Une question de représentation

Ana María Durán Calisto réfléchit au passage de l’extraction et de la renomination vers l’entrelacement et la re-autochtonisation

J’ai récemment visionné le documentaire Toroboro: el nombre de las plantas, l’un des deux volets d’un diptyque réalisé par le cinéaste équatorien Manolo Sarmiento, sorti en 2024. Ce film a pour première ambition de réunir, vingt ans après leurs recherches, l’ethnobotaniste Carlos Cerón Martínez, fondateur du Museo Herbario Alfredo Paredes à la Universidad Central del Ecuador, et sa collègue, Dr. Consuelo Montalvo, avec leurs « sources » Huaorani qui leur avaient transmis les noms et usages Huaorani (neuf en moyenne) de 625 espèces d’arbres, recensées sur un hectare de forêt tropicale ainsi que le long de deux transects d’un kilomètre situés à proximité de la communauté Quehueri’Ono, sur la rivière Shiripuno1. Cerón et Montalvo avaient répertorié 67 catégories d’usages dans leurs études.


  1. Manolo Sarmiento, « El proceso de realización del film Toroboro », Revista F-Ilia, No. 7 (2023). Universidad de las Artes Ediciones.  

Holotype de croizata cimalonia, Museo Herbario Alfredo Paredes, Universidad Central del Ecuador. CC BY-NC 4.0

Cerón et Montalvo sont des scientifiques mestizos d’Amérique latine qui ont assimilé, par leur formation universitaire, des approches ontologiques et méthodologiques des sciences biologiques occidentales, héritées de la taxonomie développée par Carl Linnæus. Ensemble, le duo collecte des espèces végétales, archive des milliers d’échantillons et préserve des holotypes : « Des spécimens uniques désignés par la personne ayant décrit pour la première fois une espèce ou une sous-espèce, et mis à disposition pour vérifier le statut d’autres spécimens »1. Ces holotypes, conservés dans leurs archives, précisent le nom scientifique de l’espèce, sa famille botanique et incluent un échantillon. Parallèlement, le duo publie des informations sur les espèces et leurs usages. Cerón a recueilli plus de 90 échantillons au cours de l’expédition documentée à Toroboro. Dans une scène du documentaire de Manolo Sarmiento, il présente fièrement l’un de ses holotypes à l’équipe de tournage : « Cette espèce, par exemple, n’a pas encore été nommée. Elle n’a pas de nom scientifique. C’est une nouvelle espèce pour la science ». « Mais elle possède un nom Huaorani », rétorque Sarmiento. « Oui, en effet, elle a un nom Huaorani ». Une autre scène marquante survient à travers la déconstruction analytique de la langue par une traductrice Huaorani. Après avoir écouté l’une des figures vénérables Huaorani expliquer des informations relatives à une plante, le traducteur, un homme d’âge moyen, s’excuse : « Il s’exprime en un Huaorani scientifique. Je suis désolée, je ne comprends pas grand-chose à ce qu’il a dit ».


  1. A.J. Cain, « Nomenclature », Encyclopaedia Britannica. (18 novembre 2024): https://www.britannica.com/science/taxonomy/Nomenclature 

Toroboro: el nombre de las plantas, 2024
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Manolo Samiento, dir., Toroboro: El nombre de las plantas, 2024. Bande-annonce © Manolo Sarmiento

Le film dépeint admirablement les divers processus d’extraction au cœur de la crise environnementale que nous vivons aujourd’hui. Au cours de ce processus, une seule espèce est extraite et isolée de la « société de la nature »1, puis des informations exclusivement liées à ses propriétés et à ses usages sont consignées dans sa nomenclature binomiale. En renommant et en catégorisant les plantes selon une perspective essentiellement utilitaire et extractive, on perd les relations infiniment complexes entre le spécimen isolé et son réseau du vivant, que les Huaorani préservent à travers des chants, des dénominations relationnelles et d’autres moyens mnémotechniques. La plante isolée peut alors être manipulée et transformée en une plantation de monoculture, reproduite le long des intersections d’une grille d’une société appauvrie et simplifiée caractérisée par la similitude, désormais fréquemment génétiquement modifiée et adaptée à diverses géographies. Elle peut s’étendre, coloniser et réduire davantage de territoires, se substituant ainsi à la société complexe et diversifiée de la nature. L’extraction est double, à la fois physique et sémantique : la plante est extraite de son réseau de relations et extirpée d’un système de connaissances dans lequel elle est considérée comme un membre sacré de son réseau social, qui comprend parfaitement ces relations et en prend soin : une société qui vit et se conçoit avec elles depuis des milliers d’années.

La science occidentale et la science Autochtone se croisent sur le terrain, bien que la première ait souvent exploité la seconde. Leur rencontre s’opère dans les processus initiaux d’identification, de dénomination, de renomination et de catalogage des usages des spécimens de la forêt tropicale. À l’image de la terre rebaptisée avec des toponymes coloniaux, la dépossession se manifeste également dans l’altération du savoir Autochtone par la nomenclature binomiale scientifique. Les sciences occidentales et Autochtones divergent radicalement dans leurs valeurs et les relations qu’elles entretiennent avec les plantes. La science occidentale, historiquement matérialiste, a objectivé la « nature », en réduisant ses êtres à de simples « ressources naturelles » appréciées à travers une optique économique. La première étape de la marchandisation de la nature a lieu lors du processus initial de dénomination scientifique d’une plante et l’inventaire de ses usages. En revanche, dans les systèmes de connaissance Autochtones, le territoire est un être « vivant » : toutes ses entités sont perçues comme « humaines »2, partageant des caractéristiques non exclusives à notre espèce. Les plantes y sont considérées comme des aînées : elles jouent un rôle fondamental dans la société de la nature, dotées d’une intelligence puissante, d’agentivité, d’une volonté, d’un savoir et d’une énergie sacrée; une bibliothèque ancienne, vivante et modulable3. Ces divergences axiologiques sous-tendent les relations instituées avec la forêt, façonnées par des trames ontologiques et épistémologiques distinctes, qui affleurent également à la surface dans le film. Ainsi, lorsque Cerón demande : « Quelle est l’utilité de ce fruit? », une personne âgée sachante Huaorani répond : « Les animaux nocturnes - les singes de nuit - et les oiseaux se nourrissent le jour des fruits et les jettent pour que les animaux terrestres les mangent ; ces derniers se nourrissent à leur tour et vont répandre les graines sur tout le territoire ». Dans la forêt tropicale, « l’utilité » n’est pas anthropocentrique. Le fruit se perpétue en se disséminant pour nourrir les animaux, animé par le désir généreux de vivre à travers la vie des autres, selon les lois de la forêt et de ses cycles.


  1. Philippe Descola, In the Society of Nature: A Native Ecology in Amazonia, Cambridge University Press, 1994.  

  2. E. V. De Castro, « Cosmological Deixis and Amerindian Perspectivism », Journal of the Royal Anthropological Institute, 1998, p. 469-488. 

  3. Davi Kopenawa Kopenawa et Bruce Albert, The Falling Sky: Words of a Yanomami Shaman, Harvard University Press, 2013. 

Le déplacement ontologique au-delà de l’anthropologie

Un tournant s’amorce depuis l’époque de Linnæus et de son contemporain Charles Marie de La Condamine, qui, après avoir navigué sur le fleuve Amazone, ont décrit pour la première fois des plantes telles que le quinquina et le caoutchouc à destination d’un public universitaire occidental. La science contemporaine a révélé la manière dont la connaissance se transmet à travers les générations : elle est codée dans les textes moléculaires des plantes (les codes génétiques des arbres sont bien plus complexes que ceux de n’importe quel mammifère, ébranlant ainsi les hiérarchies de la scala naturæ). Elle examine également la manière dont le savoir mute, comment les plantes communiquent, et participent, aux côtés d’entités « humaines » et « non humaines », à la construction de la société de notre nature, dans nos propres corps. Les barrières instaurées par l’isolement et l’extraction se désagrègent rapidement. Une nouvelle conscience de l’interdépendance émerge alors que le changement climatique bouleverse nos frontières, qu’elles soient géopolitiques, économiques, épistémologiques, ontologiques ou axiologiques. Notre survie impose de reconnaître les liens profonds qui unissent tous les êtres vivants, et de confronter l’arrogance avec laquelle le savoir Autochtone a été dénaturé et annihilé.

Hevea brasiliensis (caoutchouc). © Herbier de l’Université d’Oxford, Département de biologie

Holotype de Hevea brasiliensis (caoutchouc), Jardins botaniques royaux, Kew. CC-BY 4.0

L’architecture du paysage et la restauration de la représentation agroécologique Autochtone

Les représentations de la « nature » ont largement contribué à entretenir l’idée illusoire de la séparation. La plante, isolée, hors de son contexte, appelle à retrouver sa place au sein de l’architecture sociale de la forêt tropicale. Elle ne peut plus être réduite à un simple symbole de potentiel économique, à une icône ornant une cartographie tropicale : café, cacao, banane, soja, avocat, açaí, guayusa…

À la Yale School of Architecture, au cours d’une série de séminaires consacrés aux villes précolombiennes des Amériques et aux systèmes Autochtones de conception et de planification, nous avons réfléchi avec les personnes étudiantes à la manière dont la représentation peut devenir un outil pour retisser les liens, reconstituer les interdépendances et les relations profondes entre les êtres. L’architecture du paysage offre une toile fertile sur laquelle rebroder l’agrobiodiversité foisonnante des polycultures, avec leur dynamique complexe et leur réseau d’interrelations hétérogènes. Cela passe par la restauration respectueuse des savoirs Autochtones, non pas pour les renommer ou les approprier, mais pour reconnaître que notre vision du monde nécessite d’urgence un processus d’autochtonisation, en rupture avec la logique de colonisation et d’assimilation.

Au printemps 2023, dans le cadre du séminaire « Agroecological Urban Constellations of pre-Columbian Amazonia » [constellations urbaines agroécologiques de l’Amazonie précolombienne], nous avons étudié une dizaine de civilisations hiérarchiques et hétérarchiques de la région, décrites par les archéologues avec de plus en plus de détails grâce aux technologies Lidar (télédétection par laser). Chaque personne étudiante ou groupe a réalisé une série de dessins basés sur des spéculations documentées pour redonner vie à des « villes territoriales » (llaktakuna en quechua) du passé, à l’échelle régionale, dans lesquelles il n’existe aucune séparation entre « nature » et « culture », « rural » et « urbain » ou encore « humain » et « non-humain ». Comme pour les chakras (polycultures végétales) et les cochas (polycultures aquatiques), l’objectif était de réinsuffler dans les systèmes urbains, les relations et interdépendances qui structuraient ces villes, chacune conçue comme une agrégation de microécologies cultivées.

Ces dessins ont été partagés avec un collectif d’artistes Huaorani dirigé par Manuela Omari Ima. Dans la communauté de Tepapare, les femmes cultivent plusieurs variétés de kewenkore (chakra en huaorani) et de chambira kewenkore (le chambira étant le palmier dont les fibres servent à tisser des filets de pêche, hamacs et une multitude d’autres objets). Les artistes Huaorani ont choisi de représenter les villes amazoniennes étudiées en utilisant une écorce pouvant être déroulée d’un arbre connu en kichwa sous le nom de yanchama. Dans cette approche animiste de la création, la forêt se façonne d’elle-même sous de nouvelles formes et les artistes en deviennent les médiums. Ces derniers traduisent l’énergie du chambira et celle de chaque couleur en motifs uniques qui se dessinent à mesure qu’un fil forme un filet de pêche ou que la logique d’habitation des peuples d’Amazonie se brode pour restaurer les villes ancestrales au sein du cycle de la vie contemporaine.

L’expérience de créer et concevoir avec les Huaorani a été une une grande leçon d’humilité. Nous agissons comme une flûte à travers laquelle ce peuple peut parler et la forêt parle à travers leur médium. Les femmes Huaorani tissent l’énergie et les couleurs de leurs ancêtres et d’autres énergies de la forêt dans les filets de vie qui maintiennent les mondes ensemble.

Traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie

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