Une accumulation d’expériences
Extraits des lettres d'Arthur Erickson en provenance du Japon, vers 1961
« Les premières impressions sont perturbantes, voire déconcertantes »1.
Pour Arthur Erickson, les photographies sont des outils architecturaux imparfaits : elles documentent les caractéristiques des sites mais peinent à traduire les aspects physiologiques et émotionnels de l’expérience architecturale, notamment en termes d’échelle, de lumière, de mouvement ou de poétique. Là où les images échouent, Erickson se tourne vers les mots pour transmettre ses impressions formelles, matérielles et visuelles, qu’il partage avec sa famille et ses proches dans des lettres écrites au cours de ses nombreux voyages. Cet article associe les diapositives d’Erickson avec des extraits de lettres adressées à son professeur, Gordon Webber, lors de son voyage au Japon en 1961. Dans cette correspondance, il s’interroge sur la relation entre l’architecture et les paysages ainsi que sur l’austérité formelle de l’architecture japonaise traditionnelle.
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Arthur Erickson, Lettre à Gordon Webber (Tokyo, première lettre), mai 1961, p. 1 ↩
« Katsura dépasse de loin toutes les attentes, mais souffre d’interprétations inadéquates et de représentations déformées dans la plupart des écrits qui lui sont consacrés. Je m’apprête donc, à mon tour, à contribuer aux dommages causés par cette publicité, qui entrave la compréhension de l’architecture japonaise, car toutes les photographies sont mensongères dans une mesure qui est, je pense, unique pour l’architecture japonaise. Son échelle est si éloignée de ce à quoi l’on s’attend, et son agencement diffère si radicalement de ce qu’en révèlent les images qu’une représentation exacte s’avère impossible, et il en va de même pour les théories. »1
« [Aucune] description, photographie ou film ne peut restituer l’effet produit par Katsura. […] Plus que tout autre bâtiment au Japon, il incarne un sens du raffinement, de la retenue, de la rigueur, de la mélancolie et de la simplicité, autant de qualités singulières du goût japonais. […] C’est pourquoi je conseille aux jeunes architectes du Japon d’oublier Katsura. Tout comme le Pavillon d’or, il peut devenir un véritable écueil pour le développement d’une nouvelle tradition.
Katsura n’est pas un bâtiment unique et ne peut être considéré comme tel. C’est un ensemble qui relève presque davantage de la narration que de l’architecture, dans la mesure où il s’agit d’une aventure à travers un paysage composé de plusieurs édifices – maisons de thé, pavillons et palais – nichés dans un jardin. Ici, l’union entre le bâti et le jardin atteint une harmonie sans égale. Le bâtiment sans le jardin perdrait tout sens, tout comme le jardin sans les bâtiments ne serait rien. Ensemble, ils forment, à mon sens, la plus poétique des déclarations jamais formulées dans [l’environnement bâti].
Je me suis rendu trois fois à Katsura : une première fois dans le cadre d’une visite traditionnelle, et les deux suivantes, seul, le samedi après-midi, grâce à une autorisation spéciale. J’espère y retourner à plusieurs reprises lors de mon retour en septembre, tant chaque visite en révèle davantage, dissipant peu à peu son mystère, d’une manière par trop japonaise. Il est difficile de s’éprendre d’un bâtiment. Une personne pourrait répondre à cette passion soudaine et faire évoluer ou se dégrader la relation, mais un bâtiment reste impassible face à l’engouement passionné qu’il suscite!
Pourquoi est-il si obsédant? Je l’ignore. Certes, son dénuement pourrait sembler ostentatoire; l’absence de toute ornementation est si soigneusement étudiée que rien ne peut détourner l’attention de l’essence de l’œuvre. Or, cette essence est l’une des plus insaisissables qui soient. Elle ne réside pas dans le bâtiment lui-même, mais se situe quelque part entre le bâtiment et le jardin, dans un espace qui échappe à toute définition »2.
« [À Kyoto, nos] futons ont été installés dans une magnifique pièce ouverte de part et d’autre sur un jardin, visible à travers les shôji. Les couvertures dorées semblaient flotter sans pesanteur. On se réveillait le matin sous une douce lumière traversant les shôji […] et nous glissions dans les pantoufles pour marcher sur les planches noircies des couloirs jusqu’à la salle de bains, où nous enfilions des sabots de bois. […] Après avoir pris le thé sous le porche, le petit-déjeuner fut servi dans la pièce principale, et Tessai, après s’être changé, [nous a fait] visiter les pièces d’habitation. Une nouvelle aile, ou plutôt une galerie, relie les chambres d’hôtes à celles du maître : un petit salon de thé où étaient exposés dix accessoires fabriqués et utilisés par Tessai. C’est dans ce salon de thé que nous avons longuement discuté des différences entre l’approche japonaise et la nôtre en matière d’architecture : l’imbrication des espaces, la spirale (le motif du yin-yang) essentielle dans la façon de concevoir de [Frank Lloyd] Wright, l’extraordinaire subtilité des couleurs, l’équilibre extrêmement délicat entre les éléments structurels, les fenêtres (qui n’ont jamais la même taille ou la même forme selon les murs) et les surfaces, précieuses en apparence, mais d’une beauté exquise lorsqu’elles sont bien réalisées. La galerie n’est pas reliée directement, mais descend par une rampe en biais vers le salon de thé, puis remonte vers les chambres de maître ; les fenêtres le long de cette galerie sont variées, et les châssis ouvrants forment de grandes baies vitrées coulissantes, joliment ouvragées »1.
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Arthur Erickson, Lettre à Gordon Webber (Kyoto, continuée à Katsura), juillet 1961, p. 4-5. ↩
« Comme je l’ai probablement déjà mentionné, […] si les idées chinoises m’ont d’abord intrigué, elles ne m’apparaissent ici, au Japon, que comme de simples curiosités. Cela vaut particulièrement pour les toits qui étaient à l’origine en chaume ou en bardeaux au Japon. Les temples ont introduit les tuiles : d’abord vertes comme en Chine, puis en argile noire, cuite dans de fours fumoirs. Ces tuiles, devenues moins coûteuses que le chaume ou les bardeaux et bien plus résistante au feu, ont fini par recouvrir tous les toits. Bien qu’elles donnent une texture charmante aux rues, […] elles rendent impossible – ou plutôt compliquent – la subtile courbure caractéristique des toitures japonaises, en raison de leur structure rigide et épaisse. Je ne connais pas l’origine des coins relevés des toits, mais il est surprenant de constater à quel point ils rappellent l’extrémité d’une branche de pin et s’harmonisent ainsi avec la forêt. Là encore, les architectes du Japon semblent l’atténuer pour correspondre à la courbe de croissance. Kyomizaderu, à flanc de colline, est un excellent exemple de la vitalité de cette courbe : la concentration dans [une] ligne simple, clairement affirmée, est bien mise en évidence dans ce toit. À partir de là, les toitures vont du superbe toit octogonal de Kōryū-ji […] à Kinhakiji, au pont de Shujahuin, à Katsura, jusqu’à l’extrême du toit spectaculaire et poignant du Hiunkaku, autrefois partie du palais Joraku de Hidegoshi. Ce toit atteint un effet dramatique rare – et je suis certain qu’il a profondément influencé Wright, dont on retrouve ici l’empreinte de son porte-à-faux »1.
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Arthur Erickson, Lettre à Gordon Webber (Kyoto, continuée à Katsura), juillet 1961, p. 15. ↩
« Nous avons quitté l’autoroute, empruntons un chemin avant de nous arrêter devant une discrète porte en bambou noué. C’est alors que la magie a commencé. Derrière le portail, un sentier forestier rafraîchissant, tout juste aspergé d’eau, fait scintiller les feuilles et les pavés. Bien qu’il semble beaucoup plus long, ce chemin s’étend à peine sur cinq mètres avant de bifurquer à gauche et à droite vers une composition de pierres et une lanterne : à droite, il traverse un pont et le lit d’une rivière asséchée pour rejoindre la maison de thé dissimulée dans les érables; à gauche, il pénètre dans un bosquet de bambous qui surgissent tous nettement de la terre tassée. Chaque section du jardin forme un passage distinct – mais d’une longueur suffisante – ou en apparence pour que l’ensemble ne paraisse pas le moins du monde artificiel ou compliqué.
Une fois assis, les shôji s’ouvrent sur un autre monde de jardins, s’étendant parmi les érables et les pins jusqu’à une clairière forestière apparemment infinie. Comme dans de nombreuses maisons, le ciel est entièrement occulté pour concentrer la vue sur le sol, baigné d’une lumière céleste tamisée. Le sol abrite un jardin sauvage, bien que chaque brin de bambou ou chaque azalée sont taillés avec soin et subtilité. À travers le feuillage, on distingue un coin du bassin et une partie d’un pont en pierre. Plus tard, en parcourant ce pont, une vue s’ouvre soudainement jusqu’aux toits des maisons voisines »1.
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Arthur Erickson, Lettre à Gordon Webber (Tokyo, seconde lettre), mai 1961, p. 5-6. ↩
« Hier, j’ai visité le parc de Hirozumi, situé dans un quartier plutôt ingrat de la ville – un des jardins de Reiji – c’est un très beau jardin avec un étang. L’élagage des grands arbres, réduits à la moitié de leur taille naturelle ou semblant deux fois plus grands et anciens qu’ils ne le sont réellement, crée une impression de vaste profondeur dans le jardin. Le feuillage est disposé de telle sorte que les tons sombres et gris restent à l’arrière-plan tandis que les verts plus vifs se détachent au premier plan. Il est fascinant de constater comment cette impression de grande distance, et même de hauteur (comme sur un escarpement surplombant l’eau bien que celui-ci ne dépasse pas un mètre de hauteur) est rendue par la référence au milieu naturel.
Ici, à l’International House, on trouve un autre jardin de ce genre : une verticalité stratifiée dans un espace très étroit (autrefois de Mitsubishia), qui, vu depuis le sol, donne une impression de profondeur. La niche, les vieux pins taillés, les érables petits, mais d’une majesté illusoire et le temple de pierre y insufflent un sentiment de paix – semblable à celui d’Hirozumi. La structure et le tumulte de la ville font paraître ces jardins hors de propos, comme des évocations nostalgiques de temps plus raffinés, détachés de toute réalité contemporaine »1.
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Arthur Erickson, Lettre à Gordon Webber (Tokyo, première lettre), mai 1961, p. 3-4. ↩
« Le Daitokuji est le plus raffiné des temples. […] Les pierres du jardin, disposées dans le sable blanc, s’animent étrangement la nuit. Le Hōjō, bâtiment principal du temple, de taille modeste, est divisé en six salles, avec en son centre l’autel, le Bouddha et le “saint” patron du temple, Kozalui. Entouré sur les quatre côtés par un jardin de sable le Hōjō est relié aux autres appartements du temple – chacun dans un bâtiment séparé – par des galeries, suivant le style architectural appelé “Shinsenden” ».
Le jardin le plus célèbre mesure environ 10 pieds de large et 30 pieds de long. Le long du Hōjō, une composition de rochers [symbolise] le passage de l’existence : un ruisseau de sable blanc depuis la naissance, suivi d’une cascade de pierre; les vicissitudes sont figurées par des rochers et des rapides le long du chemin; puis viennent les dilemmes, sous la forme d’un barrage de pierre interrompant le flux (avec un pont et une fenêtre offrant un point de vue vers le bas); ensuite la résolution et l’expérience acquise matérialisées par un bateau au trésor en pierre; enfin, la purification ultime se manifeste dans l’océan du néant, représenté par une vaste étendue de sable au-devant du Hōjō, vierge de rochers, illustrant certaines des tentations et des difficultés de la vie, avec un arbre solitaire dans le coin le plus éloigné : celui sous lequel le Bouddha Shakyamuni est mort, symbole de la pureté du jardin.
[…] Pendant la journée, lorsque tous les shôji sont ouverts et certains ôtés, je regarde, à travers le Hōjō, les tatamis et les espaces encadrées par des fusuma blancs ornés de peintures à l’encre noire, jusqu’au jardin lointain et à l’arbre sacré. Avec quelle aisance et quelle efficacité les espaces se transforment par la disposition des shôji et des fusuma, créant une intimité complète avec le jardin environnant. Pourtant, on n’embrasse jamais l’ensemble à un moment et à partir d’un point donné. [O]n ne voit jamais qu’un peu [à la fois] et la perception de l’ensemble ne se révèle qu’à travers l’accumulation des fragments d’expériences remémorés »1.
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Arthur Erickson, Lettre à Gordon Webber (Kyoto, continuée à Katsura), juillet 1961, p. 8-9. ↩
Traduction de l’anglais par Gauthier Lesturgie