« See Here »
Em Cheng exhume des éléments occultés dans les photographies de Felice Beato
En 1860, le photographe italien Felice Beato est mandaté par les forces militaires britanniques pour documenter l’expansion brutale de l’empire en Chine durant la deuxième guerre de l’opium. Ce conflit survient à peine vingt ans après la colonisation de Hong Kong par la Grande-Bretagne, un épisode marqué par la mort de vingt millions de personnes ayant résisté à cette prise de pouvoir.
La photographie en était encore à ses balbutiements; être photographe itinérant signifiait transporter un appareil volumineux et encombrant, des plaques de verre fragiles, et une chambre noire mobile équipée de produits chimiques pour le développement. Beato s’est affranchi de cette difficulté en faisant appel à des coolies chinois pour porter son matériel, mais leur rôle ne se limitait pas au simple travail manuel. À l’époque, la prise d’une photographie pouvait prendre jusqu’à vingt minutes, tout mouvement du sujet risquait de provoquer un flou. Beato utilisait donc souvent ses coolies comme modèles, les déguisant en soldats, villageois ou marchands selon ses besoins1. Il n’hésitait pas non plus à manipuler des cadavres sur les champs de bataille, revenant parfois des mois après les combats pour créer des compositions qui seraient perçues en Occident comme des documents objectifs2. Les photographies sensationnalistes de Beato traduisent le regard colonial, façonné pour renforcer les récits occidentaux de victoire sur les cultures étrangères, à destination d’un public occidental.
Au cours de son séjour en Chine, Beato réalisa plus d’une centaine de clichés, dont certains tirages et numérisations sont conservés dans les collections du CCA. En tant que boursière du programme virtuel de recherche CCA 2023, j’ai examiné les photographies de Beato en regard d’œuvres d’art chinoises traditionnelles, telles que la série épique de peintures de Xu Yang, Voyage d’inspection de l’empereur Quianlong dans le sud de la Chine (1770-1776). À la différence de l’impact instantanée d’une photographie, ces rouleaux chinois se lisent de droite à gauche au fur et à mesure de leur déroulement, offrant une « progression dans le temps et l’espace – à la fois le temps et l’espace narratifs de l’image, et aussi le temps et la distance littérale nécessaires pour apprécier l’ensemble de la peinture »1. De plus, contrairement à la photographie, les rouleaux utilisent le principe de « focalisation mobile », selon lequel le point de vue évolue au fil de la progression du rouleau, favorisant une interaction plus riche et continue au cours de son défilement2.
En confrontant l’œuvre de Beato aux rouleaux chinois, j’ai été en mesure de décoder son travail au-delà de ce que Vilém Flusser appelle « l’image technique »3. Une image technique est perçue à tort comme une représentation directe du réel, car l’appareil utilisé pour la produire – un appareil photo par exemple – est considéré comme un outil objectif, contrairement aux artistes de la peinture qui traduisent subjectivement le monde à l’aide de leur main et de leur pinceau.
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Delbanco, Dawn, Chinese Handscrolls. In Heilbrunn Timeline of Art History. New York: The Metropolitan Museum of Art, 2000–. http://www.metmuseum.org/toah/hd/chhs/hd_chhs.htm (avril 2008). Consulté le 30 août 2022. ↩
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Roweley, George, Principles of Chinese Painting, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1959. ↩
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Flusser, Vilém, Towards a philosophy of photography, Londres, Reaktion, 2000. [Traduit de l’allemand par Jean Mouchard sous le titre Pour une philosophie de la photographie, Saulxures, Circé, 1996.] ↩
Dans un premier temps, j’ai utilisé mon ordinateur pour zoomer sur les scans numériques des photographies de Beato, jusqu’à ce que l’image devienne une mosaïque de pixels granuleux. J’ai ensuite parcouru lentement chaque cliché, avant de découvrir la silhouette floue d’une personne qui, probablement, avait refusé de rester immobile devant l’appareil photo. Ces figures indistinctes apparaissent de façon récurrente dans les centaines de clichés qu’il a pris en Chine. Reléguées dans les marges et dans l’ombre, j’ai voulu mettre ces flous insoumis au centre de mon travail en les redessinant. See Here (Three Scrolls), un dessin au crayon et à la mine de plomb sur trois rouleaux de papier de riz d’une longueur totale de 55 mètres, réinterprète ainsi les photographies de Beato sous la forme d’un rouleau.
Em Cheng, Scroll One de l’œuvre See Here (Three Scrolls), 2023. Crayon et graphite sur rouleau de papier de riz, 11” x 720”
Contrairement aux compositions méticuleusement mises en scène du photographe, See Here exprime l’aspect imprévisible et de découverte du processus artistique. En dessinant de droite à gauche, les premiers mètres du Scroll One [rouleau 1] contiennent des esquisses préliminaires par lesquelles j’expérimente avec différents médiums – marqueur, encre, aquarelle, fusain. Lorsque le résultat ne me satisfaisait pas, plutôt que d’effacer, je redessinais sur la feuille de papier vierge suivante. En regardant le Scroll One aujourd’hui, je ressens une terrible gêne : truffé de maladresses, il ne correspond pas à ce que je considère habituellement comme une œuvre aboutie ou digne d’être présentée, et il n’est pas facile de le montrer. Les marques de crayon sont hésitantes, témoignant de mon effort pour m’habituer à l’expérience de laisser derrière moi une trace visible de mes erreurs. Il y en a beaucoup, y compris celle du dernier centimètre du rouleau où ma signature – un sceau de cire apposé avec un timbre en pierre gravé de mon nom chinois, cadeau de mes parents lors d’un voyage à Hong Kong – est imprimée dans le mauvais sens. Ce manque de familiarité avec ma « langue maternelle » ne m’étonne pas. La vitalité de cette erreur, et ce qu’elle révèle sur une identité diasporique, s’inscrit pleinement dans les préoccupations du projet et à la friction constante entre les existences vécues entre deux espaces. Dans tout autre projet, cette erreur aurait été rectifiée et son sens aurait disparu.
La valeur que revêt la mise en évidence des erreurs m’est apparue progressivement, alors que j’avançais dans le Scroll Two. Je continuais pourtant à me laisser guider par l’idée du résultat final plutôt que par le processus. Je me focalisais sur les parties des photographies, comme les bâtiments, dont les lignes nettes délimitaient clairement le sujet et son contexte, ce qui était bien plus simple que de tenter de déchiffrer les contours flous des personnages obscurs et leur histoire dissimulée. En cherchant à rendre visibles les intrigues cachées derrière les images de Beato, j’ai commencé à éprouver une certaine sympathie pour le photographe. J’ai compris qu’il était beaucoup plus aisé de se concentrer sur des compositions visuellement simples que de s’attaquer à l’éthique complexe du système colonial sous-jacent – l’embauche de coolies chinois, la mise en scène des cadavres, ou encore le soutien financier des autorités militaires britanniques.
Pour le Scroll Three, j’ai recentré mes efforts sur une seule zone d’une photographie : View of the Yonghe Gong [Lamasery of Harmony and Peace] (also known as the Lama Temple) showing Wanfu Ge [Ten Thousand Blessings Hall] and other buildings, Peking (now Beijing), China [Vue du Yonghe Gong [lamaserie de l’harmonie et de la paix] (également connu sous le nom de temple des Lamas) montrant le Wanfu Ge [salle des dix mille bonheurs] et d’autres bâtiments, Pékin (aujourd’hui Beijing), Chine]. La zone qui m’intéressait était l’ombre projetée par un grand mur de pierre, que j’ai redessinée encore et encore sur les dix-huit mètres du rouleau. Je revisite régulièrement les rouleaux de Xu Yang pour m’inspirer de la « focalisation mobile », en n’imaginant différents points de vue échappant à la perspective figée de la photographie.
Cette approche plus restreinte m’a apporté une profondeur de compréhension jusque-là insaisissable. Le Scroll Three retrace ainsi le processus de relecture de l’image de Beato, au fur et à mesure que je découvre les sujets qui se cachent à première vue. La photographie est dominée par des bâtiments aux toits de tuiles et délimités par un mur imposant ; il faut se concentrer sur une ombre tombant hors du cadre pour qu’une foule de personnes émerge de l’image. En tentant de distinguer les formes humaines de l’ombre projetée par le mur, j’ai ressenti une sorte de paréidolie : l’apparition de formes reconnaissables parmi des éléments ambigus ou nébuleux. Au fil du temps, je suis parvenue à la conviction que ces silhouettes floues contenaient des détails distincts : un paquet de cigarettes froissé, une boucle sur une tunique, ou encore une plume fixée sur un chapeau. Cette concentration aiguë et focalisée sur un fragment isolé d’une seule image a ouvert un répertoire inattendu de sentiments, alors que les figures floues se révélaient progressivement comme des êtres humains. Que la discipline d’une attention rigoureuse – quasi méditative dans son intensité – puisse mener à une connexion aussi personnelle a été un résultat imprévu du processus, tout en validant la nature itérative du projet. À travers l’acte de dessiner, je fonctionnais comme un appareil subjectif, créant le Scroll 3 à l’inverse de l’« image technique » de Flusser.
Scroll Three s’achève sur des figures individuelles extraites d’une ombre indistincte et façonnées en leur propre forme. À première vue, elles ressemblent à de simples taches sur le papier. Mais en les observant attentivement et suffisamment longtemps, elles prennent la silhouette de personnes.
Cet article présente la recherche d’Em Cheng produite dans le cadre du Programme virtuel de bourses de recherche CCA en 2023. Pour visionner l’œuvre au complet, veuillez visiter le site internet d’Em Cheng. L’autrice tient à remercier le soutien du Conseil des arts du Canada, du Conseil des arts de l’Ontario et du Gouvernement de l’Ontario.