L’héritage de l’École d’Architecture et d’Urbanisme de Dakar, 1973-1991
Nzinga B. Mboup discute avec Abib Djenne, Seynabou Diouf, Thiao Kandji et Birahim Niang
Le programme CCA c/o Dakar a été lancé sous la forme d’une table ronde qui avait pour but de centrer l’héritage que l’École d’Architecture et d’Urbanisme de Dakar (E.A.U.), active de 1973 à 1991, a pu apporter à la conception de la modernité architecturale sénégalaise. Au cours des discussions, plusieurs thématiques cruciales ont émergé, notamment celle d’une éducation nationale architecturale née d’une volonté politique et avec à cœur la définition d’une architecture africaine ancrée dans son contexte, mais aussi apte à répondre aux défis et réalités socio-économiques du Sénégal. L’exhumation de la thèse d’un de premiers architectes sénégalais Pierre Goudiaby (Atepa), ayant obtenu son diplôme d’architecture en 1973 dans le Massachusetts et dont des extraits ont été publiés dans Fugitive Archives: A Sourcebook for Centring Africa in Histories of Architecture a été l’inspiration pour revenir sur les projets de fin de cycle de la première génération d’architectes formés au Sénégal, afin de comprendre l’inscription de leur démarche dans un contexte sociétal, culturel, politique et historique et de faire vivre ces archives.
L’événement a été marqué par la présence des premiers diplômés de l’E.A.U. comme Abib Djenne (diplômé en 1979), Nicolas Cissé (1979) et Birahim Niang (1980), ainsi que de la dernière promotion de l’école, représentés par Seynabou Diouf et Thiao Kandji (1990), accompagnés de leurs professeurs Jacques Trouvé (responsable du cours de volume et art plastiques) et Jean-Charles Tall (acoustique), ainsi que d’autres collègues comme Annie Jouga et Mbacké Niang qui, bien qu’ayant été formés en France, ont largement participé à la production des idées et milité pour une architecture moderne sénégalaise. En passant au travers des présentations et des différentes interventions faites lors de cette discussion, on réussit à retracer les fondements de l’école et son héritage, à partir duquel nous pouvons repenser la pédagogie architecturale au Sénégal aujourd’hui.
« On avait un combat au début des années 1970. Le président de la République, Léopold Sédar Senghor, avait dit qu’il fallait une architecture nationale pour une nouvelle nation. Et un grand poète, Senghor, disait qu’effectivement, lui, il était sensible à la définition de l’architecture, la définition primaire de l’architecture de l’époque déjà de Vitruve. Il avait réuni les architectes français de l’époque, qui étaient à Dakar, pour dire, je veux une architecture sénégalaise. Je veux une école sénégalaise, parce que le rythme exprimé par Vitruve existe dans notre architecture » Birahim Niang
L’histoire et la structure de l’école
L’E.A.U. est née d’une volonté politique du premier président après l’indépendance de Sénégal, Léopold Sédar Senghor, un homme de lettres investi dans la promotion de l’art et la culture. Après avoir créé l’école des Arts en 1960 pour dispenser une formation en arts plastiques, celle-ci est fermée en 1972 pour créer l’Institut national des Arts, qui comprendra un conservatoire, une école des beaux-arts et l’École d’Architecture et d’Urbanisme avec deux divisions, l’une formant les commis d’architecte et une autre formant les architectes. Senghor veut faire émerger des arts nouveaux dont fait partie l’architecture, qui doit prendre source dans l’héritage ancestral tout en étant en harmonie avec les méthodes artistiques occidentales contemporaines afin de faire ressortir une identité culturelle et le patrimoine négro-africain1.
Cette vision Senghorienne est très présente dans les récits de la première génération d’architectes et a été une quête perpétuelle au travers de leurs projets académiques et leurs premiers projets réalisés. Cette vision a également créé le tissu pédagogique de leur cursus.
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Adama Djigo, « Patrimoine culturel et identité nationale : construction historique d’une notion au Sénégal », Journal des Africanistes, No. 85-1/2, 2015, p. 312-357. ↩
Le cursus se divise alors en trois cycles ; le premier cycle de deux ans qu’on intègre avec le baccalauréat dispensant une formation de base pour acquérir les éléments de base scientifiques et technologiques à l’issu duquel un certificat d’études architecturale est obtenu. Le deuxième cycle de deux ans est centré sur la qualification professionnelle et mène au diplôme d’architecte. Enfin le troisième cycle de deux ans permet la spécialisation en architecture (habitation, équipements collectifs, touristique, constructions industrielles, rurale) ou en urbanisme (aménagements urbain, rural, régional, planification physique du territoire). Six ans après la création de l’École et de son curriculum1, le pari de Senghor porte ses fruits et la première génération d’étudiants complète son troisième cycle en 1979, avec Abib Djenne qui sortira major de sa promotion avec son projet de thèse « Restructuration du village de Hann-Pecheurs ».
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Abdou Sylla, « L’architecture sénégalaise contemporaine », Collection Sociétés africaines et diaspora, 1 novembre 2000 ↩
Apprendre du vernaculaire et améliorer sa condition
La thèse d’Abib Djenne avait comme objectif de proposer une méthode d’amélioration de l’habitat dans le village de Hann-Pêcheurs, un des centres de la communauté Léboue, le peuple autochtone de la presqu’île de Dakar. Djenne, lui-même issu de cette communauté bien qu’ayant grandi à Gueule Tapée/ Medina, a opté pour une démarche ethnographique et sociologique afin de comprendre le mode de vie des habitants et la morphologie urbaine du quartier avant de proposer une intervention architecturale.
Plusieurs cours dispensés à l’E.A.U ont nourri cette approche. En 2e année, le cours de Sociologie avait comme objet l’ethnologie et la psychosociologie en analysant les modes de vies des populations dans le milieu rural comme le milieu urbain. En 3e année, le module sur « L’habitation, la famille et la société » étudiait l’habitation traditionnelle et l’organisation socio-spatiale des quartiers afin de comprendre leurs fonctions et faire ressortir besoins des habitants.
Un des professeurs de l’école qui promouvait l’approche ethnographique était Patrick Dujarric qui organisait des voyages d’études dans tout le Sénégal avec les étudiants afin de cartographier les différentes formes d’habitat ruraux qui ont été regroupés dans l’ouvrage Maisons sénégalaises1.
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Publication accessible en ligne : https://condor.depaul.edu/mdelance/images/Pdfs/Dujarric - Maisons Senegalaises.pdf ↩
« J’ai passé 12 semaines à Hann, j’étais résident sur place… J’ai fait l’état des lieux, j’ai étudié sur place, j’ai étudié l’habitat à distance, comment les gens vivent, j’ai fait maison par maison, concession par concession. Ensuite, j’ai fait les différents quartiers qu’il y avait, j’ai fait la population, comment est constituée la population, il y avait tant pour cent de Wolofs, tant pour cent de Diolas. Je me suis rendu compte que ça commençait à être une métropole, une ville dans laquelle il y avait différents apports. J’ai d’abord fait tout un travail d’urbanisme. Après cela, j’ai projeté un quartier. Plus d’analyse, j’ai compris le besoin du quartier. » Abib Djenne
Ayant participé à ces voyages d’études et héritier de cette pédagogie de l’E.A.U., Abib Djenne a étudié le village de Hann-Pêcheur sous un prisme ethnographique en cartographiant la répartition de la population et les occupations des habitants. L’étude minutieuse et la cartographie de l’habitat, la répartition des espaces et les matériaux utilisés ainsi que l’analyse des équipements publics ont nourri la proposition de réaménagement urbain pour créer des voiries éclairées pour plus de sécurité et un habitat amélioré qui permettrait aux habitants de se loger mais aussi de poursuivre leurs activités artisanales. Les deux typologies d’habitat proposées par Djenne sont destinées à des familles de pêcheurs, avec un atelier qui permet aux femmes de sécher et de vendre le poisson pêché par un membre de la famille. La répartition des espaces domestiques suit la logique de concession traditionnelles, permettant à tous et chacun d’avoir un espace privatif tout en partageant l’espace communautaire de la cour où se déroule la plupart des activités domestiques.
D’autres étudiants de l’E.A.U. ont adopté une démarche similaire en travaillant souvent dans des zones rurales. C’est le cas de la thèse de Daouda Ndiaye et de Moustapha Fall qui ont proposé dans leur thèse une restructuration du village Soninké de Mouderi en étudiant les spécificités de l’habitat rural. Cette thèse va un peu plus loin et propose même des systèmes constructifs inspirés de l’habitat traditionnel : des arches et des dômes réalisés avec la brique de terre moulée, une technique traditionnelle de la vallée du fleuve Sénégal.
Cette attention portée aux systèmes constructifs sera partagée par Seynabou Diouf dans son projet de thèse, qui propose une série de prototypes modulaires avec une variété de systèmes constructifs en matériaux naturels et améliorés afin de permettre aux communautés de construire par elles-mêmes un espace pour l’éducation de la petite enfance.
Réponses au contexte et l’approche bioclimatique
« J’avais choisi ce sujet, parce que j’avais très à cœur le devenir de l’enfant. C’est l’enfant qui devient adulte, donc il était important pour moi de voir comment vraiment améliorer l’espace de l’enfant, dès son plus jeune apprentissage… J’ai ciblé certaines écoles maternelles où j’avais eu à faire des investigations pour voir comment évoluait l’enfant dans les locaux. Et j’avais pu relever plusieurs facteurs qui ne marchaient pas du tout, concernant les espaces qui étaient trop petits ou les installations sanitaires qui n’étaient pas du tout adaptées à l’enfant. L’éclairage et la ventilation aussi posaient certains problèmes. Outre ce constat, je devais proposer un aménagement flexible et adapté au milieu où devaient évoluer des enfants…. J’en avais déduit qu’il fallait créer un module flexible, et définir la surface qui était réellement utile à l’enfant, en sachant que les salles de classe ne pouvaient pas être dévolues à une vingtaine d’enfants, ou quinze enfants, ce qui aurait été idéal, et qu’il devait y avoir au moins 35 ou 40 enfants par classe. Et j’avais défini un module de 60 mètres carrés, flexible, qui permet d’adapter les agencements dans des environnements divers. » Seynabou Diouf
Lorsque Seynabou Diouf se saisit de la question du lieu d’apprentissage de la petite enfance, elle commence par étudier une série de maternelles à Dakar pour comprendre leur fonctionnement et rapidement déceler les lacunes de ces espaces. Ayant comme précepte le droit à l’éducation pour tout enfant au Sénégal, elle développe un système de modules spatiaux et par la suite des modules constructifs pour permettre la construction par étapes d’écoles maternelles par les populations aussi bien dans des milieux urbains que dans le milieu rural. Le résultat est une série de prototypes d’espace de classe avec des toitures mono-pentes, qui s’agencent de façon à favoriser l’éclairage et la ventilation de la classe mais également la ventilation de la toiture. Tout ceci est pensé de façon à limiter les rayons du soleil dans l’espace intérieur et éviter les surchauffes qui rendraient les conditions d’apprentissage défavorables, surtout dans les contrées du Sénégal où il fait très chaud. La structure métallique est favorisée afin de pouvoir ériger rapidement les prototypes, mais les couvertures et les remplissages varient selon la disponibilité des matériaux dans un contexte donné. Il est donc possible de construire des prototypes avec des murs en parpaings ciment et la toiture en tôle comme de construire des prototypes avec des murs en briques de terre et la toiture en paille.
Les stratégies de confort passives exemplifiées dans ce projet et l’utilisation des matériaux biosourcés étaient souvent au cœur de projets d’étudiants de l’E.A.U., qui démontraient tous par des schémas leur compréhension des vents dominants et de l’ensoleillement, et mettaient en place des stratégies pour atteindre un confort physiologique sans avoir recours à la climatisation.
La construction d’infrastructures nationales
« L’idée lui est venue d’un discours du président Léopold Sédar Senghor. Après pour le choix, il avait choisi Kocc Barma, qui était l’une des icônes de notre histoire, mais aussi il y avait Lat Dior, qu’on connaît tous par rapport au Cayor, Cheikh Anta Diop, qui était le géant du savoir, et Aline Sitoe Diatta, qui était la dame de la Casamance. » Galass Kandji s’exprimant au nom de son père Thiao Kandji
Le projet d’étude pour un Panthéon national développé par Thiao Kandji est à l’image de la politique culturelle senghorienne de réflexion et d’établissement d’institutions et de bâtiments pour faire briller la culture sénégalaise. La première réflexion se base sur le choix de héros nationaux choisis à savoir le scientifique Cheikh Anta Diop, la résistante casamançaise Aline Sitoe Diatta, le roi et résistant Lat Dior et le philosophe Cayorien Kocc Barma Fall qui traverse le temps et exemplifie différentes vertus de la culture sénégalaise. Le programme du panthéon ne se limite pas à iconiser des personnages historiques ou d’en faire un « tombeau national ». En voulant se défaire du modèle des panthéons parisien et romain, le bâtiment abrite aussi un programme culturel et un espace pour les célébrations.
Le choix du site est la Place de la Nation marquée par une obélisque et le parti architectural d’un bâtiment circulaire centré autour de l’obélisque. D’un point de vue technique, une étude géologique du site a été effectuée dans le cadre des travaux de recherche. Le bâtiment résultant est aussi monumental que son programme, avec une composition volumétrique très distincte et une façade très solide à l’extérieure, très peu vitrée, protégeant le bâtiment des vents et du soleil.
D’autres projets d’étudiants de l’E.A.U. ont eu pour but la création d’institutions nationales en questionnant les institutions occidentales et en puisant dans la diversité des cultures locales. C’est le cas du projet d’étude et de conception en 1990 d’un Institut des Langues nationales à Dakar conçu par Youssoupha Leye, qui faisait partie de la même promotion que Thiao Kandji. Ce projet est l’expression matérielle d’une politique senghorienne de codification des langues nationales dans l’enseignement. Et Babacar Clédor Wade, de la promotion de 1989, proposait un projet de Musée national à Dakar. Ces projets démontrent la quête d’une construction identitaire qui prend source dans l’enracinement local et fait vivre le patrimoine immatériel (mémoire, langues, etc.) tout en répondant aux exigences de la société contemporaine et du contexte urbain de Dakar.
Bien que beaucoup des projets de thèse sont restés théoriques, leurs architectes éprouvent, en les revisitant, un grand sentiment de fierté envers la rigueur du travail accompli, leur investissement dans la problématique et une forme d’optimisme sur le fait que leurs projets apportent de réelles solutions aux défis de la société sénégalaise. L’ancrage des projets dans la culture est exprimé dans la réponse programmatique et urbaine, l’utilisation de matériaux sans pour autant copier ni imiter les architectures traditionnelles qui étaient profondément étudiées. L’architecte Birahim Niang, sorti major de la promotion de 1980 et qui rejoindra par la suite l’ADAUA et réalisera un projet tributaire du prix Aga Khan, a été interrogé sur son éducation à l’E.A.U. :
« Donc nous avons, à partir de l’école d’architecture, réussi à comprendre qu’il faut donc s’approcher des populations avant de construire. Savoir pour qui on construit et où on construit…J’ai été initié dans une école, où on a fait le tour du Sénégal, on a fait toute la typologie des 24 ethnies du Sénégal, et quand on sort de cette école, normalement, on est architecte sénégalais…. Nous sommes allés à Kaédi, où il n’y avait ni ciment ni fer. Nous avons construit l’hôpital avec de nouvelles formes. Des ogives, des oves, qui n’étaient pas dans la géométrie actuelle, que nous avons inscrites dans l’architecture, et qui tiennent debout. » Birahim Niang
Après près de 20 ans d’existence et l’émergence d’une génération d’architectes formés au Sénégal en réponse à une volonté politique de construction nationale, L’école nationale d’architecture du Sénégal a fermé en 1991 par arrêté ministériel à la suite du déficit budgétaire gouvernemental. L’E.A.U accueillait aussi beaucoup d’étudiants étrangers de la sous-région et a part l’EAMAU à Lome (Togo) elle était la plus grande école de référence en Afrique noire francophone. Les répercussions de cette fermeture laissent le pays sans structures d’’enseignement d’architecture pendant plus de 15 ans durant lesquels les architectes sénégalais se forment à l’étranger (France, États-Unis, Maroc, Turquie, Togo, etc.).
La question des archives
« Le problème des archives, c’est le problème de la mémoire. Les archives, il faut qu’elles restent, il faut qu’elles demeurent. Et c’est ça la grande difficulté. Je veux dire que nous, à l’époque… Je n’ai pratiquement pas de traces de mes premiers projets, parce que je faisais les choses au fur et à mesure. On était dans un environnement où la question ne se posait pas réellement. Je veux dire, contrairement à votre époque à vous, où vous êtes même un souffle, vous allez le numériser et vous allez le photographier et vous allez… etc. Et je pense qu’effectivement, c’est le moment. » Annie Jouga
Le programme académique de l’E.A.U. aujourd’hui parait comme une utopie à voir la richesse du curriculum et l’investissement des étudiants et futurs architectes dans la construction de leur pays. Il est important plus que jamais de puiser dans cette mémoire, recentrer une vision politique en accord avec les défis actuels pour établir des institutions académiques et culturelles qui nous permettent de former l’architecte sénégalais d’aujourd’hui et de demain.