Musique et mémoire culturelle des espaces noirs
Vanessa S Owusu-Piameng s’intéresse à l’architecture de la résistance
Un soir d’été 1946, les notes de jazz s’échappent des portes d’un modeste centre communautaire de la Petite-Bourgogne, un quartier de Montréal. À l’intérieur, un jeune Oscar Peterson est installé au piano, ses doigts parcourent les touches de l’instrument dans une pièce galvanisée par le rythme d’une communauté. Autour de lui, certaines personnes du voisinage tapent du pied, d’autres sont absorbées par leurs conversations, toutes réunies par la musique qui pulse comme le cœur battant de leur quartier.
Au début du XXe siècle, la Petite-Bourgogne abritait une communauté noire anglophone pleine de vitalité. Des lieux comme le Negro Community Centre (NCC) et l’Union United Church devinrent de véritables sanctuaires pour la mémoire culturelle et la créativité, des refuges face à l’exclusion systémique qui régnait dans d’autres parties de la ville. L’espace noir ne désigne pas uniquement une structure physique, il est aussi culturel, émotionnel et symbolique. C’est un territoire d’histoire, d’épanouissement musical et d’imaginaire collectif des futurs. Du jazz de la Petite Bourgogne au hip-hop du Bronx, les communautés noires ont fait de l’architecture et de la musique des outils de revendication, d’empouvoirement et de narration. Ces espaces sont bien plus que des bâtiments, parcs et rues : ce sont des témoignages vivants de survie, de résilience et d’innovation culturelle.
La musique tisse un lien profond entre mémoire et lieu. Dans les espaces noirs, elle devient également un conservatoire d’histoires et d’expériences menacées d’effacement. Le jazz de la Petite-Bourgogne est l’expression d’une identité culturelle façonnée par son environnement. Des lieux comme le NCC et l’Union United Church offraient des espaces dans lesquels on pratiquait, jouait, se rassemblait et formait une communauté avec le jazz comme bande sonore, au rythme du quartier. La musique traduisait l’énergie de la communauté, veillant à la transmission de son histoire et résonnant à travers les générations et au-delà des frontières. En tant qu’archives de la mémoire culturelle, les espaces noirs à l’instar du NCC et de l’Union United Church sont les dépositaires de l’histoire de leurs communautés.
Archivage de la mémoire culturelle
Alors que les archives traditionnelles ont longtemps privilégié les documents écrits, le concept d’archivage continue d’évoluer pour intégrer les histoires orales, les expériences vécues et les productions culturelles. Depuis longtemps, les espaces noirs matérialisent ces pratiques, préservant la mémoire d’une manière qui bouscule les normes conventionnelles archivistiques. À travers la transmission de récits, de musique et de pratiques collectives, ces lieux – églises, écoles, foyers et espaces publics – s’instituent comme les gardiens d’histoires et d’héritages.
Dans la Petite Bourgogne, les espaces communs du quartier constituent des archives de la mémoire culturelle noire. De nombreux membres de cette communauté sont des personnes descendantes de bagagistes de gare afro-américains ayant migré vers le nord des États-Unis à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, en quête de meilleures opportunités économiques, et d’une existence plus libre, loin de la ségrégation raciale solidement enracinée dans le sud du pays. Des populations migrantes afro-caribéennes s’y sont également installées, contribuant à tresser un tissu culturel distinctif. Avec elles, ces populations ont apporté leurs traditions, leurs influences musicales, jetant ainsi les bases de la scène jazz montréalaise.1
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Sarah-Jane Mathieu, North of the Color Line: Migration and Black Resistance in Canada,1870-1955 (UP, 2010), 71, 201, 240. ↩
Fondée en 1907, l’Union United Church, offrait bien plus qu’une orientation spirituelle : elle était un lieu de rassemblement essentiel, encourageant la solidarité entre les personnes noires résidant dans le quartier. En 1927, la création du NCC, donna naissance à un foyer pour l’éducation, l’organisation et l’accueil d’événements publics et l’expression artistique. Davantage qu’un simple bâtiment, ses murs vibraient au rythme du jazz, des débats animés et des rires d’enfants. Véritable sanctuaire culturel, le NCC permettait aux populations noires de cultiver leur identité, de partager leur savoir et de nourrir leur créativité.
Oscar Peterson, qui a grandi dans la Petite-Bourgogne, reconnaissait l’influence profonde de son quartier et de sa communauté dynamique dans la formation de son identité musicale. Sa sœur, Daisy Sweeney, n’était pas seulement une musicienne novatrice, mais aussi une professeure de musique qui a guidé Peterson et d’innombrables autres talents en herbe du quartier. La musique de Peterson, Sweeney et d’autres musiciens légendaires a porté le rythme des expériences vécues dans le quartier, transformant le NCC, les foyers et les salles de spectacles locales en véritables bastions culturels. Parmi eux, le Rockhead’s Paradise, fondé en 1928 par Rufus Rockhead, s’est imposé comme l’un des premiers clubs de jazz appartenant à une personne noire à Montréal. Ce lieu emblématique a accueilli des icônes internationales telles que Louis Armstrong et Ella Fitzgerald, de même que des talents de la scène locale. Les rythmes et mélodies nés à Petite-Bourgogne portent en elles la mémoire collective d’une communauté aux prises avec les inégalités raciales. Le NCC, avec ses concerts et ses événements collectifs, a joué un rôle central dans ces récits, offrant un espace dans lequel la musique pouvait s’épanouir, devenant un puissant médium de connexion.
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Dorothy Williams, Blacks in Montreal, 1628-1986: An Urban Demography (D.W.Williams, 2008). ↩
Les outils de transformation et de résistance
L’importance de Petite-Bourgogne transcende son histoire locale pour s’inscrire dans l’héritage plus vaste des communautés noires en Amérique du Nord, lesquelles utilisent l’espace comme un moyen de préserver l’identité culturelle et d’imaginer de nouveaux futurs. Dans les années 1970, le hip-hop a émergé comme une forme d’expression culturelle profondément ancrée dans les espaces urbains du South Bronx, à New York. Dans ce quartier dévasté par des décennies de négligence systémique, de redlining et de politiques de rénovation urbaine, les communautés noires et latino-américaines du Bronx se sont réapproprié les bâtiments incendiés, les terrains vagues et les parcs délaissés les réinventant comme autant de lieux de créativité, de résistance et de joie.
Aux marges de la Cross Bronx Expressway, un projet de Robert Moses achevé en 1972 qui a traversé et dévasté de nombreux quartiers populaires, les figures pionnières du hip-hop ont investi des espaces abandonnés pour les convertir en lieux de vitalité culturelle. Au cœur de cette émergence se trouve la fête de quartier [block party], institutions des débuts du hip-hop. L’un des lieux les plus emblématiques de cette culture se situe au 1520 Sedgwick Avenue, où DJ Kool Herc organise en août 1973 sa légendaire fête « Back-to-school », transformant un modeste complexe d’appartements en un épicentre culturel. Organisé dans la salle de loisirs de l’immeuble, cet évènement est communément considéré comme l’acte fondateur du hip-hop. Derrière ses platines et un puissant système sonore, Kool Herc développe la technique du « breakbeat » : il isole et répète en boucle les breaks [interlude] instrumentaux de morceaux comme « Give It Up or Turnit a Loose » de James Brown.1 Cette innovation permet de générer un groove continu, ADN rythmique qui galvanise les mouvements des adeptes du breakdance.
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Jeff Chang, Can’t Stop Won’t Stop: A History of the Hip-Hop Generation (St. Martin’s Press, 2005). ↩
Les artistes du graffiti redéfinissent également le paysage urbain, avec des figures pionnières comme TAKI 183 et Phase 2, qui convertissent les wagons de métro, les murs et les architectures abandonnées en de saisissantes toiles pour leur expression créative. Les infrastructures publiques se métamorphosent en véritables espaces d’exposition mobiles, pulvérisant l’invisibilité imposée aux communautés marginalisées et affirmant leur présence dans une ville qui cherche trop souvent à les effacer. De même, les breakdancers, ou b-boys et b-girls, investissent les trottoirs et les parcs publics tels que Crotona Park, les terrains vagues comme celui de 63 Park, ou encore la cour d’une école à l’intersection de Boston Road et de la 169e rue, comme autant de scènes propices à leurs performances athlétiques et artistiques.1
L’architecture du Bronx – ses logements sociaux, ses rues et ses terrains vagues – n’était pas seulement le décor de ce mouvement culturel, mais constituaient les fondations de sa créativité. Le hip-hop a démontré comment les communautés noires et latino-américaines ont transformé des espaces abandonnés, faisant de leur réappropriation un acte de résistance face au déplacement forcé.
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Mark Naison, “The Streets Are Still Part Of Bronx Hip Hop,” The Gotham Center for New York City History, 2 juin 2008, https://www.gothamcenter.org/blog/the-streets-are-still-part-of-bronx-hip-hop ↩
Réappropriation et redéfinition
Cette réclamation était profondément politique, proclamant la valeur de ces espaces et des personnes qui les habitent. L’environnement bâti du Bronx, dégradé par des années de négligence systémique et de redlining, devint un terrain propice à l’innovation et à la fierté collective.
À cette époque, un vaste programme de rénovation urbaine traverse l’ensemble de l’Amérique du Nord, affectant de manière disproportionnée les quartiers noirs et ouvriers. Dans les années 1960 et 1970, la construction de l’autoroute Ville-Marie fracture le centre de la Petite-Bourgogne, entraînant le déplacement de nombreuses familles noires et le délitement du tissu social et culturel de la communauté. Toutefois, l’héritage de la Petite-Bourgogne en tant que berceau du jazz montréalais continue de résonner.
Jusqu’à sa fermeture en 1993, le NCC est resté plus qu’un simple bâtiment, il était un sanctuaire pour l’éducation, la musique et la vie sociale. Plus récemment, alors que le processus d’embourgeoisement redessine la Petite-Bourgogne, l’héritage du jazz demeure ancré dans ses espaces, perpétuant la mémoire culturelle du quartier et veillant à ce que ses contributions dans le paysage culturel de Montréal ne tombent pas dans l’oubli.
Des projets tels que Passés composés et futurs proches s’attachent à faire vivre cet héritage. En invitant la jeunesse à participer à des projets communautaires et à des discussions sur les processus d’embourgeoisement et la justice spatiale, ces initiatives se réapproprient l’espace en un terrain d’imagination collective. Elles assurent que la Petite-Bourgogne demeure un foyer de création culturelle et de résistance, reliant les luttes passées aux possibilités futures.
Design futur
Les espaces noirs démontrent que la conception urbaine est un processus dynamique, capables de s’adapter et profondément liées aux expériences vécues par les personnes qui les habitent. Façonnés par la production culturelle – musique, art et narration – ces espaces transforment l’environnements physique en expression vivante de l’identité. Le hip-hop incarne pleinement cette approche, réaffectant et remixant son environnement. Sampler des rythmes, reconquérir les trottoirs pour le breakdance, graffer les murs : autant de pratiques qui traduisent une philosophie adaptative et transformative. Cette logique concorde avec un paradigme émergent en architecture : celui qui place la communauté, la créativité et la résilience au cœur du processus, en rupture avec une conception statique et hiérarchique.1
L’initiative Passés composés et futurs proches concrétise cette vision. Ce programme à long terme s’intéresse à l’intersection entre architecture, conception, paysage et urbanisation en les faisant dialoguer avec les récits et l’histoire des communautés non-blanches. Par le biais d’ateliers, de programmes publics et de collaborations avec des organisations comme Nigra Iuventa et l’Université McGill, elles permettent aux voix sous-représentées de se faire entendre et dotent les jeunes du pouvoir et des stratégies pour repenser leur environnement. En encourageant la créativité, l’histoire orale et les traditions culturelles, le programme fournit aux personnes participantes des outils pour analyser et redéfinir de manière critique les espaces qu’elles habitent. Il repose sur la conviction que les communautés non-blanches ne doivent pas seulement être représentées dans les espaces architecturaux, mais qu’elles doivent également jouer un rôle de premier plan dans leur conception.
À Montréal, la lutte constante de la Petite-Bourgogne contre les processus d’embourgeoisement et d’effacement témoigne de l’urgence de s’attaquer de front aux problèmes structurels. Le déplacement, l’inégalité systémique et la marchandisation des héritages culturels menacent encore et toujours la survie des espaces noirs, à l’image du NCC. L’avenir de ces lieux est celui d’une architecture qui ne se contente pas de refléter le passé, mais qui dialogue activement avec lui. C’est un futur où les communautés ne sont pas seulement représentées dans la conception de leurs environnements bâtis, mais où elles participent activement à leur création.
Les espaces noirs sont bien plus que de simples lieux physiques : ce sont les territoires où se dessine la libération. Ils nous enseignent que l’architecture peut transformer l’abandon en créativité, le silence en son et l’exclusion en empouvoirement. En se tournant vers l’avenir, il est essentiel de garantir que les communautés noires restent au cœur des discussions sur la manière dont l’espace est conçu et habité. Ces lieux offrent un modèle pour une architecture qui accorde la priorité à la justice, l’équité et l’inclusion.
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Sekou Cooke, Hip-Hop Architecture (Bloomsbury Visual Arts, 2021) ↩
Le programme Passés composés et futurs proches a été développé avec le soutien de la Banque Scotia et grâce à des partenariats avec des organisations telles que Nigra Iuventa et l’Université McGill.
Traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie