Cet article se penche sur la manière dont les médias numériques posent de nouveaux défis, qui évoluent rapidement, aux musées et aux instituts de recherche, notamment en ce qui concerne les droits d’auteur, les licences, l’utilisation et la reproductibilité. Il est issu d’une recherche sur des vidéos de médias sociaux prises par des ouvriers du bâtiment et présentées dans l’exposition des pros : Construction auto documentée sur les réseaux sociaux, conçue par Hester Keijser et présentée dans notre salle octogonale du 7 juin au 20 octobre 2024.
En devenant des créateurs et des diffuseurs d’images de chantiers de construction, les travailleurs, ouvriers et artisans transposent les dessous de l’architecture bâtie dans une architecture numérique dont les plans sont ambivalents. Les nouvelles images de la construction constituent de la propriété intellectuelle sous-estimée dont l’exploitation est l’un des mécanismes essentiels ordonnant leur circulation. Avec leur production massive de vidéos des chantiers de construction diffusées sur les réseaux sociaux, les travailleurs de la construction sont devenus, volontairement ou pas, les bâtisseurs de l’image publique du chantier de construction, et du même coup des gestionnaires de droits d’auteur. Au coeur des décisions prises par ces créateurs et par les réseaux sociaux pour orienter la diffusion des images et donc la perception du public du monde de la construction, on trouve la licence de droit d’auteur – ce levier juridique pratique mais pas toujours facile à maîtriser ou à comprendre. Bien que liés par cette licence, les créateurs et les propriétaires des réseaux sociaux ont des motivations différentes. L’enjeu pour la construction comme pour les affaires est pourtant le même : l’image.
Pour les chercheurs, les centres d’archives et les musées, utiliser ces nouveaux documents qui prolongent l’histoire de l’environnement bâti est un défi, en grande partie du fait des positions adoptées vis-à-vis des droits d’auteur par les créateurs et les réseaux.
Ces vidéos sont des œuvres protégées par des lois (la Loi sur le droit d’auteur au Canada), comme n’importe quelle création originale fruit d’un minimum d’effort et de jugement1. En cela, les ouvriers-créateurs sont l’égal tout photographe ou artiste; la Loi ne fait aucune distinction2. L’auteur est celui qui choisit le sujet, le lieu et le moment, qui produit et filme ou qui demande à quelqu’un de filmer. Peu importe sa motivation, que la diffusion soit gratuite, ou qu’il reste anonyme, il a les droits d’auteur sur ses vidéos. Dans plusieurs pays, comme le Canada, si cette activité est réalisée par les travailleurs dans le cadre de leur emploi, les employeurs sont toutefois les détenteurs du droit d’auteur.
Le choix d’Instagram ou de TikTok pour diffuser leurs points de vue sur la construction offre des avantages incontestables. Les ouvriers-créateurs ont le contrôle initial sur la distribution, les réseaux sociaux n’exercent pas de droit de regard éditorial, dans les limites du respect du droit d’auteur et des Règles de la communauté, hébergent leurs contenus gratuitement, et les laissent libres de les propager et de bâtir leur propre réseau3. Avec leurs outils, ils les aident à créer et leur offrent des opportunités de gérer leurs droits d’auteur qu’ils conservent. L’avantage le plus séduisant est toutefois la possibilité d’être vu par un très large nombre de personnes. Partager ou agréger à son compte les vidéos des autres – donc utiliser leur droit d’auteur via la licence donnée par les créateurs à Instagram – amplifie le phénomène.
De nombreux travailleurs de la construction travaillent donc désormais sur un chantier numérique parallèle - leur téléphone et leur ordinateur – sur lequel ils ont trouvé une nouvelle vocation de créateur, agrégateur, influenceur ou vendeur. De son côté, Instagram et TikTok monétisent les informations concernant l’activité des travailleurs et leurs centres d’intérêts sur la plateforme, afin de leur montrer des publicités d’annonceurs qui sont intéressées par l’audience que les travailleurs ont trouvé et développé.
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Madeleine Lamothe-Samson, « Les conditions d’existence du droit d’auteur : n’oublions pas l’auteur et sa créativité », Les Cahiers de propriété intellectuelle 15, No. 2 (2002) : 642. ↩
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Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42, art. 3.5.1. https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/c-42/textecomplet.html. ↩
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« Droits d’auteur »; « Règles de la communauté ». ↩
Ce qui est flagrant lorsqu’on regarde des vidéos de travailleurs de la construction sur Instagram ou TikTok, c’est l’absence, la dissimulation ou la mise en retrait des attributs du droit d’auteur. Le nom de l’auteur est très souvent remplacé par un nom inventé (la prérogative de l’anonymat que la Loi accorde à l’auteur est ici largement utilisée), les vidéos n’ont généralement pas de titre, leur date de création est rarement précisée, et on ne trouve presque jamais de mention de droit d’auteur ou le symbole ©, ce qui rend difficile l’identification de l’auteur des vidéos. Et plus la vidéo est partagée ou agrégée à d’autres comptes, plus le fil qui relie la création et le créateur s’effiloche. La notion même de droit d’auteur peut sembler superflue pour les utilisateurs tant il est facile de partager, repartager, agréger, copier, modifier, effacer et oublier des vidéos qui dépassent rarement 90 secondes. Les éléments de droit d’auteur sont évacués car ils peuvent être perçus comme des distractions inutiles, des signaux dissuasifs pouvant freiner la dissémination d’une vidéo qui a besoin de toute la vitesse de l’élan initial lors de la publication avant que le flot des vidéos suivantes ne l’engloutisse rapidement.
Il peut paraitre difficile d’imaginer que chacune des millions de vidéos postées sur Instagram puisse continuer d’être protégée par les lois sur le droit d’auteur. Le réseautage collectif de masse laisse en effet penser que n’importe qui peut disposer des vidéos agencées – intentionnellement – comme de simples messages sans statut et sans valeur particulière. La myriade d’œuvres et le fait qu’elles font partie du tout homogène que sont l’application et la navigation tend à effacer la notion d’œuvre et d’originalité; or l’originalité demeure malgré tout et les droits subsistent. Instagram fait en quelque sorte se télescoper les différences qui existent entre publication et libre utilisation, entre gratuité et domaine public; télécharger des vidéos y est interdit tout comme leur utilisation hors de la plateforme, et les utilisateurs ne peuvent pas téléverser des vidéos d’autres auteurs sans leur autorisation.
Dans de très nombreuses vidéos montrant les chantiers de construction, les travailleurs ne font aucun discours afin de privilégier le son du travail, des outils et celui parfois insolite des matières, ce qui rend les vidéos attrayantes et permet du même coup de surmonter la barrière de la langue. Ils mettent en avant leurs qualités professionnelles manuelles, en évitant de se faire les représentants de leur employeur, d’une pratique, d’un syndicat ou d’un milieu professionnel. Les travailleurs respectent donc le droit des entreprises qui les embauchent et de leurs clients en excluant tout indice qui permettrait de les identifier. Peut-être cherchent t’ils à éviter de révéler à leurs employeurs actuels ou potentiels qu’ils filment leur chantier à leur insu (ce qui leur est probablement interdit par contrat), ou alors choisissent-ils de respecter les bonnes pratiques professionnelles, comme de ne jamais parler des clients ou de leurs dossiers sur les réseaux sociaux sans leur autorisation1. Malgré la liberté que se donnent les travailleurs, le rapport de force entre les entreprises de construction et le travailleur semble se répercuter dans l’environnement numérique.
L’ampleur du phénomène et la nature du fonctionnement des réseaux sociaux fait en sorte que les influenceurs deviennent eux-mêmes influencés par l’image de la construction qu’ils ont contribué à façonner au fil de leurs publications : l’usage des caméras de téléphones et des outils de montage intégrés largement adoptés, et le format très court qu’il est possible de téléverser, favorisent en fin de compte la ressemblance plutôt que la distinction, ce qui tend à façonner la production de contenu similaire (mise en valeur de l’image de l’auto-entrepreneur, de la compétence et de la réussite) ou esthétiquement similaire (haute-définition, caméra en mouvement, accélérés et ralentis, synchronisation avec des musiques très populaires, absence de certains procédés artistiques tels le zoom, le flou, le noir et blanc, le fondu, le montage complexe). Et comme sur d’autres plateformes de partage, on ne distingue pas toujours le vidéaste professionnel, qui vit de ses droits d’auteur, de l’amateur dont ce n’est pas la ressource principale. Les fonctionnalités qualitatives, telles les mentions « J’aime » et les commentaires, les fonctionnalités quantitatives, comme l’affichage du nombre de vues et de gens qui ont aimé, et les fonctions de partage destinés d’abord à élargir l’audience d’Instagram stimulent et orientent rétroactivement les prochaines créations vidéo vouées à capter l’attention.
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« Le Barreau se positionne quant à l’utilisation des réseaux sociaux », Droit-Inc, 4 avril 2024. https://www.droit-inc.com/article/44505/le-barreau-se-positionne-quant-a-lutilisation-des-reseaux-sociaux. ↩
Ces espaces numériques sont des outils dont le manuel d’instruction – les Termes et conditions - révèlent cependant une gestion des droits d’auteur inégale. Instagram est un environnement contrôlé légalement. Pour s’inscrire il faut accepter de respecter les droits d’auteur et accorder une “licence non exclusive, gratuite, transférable, sous-licenciable et mondiale pour héberger, utiliser, distribuer, modifier, exécuter, copier, diffuser ou afficher publiquement, traduire et créer des œuvres dérivées de votre contenu”1. Cette licence de droit d’auteur – non négociable – s’appliquera à toutes les créations futures qui seront téléversées. Les créateurs et utilisateurs accordent beaucoup de droits aux plateformes sur Internet, autant qu’un producteur de film peut en accorder à un distributeur, qu’un créateur peut en accorder à un studio de jeux vidéo, et bien plus qu’un écrivain en accorde à un éditeur de livres. La différence majeure est que la plateforme ne rémunère pas le créateur et ne verse pas de royautés. La gratuité est à prendre dans les deux sens : vous ne payez rien pour utiliser nos services et nous ne payons rien pour utiliser vos droits d’auteur et vos données. Évidemment, une vidéo de trente secondes n’est pas un long métrage ou un jeu vidéo, mais en termes de vues et de potentiel commercial, l’écart n’est peut-être pas celui que l’on pense de prime abord. Les plateformes se font payer par les annonceurs en vendant l’espace généré par les vidéos et ces revenus publicitaires tirés de l’exploitation du droit génèrent des revenus plutôt élevés2.
Le flux, la vitesse, les disruptions, la surutilisation, touts stimulés par les règles d’utilisation, les fonctionnalités et la conception de la plateforme soufflent loin derrière l’idée de droit d’auteur. Les changements dans les algorithmes font perdre aux travailleurs le contrôle sur la dissémination. Instagram, de son côté, préserve sa propriété intellectuelle en rendant confidentiel ses algorithmes si précieux. Dans l’économie de l’attention, les travailleurs de la construction enrichissent Instagram avec leurs créations, mais aussi avec leur corollaire : les licences, les données et le temps de fréquentation. Instagram vit des droits d’auteur des utilisateurs, il ne crée aucun contenu. Les droits qu’il accorde à chacun des utilisateurs et aux entreprises qui achètent de l’espace publicitaire, sont les droits que tous les utilisateurs lui ont accordés avec la licence-inscription. Le gain d’Instagram est économique, celui de l’utilisateur est virtuel : de la visibilité dont il essaie de tirer profit.
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D’après les conditions d’utilisation d’Instagram, « Nous ne revendiquons pas la propriété de votre contenu, mais vous nous en accordez une licence d’utilisation. » Voir « Conditions d’utilisation », https://help.instagram.com/581066165581870/. ↩
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Voir « Comment notre Service est-il financé » dans les conditions d’utilisation d’Instagram; et « Publicité » Centre d’études sur les médias, août 2024. https://www.cem.ulaval.ca/economie/donnees-financieres/publicite/. ↩
La confidentialité du créateur, de l’année et de la localisation du chantier, de la saison, de la géographie, ainsi que la diffusion des vidéos sur plusieurs plateformes sous des profils différents rendent leur catalogage et leur préservation complexe, considérant que les processus de gestion des données actuels priorisent l’identification des lieux des auteurs et des dates. En outre, l’activité incessante des utilisateurs et des gestionnaires des réseaux révèle une sorte d’impossible aboutissement pour la collection et la recherche. Le fait que les réseaux sociaux ne soient pas conçus ni utilisés pour la préservation rappelle aux musées et centres de recherche comme le CCA que la difficulté de prolonger les archives des auteurs avec celles des vidéastes se pose depuis l’apparition des médias numériques. Ces plateformes présentent l’avantage de pouvoir conserver pour longtemps une énorme quantité de vidéos, dont beaucoup n’existeraient peut-être pas sans elles. Quasi-monopoles qui attirent comme des aimants les pixels des productions visuelles des travailleurs de la construction, elles n’offrent toutefois pas la possibilité d’effectuer des recherches simples. Les données privilégiées sont celles de l’utilisateur et de l’utilisation, pas celles du contenu qui n’est ni catalogué, classé ou organisé pour la recherche. Le référencement sur la construction est limité, il n’y a pas ou peu de données ou de métadonnées sur les lieux de construction, les pays, les techniques, les contracteurs ou les métiers. Les réseaux n’accordent pas de licences à ceux qui souhaiteraient réutiliser les vidéos hors de leur plateforme. Contrairement aux utilisateurs, les plateformes n’expriment pas d’intérêt pour l’architecture, la construction ou le chantier, qu’il soit situé à Beijing, Montréal ou Nairobi. Comment alors les chercheurs les musées et les centres de recherches peuvent pallier ce manque et surmonter ce défi afin de collecter et préserver le contenu historique, professionnel, social, volatile et éphémère que les travailleurs de la construction ont la présence d’esprit de documenter et préserver?