Sentiments d’espace
Laura Aparicio Llorente sur la demande de subvention d’Arthur Erickson au Conseil des Arts du Canada
Avant l’été 1961, la relation d’Arthur Erickson avec le Japon se limitait à une approche documentaire. Il s’était familiarisé avec l’art et l’architecture japonaises à travers des photographies et des textes publiés dans divers ouvrages et périodiques. Il connaissait et admirait également l’influence de ces formes sur la peinture et l’architecture occidentales, notamment sur le travail de Frank Lloyd Wright, qu’il reconnaissait comme une influence majeure dans sa propre pratique. Motivé par ces représentations, Erickson a sollicité une bourse de voyage auprès du Conseil des arts du Canada afin d’entreprendre son premier séjour au Japon.
Erickson nourrissait une méfiance envers l’information photographique. Il était conscient de la subjectivité inhérente à ce médium et de la manière dont photographe et appareil photo participent activement à la médiation des représentations du monde. Le cadrage, le contraste, les couleurs et la texture, et d’autres éléments relèvent de choix délibérés, d’interprétations subjectives photographiques – parfois même à des manipulations – de la réalité.
Conscient que la réalité dépasse les limites de l’appareil photo, Erickson s’appuie sur sa compréhension des insuffisances de la photographie pour formuler sa demande et justifier la nécessité de se rendre au Japon. Il propose de centrer ses recherches sur trois aspects clés : « la maîtrise de l’espace, la maîtrise du choix et de la mise en situation du lieu et l’adéquation des formes au climat » dans l’architecture japonaise1. Ces caractéristiques sont intrinsèquement liées dans les spécificités de l’environnement et indissociables des réalités du site. Les bâtiments qu’il envisage de visiter – qu’il s’agisse d’exemples d’architecture traditionnelle ou moderne – entretiennent un dialogue étroit avec leur contexte, influencés par l’histoire et la culture, et façonnés par le paysage, le climat et la lumière. Erickson souligne notamment les similitudes entre ces dimensions environnementales en Colombie-Britannique, où il réalisera la plupart de ses projets. Erickson, qui déclarait dans son dossier de candidature que son approche de l’architecture était « purement créative » et qu’il agissait moins comme un praticien commercial que comme un artiste, reconnaît que l’apprentissage de ces principes ne peut se faire qu’à travers une expérience directe, permettant d’accéder à une immédiation sensorielle dans laquelle l’espace et la temporalité s’unissent :
Il est évident qu’aucun de ces aspects ne peut être appréhendé sans une étude prolongée sur le terrain. Les documents écrits et les photographies sont informatifs, mais peuvent induire en erreur sans une expérience directe des bâtiments qu’ils présentent. L’essence et le sens d’une culture matérielle nous échappent tant que l’on n’en a pas fait l’expérience. De la même manière que l’architecture baroque est restée un mystère pour moi jusqu’à ce que je prenne connaissance de son environnement immédiat, des bâtiments avoisinants, des lieux et du climat où elle a émergé, l’architecture japonaise m’échappe présentement2.
Erickson a ainsi eu l’opportunité de suivre l’itinéraire détaillé qu’il avait décrit dans sa lettre, un itinéraire qui s’apparentait à une performance in situ. Celui-ci était porté, par exemple, par sa détermination à gravir les escaliers du temple Ise Jingu pour comprendre l’idée de réincarnation et de jeunesse éternelle, matérialisée dans sa reconstruction rituelle tous les vingt ans3. Cette expérience prend corps lorsqu’il traverse le jardin de Katsura pour s’approcher du Shokin-tei, empruntant des chemins de pierres, et réalise qu’il devient partie intégrante du dessin en spirale du lieu, découvrant le palais à travers le jardin, de l’autre côté du lac4. De même, elle nourrit sa compréhension de l’espace lorsqu’il s’assoit longuement au Ryoan-ji, observant l’équilibre de la composition des rochers5.
En tant que bénéficiaire d’une bourse, Erickson était tenu de soumettre un rapport final sur ses voyages de recherche au Conseil des arts du Canada6. Cependant, aucune trace d’un tel document n’a été retrouvée à ce jour. Pourtant, à l’instar de la photographie qui inscrit une performance spécifique dans un lieu et un moment précis, les archives photographiques d’Erickson témoignent de ses expériences et de ses observations liées à ses recherches. Ainsi, il a incarné simultanément les rôles de performeur et de photographe.
En parcourant les archives de photographies prises par Erickson sur film inversible 120, on retrouve un enregistrement minutieux de chacun des lieux visités lors de son voyage au Japon. Ses clichés sont formels : l’architecture est parfaitement cadrée et la lumière est traitée avec une maîtrise professionnelle. Il semblait conscient de reproduire des images similaires à celles qu’il avait étudiées avant son séjour, saisissant des fragments de bâtiments et de sites tout en occultant délibérément leur contexte – comme s’il cherchait à laisser l’information hors du cadre. Cette omission est une invitation aux personnes qui n’ont pas encore visité ces lieux à s’y rendre elles-mêmes, tout comme il avait saisi cette opportunité cet été-là.
En regardant plus loin, je trouve d’autres photographies qui se concentrent sur les détails des chemins, le chevauchement des matériaux, le désalignement des structures et les ombres de la forêt sur les rochers moussus. Elles renvoient à la déclaration finale du dossier de candidature d’Erickson, dans laquelle il reconnaît que l’architecture est « une forme d’art au même titre que la peinture ou la sculpture, bien qu’il nécessite d’y déployer une compétence et une expérience supérieures afin de dépasser la fonction purement pratique de l’abri, pour en faire un art d’interprétation ». Ces photographies sont la preuve des observations de quelqu’un qui a délibérément passé du temps sur place, capturant son expérience unique pour attribuer un signification à l’architecture.
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Lettre d’intention, candidature à subvention du Conseil des arts du Canada, 10 novembre 1960, p. 1. ↩
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Lettre d’intention, candidature à subvention du Conseil des arts du Canada, 10 novembre 1960, p. 2. ↩
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Arthur Erickson, Lettre à la famille et à Gordon Webber (Tokyo, deuxieme lettre), mai 1961, p. 8-9. ↩
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Arthur Erickson, Lettre à la famille et à Gordon Webber (Kyota - Suite. Katsura), juin 1961. ↩
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Arthur Erickson, Lettre à la famille et à Gordon Webber (Kyota - Suite. Katsura), juin 1961, p. 16-17. ↩
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Arthur Erickson, Lettre à la famille et à Gordon Webber (Kyota - Suite. Katsura), juin 1961, p. 16-17. ↩
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Conditions jointes à la notification d’attribution de la subvention, 23 février 1961. ↩
Traduction de l’anglais par Gauthier Lesturgie.